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10 janvier 2007 3 10 /01 /janvier /2007 00:00

Je regarde avec tendresse passer un pousseur de pied à perf dans le couloir tandis que j'attends l'affichage du numéro de mon ticket sur l'écran lumineux. Dépenaillé, la barbe drue, les yeux cernés, je sais exactement où il va de son pas chancelant.

Quand l'inscription est faite, je prends l'ascenseur.

La première chose qui me frappe en arrivant au labo de Becquerel, c'est une vague odeur de vomissure masquée par celle d'un produit de nettoyage.

Depuis que j'ai cessé de fumer, mon odorat s'est affiné.

Sûrement un patient sous chimio qui a gerbé par terre en attendant son tour.

On fait mine de ne pas sentir l'odeur. Les regards sont fixes, les gestes imperceptibles. On entend nettement la manipulation des touches d'un clavier derrière le comptoir.

Beaucoup de vieux. On dirait un musée de cire. L'installation cynique d'un musée d'art moderne, intitulée "l'attente".

Je m'aperçois qu'une place est libre entre deux femmes. Je m'assieds. Celle de droite rate de peu mes lunettes de son coude en ôtant avec peine son manteau qu'elle pose ensuite sur ses genoux. Elle s'affale, son ventre émet un long gargouillis. Elle ne me voit pas. Pourquoi les sièges de plastique moulé sont-ils monté aussi serrés sur leur rail? Il fait chaud. Elle pue l'alcool et le tabac. Elle ne s'en rend pas compte. Ou elle s'en fout, c'est plus probable. C'est surtout l'odeur d'alcool qui est frappante. Elle a dû s'en renverser dessus. Une bouteille toute entière. Celle de tabac ne me dérange pas. C'est du tabac brun, c'est sûr.

Beaucoup ont peur. D'autres s'en foutent. Elle a franchi le cap de la peur. Plus rien n'existe. Plus rien ne compte.

Elle se laisse dériver.

Celle de gauche est discrètement parfumée. Le corps rigide, les bras serrés sur la poitrine, le dos ne touchant pas le dossier, les pieds plantés au sol, sous tension, prête à bondir à l'appel de son nom.

Coup d'œil sur la table aux revues, histoire de pouvoir ensuite me féliciter d'avoir eu la prudence d'apporter ma propre lecture. Pas de surprise.

Au bout d'un moment, une des filles en blouse blanche derrière le comptoir appelle mon nom. Elle me tend un sachet qui contient un bocal de plastique gradué.

Vous savez comment faire?

Je sais qu'il faut pisser dedans.

Elle me donne néanmoins les explications. La première miction du matin dans les toilettes, puis recueil des urines pendant les vingt-quatre heures qui suivent.

Et la miction du lendemain matin?

Dans le bocal.

Logique.

Je retourne m'asseoir suivi par une quinzaine de paire d'yeux sournois.

Une jeune femme africaine s'approche du comptoir. Elle est grande, belle, digne, vivante. Sa feuille à la main, elle ne sait à qui s'adresser.

Saloperie de maladie.

 

Respirez, je vais piquer.

Je ne sais plus combien de fois j'ai entendu cette phrase, ni combien de mains m'ont posé le garrot.

Tiens, me dit-elle, ça coule plus vite que d'habitude.

Aujourd'hui, ça pisse, dis-je en désignant le bocal.

Mon humour noir l'amuse.

Ca coule vraiment mieux qu'avant, confirme-t-elle, visiblement satisfaite.

Elle prélève sept ou huit tubes, puis je monte aux soins intensifs.

 

La surveillante me présente l'unité. On en fait le tour. Rien ne m'étonne vraiment. Je suis dans mon milieu professionnel.

Elle ouvre la porte de la chambre 11 qu'on vient de préparer. Un rideau fait de lames transparentes comme ceux qu'on peut voir dans les usines pour interdire les courants d'air coupe la pièce en deux. Pour les visites, me dit-elle. Pas de contact avec les visiteurs.

Je n'ai pas l'intention d'avoir des visites.

Dans le cabinet de toilette, un lavabo. Pas de douche. On doit se laver au gant.

La fenêtre donne sur une façade lépreuse, aux briques noircies de fumée.

On bavarde un peu dans son bureau. Mine de rien, elle passe les messages désagréables en douceur. Nausées, hyperthermie, douleurs, risque infectieux, elle m'assure que tout sera pris en charge par les traitements. Je ne relève pas. Puis elle me donne quelques feuillets qui listent les interdits et les consignes.

Ce sera quatre semaines, si tout se passe bien.

Elle s'inquiète au sujet de l'ennui, propose les services de l'animatrice, énumère les possibilités.

L'essentiel est que je puisse avoir mon PC, dis-je.

C'est avec lui que je communiquerai avec mes proches.

Pas de problème. On est connecté en haut débit.

Son sourire est doux. Je la rassure aussi à ma façon. Ma confiance, je la lui donne cash.

On n'a plus rien à se dire, sinon qu'en vérifiant mes rendez-vous elle réalise que je ne suis pas passé par la médecine nucléaire.

Pas grave, me dit-elle, vous pouvez y aller, ils vont vous prendre.

Je redescends au rez-de-chaussée.

 

La femme de l'accueil a sûrement un ulcère.

Elle m'indique du doigt la direction à prendre, sans prendre la peine de quitter son masque de tristesse.

Encore une salle d'attente archi-comble. Tous les sièges sont occupés. On fait la queue debout.

Je passe devant la secrétaire, puis au moment ou je me lève, une femme qu'on vient d'appeler me désigne aimablement la place qu'elle vient de quitter.

Je la remercie. J'ai une sale tête?

Je sors mon hebdo. Le silence est accablant.

Yves me retrouve quelques minutes plus tard. On s'est téléphoné hier soir.

Trop de calcium. A tous les coups ils vont me garder une semaine, fait-il en me serrant la main.

Et ta greffe, tu n'es toujours pas d'accord?

Je ne sais pas, j'ai rendez-vous avec mon hémato tout à l'heure. Trois mois que je ne l'ai pas vue.

Mais si elle te la propose?

Il faudrait qu'elle parvienne à me convaincre... Mais à priori, c'est plutôt non.

???

Bon, tu sais, il n'y a qu'en France qu'on tente ce genre de traitement pour ma maladie. C'est une maladie rare. Autant te dire qu'elle n'est pas prioritaire au niveau de la recherche. Aux States, ils appellent ça "l'expérience française".

C'est un internaute expérimenté. Il a un don certain pour trouver tout ce qu'il cherche.

J'y ai mis le temps, mais j'ai réussi à entrer dans le système informatique de l'hôpital XXX.

Pirater, tu veux dire.

Ouais, c'est ça me fait-il avec un large sourire. Pirater, ça me va comme terme.

Et alors?

Tu ne t'imagines pas, quand tu as pénétré le système, tu as accès à tout!

J'ai le nom des patients, le dossier médical, tout... C'est vraiment trop facile.

Bref, tout ça n'est pas très concluant. Les résultats plutôt minces. Il va falloir qu'elle soit très persuasive. Et puis, j'aimerais bien l'entendre prononcer le mot cancer rien qu'une fois. Comment veux-tu sinon que je lui fasse confiance?

Si on ne fait rien, il me reste trois, peut-être quatre ans à vivre. Ca me va à moi, quatre ans. Regarde, je suis en pleine forme, fait-il en bombant le torse.

La femme à côté de moi qui fait mine de lire son Gala tousse soudain à en perdre son dentier. Elle le rattrape in-extremis du bout des lèvres.

Encore un peu et je n'entendais pas mon nom qu'une jeune femme en tenue blanche prononce timidement à l'entrée de la salle d'attente.

Encore une stagiaire.

Yves et moi on se fait un signe de la main.

 

Respirez, je vais piquer.

Elle est trop hésitante. L'aiguille met un temps infini à percer la peau.

Vas-y plus franchement lui souffle l'infirmière qui la surveille par dessus mon épaule.

Le sang fini par monter dans la fine tubulure au bout de laquelle elle adapte sa seringue.

Elle m'injecte cinq millilitres d'un premier produit.

Vous retournez une vingtaine de minutes dans la salle d'attente, et je vous rappelle.

Le temps de lire un ou deux articles.

 

Respirez, je vais piquer.

Nouvelle injection, elle m'attache cette fois les bras le long du corps.

Maintenant il ne faut plus bouger pendant les clichés. Mon oreille gauche se met à me démanger, évidemment.

 

J'arrive à l'hôpital de jour vers treize heures. J'avais rendez-vous à midi.

Le Dr.T. m'attend.

Je commence par m'excuser de mon retard.

Ne vous inquiétez pas, j'étais au courant. On le fait ce myélogramme?

Bon, je pique...

Très désagréable, la xylo.

Puis elle enfonce son pieu dans mon sternum.

La routine.

 

1980

Bon, alors, je te pique?

Oui, vas-y. Moi, je n'ai pas l'habitude. Je risque de me louper.

Tu l'as trouvé où, ton Dolosal? Tu sais qu'il est périmé depuis quinze ans?

Je sais, vas-y. La dose ne présente aucun danger, j'ai vérifié dans le Vidal.

S. est en quatrième année de médecine. Il utilise sa ceinture en guise de garrot. La peau a été désinfectée à la vodka. Il fait ça avec les moyens du bord, mais sérieusement.

OK, j'y vais.

Du premier coup il est dans la veine. Il aspire un peu, puis appuie lentement sur le piston.

Un délicieux frisson, et je me sens submergé par une bienfaisante vague de chaleur. Mon corps s'envole direct vers le paradis.

Ca va, me fait une voix lointaine?

Ca va on ne peut mieux.

Pour tout dire, ça n'a jamais été aussi bien.

Dans un brouillard béat je le vois qui passe la ceinture en boucle autour de son bras.

 

2006

Je ne crains pas les injections. J'y ai au moins gagné cela.

Maintenant, je vais vous donner le détail qui va vous intéresser, dis-je à mon psy.

Il se demande ce que je lui prépare.

Ce Dolosal périmé, il en restait une boite que j'ai piquée dans la réserve secrète de mon père. C'est avec ce produit qu'on a soulagé les douleurs de ma mère jusqu'à sa mort.

Il a un court temps de stupeur, puis il se met à griffonner à toute vitesse dans mon dossier.

Je dirais bien "on va en rester là pour aujourd'hui", mais je m'en voudrais de gâcher son plaisir.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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7 janvier 2007 7 07 /01 /janvier /2007 00:00

La mer est basse.

Sous un ciel bleu je regarde la mer du bord de la plage de Saint-Enogat.

Malgré le froid vif, quelques irréductibles promeneurs gâchent mon panorama préféré. J'aurais dû venir plus tôt.

Je m'assieds sur un des bancs verts qui bordent le mini-golf. Les verres de mes lunettes déforment le paysage au point qu'il me semble étranger. Je ne parviens pas sans crispation des paupières à le contempler plus de quelques secondes.

C'est à nu l'hiver que la plage est la plus belle. Plus de trace de la foule bruyante et vulgaire qui l'été s'entasse, s'étale et braille au soleil. La mer et le vent on tout nettoyé. Les algues et les débris de toutes sortes ont repris possession des lieux. Le tracteur qui tôt le matin griffe finement de sa herse la surface du sable ne passe plus depuis le mois de septembre. Les mouettes et les goélands ont déserté le ciel. On a dressé des palissades de bois pour empêcher le lent ensablement du chemin bitumé qui descend à la grève.

Je reste là fouetté par le vent encore quelques minutes, le temps de prendre trois ou quatre photos. J'ai renoncé à descendre plus bas. Je crains de trop peiner au retour dans le sable mou. D'être contraint à mi-pente de m'arrêter haletant, luttant contre le vent, le cœur prêt à exploser. En remontant vers le bourg de mon pas mesuré je néglige le bureau de tabac et passe par la pharmacie m'acheter de nouveaux patchs de nicotine.

Caroline vit avec douleur ces derniers jours dans la maison de son grand-père. Le matin elle est levée bien avant l'aube. Elle ne cesse de s'activer de toute la journée, ne s'arrêtant que pour dormir, sourde à tout ce qui l'éloigne de la besogne qu'elle s'est assignée. Elle examine chaque recoin, prépare le déménagement, décroche des tableaux, ferme des cartons de vaisselle avec l'adhésif de couleur marron, téléphone aux brocanteurs, fait estimer les meubles, puis appelle ses parents, et sa sœur pour les tenir informés de ses démarches.

Elle envisage de revenir dans quelques temps pour aider ses parents à finir la tâche, quitte à sacrifier ses vacances.

Tu ne peux pas comprendre, m'a-t-elle dit de plusieurs fois depuis qu'on sait que la maison est vendue.

Tout mes souvenirs sont ici, mon enfance, mes grands-parents. C'est ici ma maison.

Je la regarde s'activer, immobile, transparent et muet.

Je ne peux pas comprendre.

Que suis-je venu faire ici?

 

Il y a des maisons que l'on quitte plus difficilement que d'autres.

Quand j'ai loué mon premier appartement, je suis passé chez mon père récupérer quelques effets.

Tu n'as sans doute plus besoin de ta clé, m'a-t-il dit alors que je finissait de charger ma voiture sous son regard inquisiteur qui surveillait ce que j'emportais. Il voulait parler de la clé de chez lui.

Jusqu'alors, j'avais vécu chez lui. Jamais chez nous, ou dans notre maison.

Chez lui.

Je l'ai décrochée de mon trousseau et l'ai posée sans bruit sur la toile cirée de la table de la cuisine comme on s'acquitte avec soulagement d'une dette. Puis je suis parti d'un pas léger sans dire un mot, avec au cœur l'apaisante certitude de n'avoir nul besoin de revenir un jour, et de désormais ne plus compter que sur moi-même.

Quand je suis arrivé chez moi, j'ai réalisé que je n'avais pas de lit pour dormir. Il n'y avait même pas d'ampoule à la douille qui pendait du plafond. La nuit tombait, c'était l'hiver.

J'ai posé ma valise dans un coin et suis allé m'acheter un matelas et de quoi dîner. Le soir, je me suis vite endormi d'un sommeil apaisé.

Caroline a toujours dans son sac la clé de l'appartement de ses parents.

Hier soir, je suis allé dormir au deuxième étage dans l'un des deux lits jumeaux de fer qui ont été réunis en un seul à notre intention il y a quelques années déjà.

Il n'y avait pas de draps. L'autre lit déjà démonté gisait en pièces détachées éparpillées dans la chambre. Dans la chambre contiguë, le lit double de Sophie et Fred est aussi défait. Le sommier est dressé contre un mur, les couvertures sont étalées au sol. Un peu partout sur les murs fleurissent les traces des tableaux décrochés, claires comme des fenêtres d'été ouvertes sur le passé. Des armoires aux portes entre-baillées laissent apercevoir des étagères dépouillées de leur contenu.

En bas, le réfrigérateur a été nettoyé et ses claies démontées. Les rebords de fenêtres sur lesquels il est impensable d'habitude de laisser rien qui ne soit aussitôt attaqué par les goélands, sont encombrés de nos victuailles.

Antoine prend un malin plaisir à étaler partout ses jouets dans le fouillis général. On ne peut faire trois pas sans marcher sur une voiture, un chevalier de plastique ou un avion.

Je me suis recroquevillé sous deux couches de couvertures. J'ai toujours froid bien que le thermomètre du hall indique vingt et un degrés.

Le soir, il arrive que Caro s'endorme d'épuisement sur le lit d'Antoine pendant qu'elle lui lit une histoire.

J'ai entendu une porte se fermer, et monter par la cage d'escalier obscure le son de la télé. J'ai écouté longtemps le vent qui soufflait par bourrasques avant de m'endormir.

 

Jacques et Gaétan ont chargé le camion de location. je les ai regardé faire avec un sentiment d'impuissance et d'inutilité. Me hisser jusqu'au deuxième étage suffit à accélérer mon rythme cardiaque de façon alarmante. Inutile de songer à porter le moindre carton dans les escaliers sans ralentir leur travail, mais ils vont vite.

Antoine va et vient au beau milieu de l'agitation, pieds nus et en pyjama dans les courants d'air, malgré nos recommandations. Il a passé hier beaucoup de temps à déballer ce que sa mère avait mis tant de soin à protéger en vue du transport.

A chaque instant d'inattention de notre part on le retrouve en train de jouer avec un objet fragile, un briquet ou un cutter à la main.

C'est sa façon de manifester son anxiété.

On lui a expliqué que c'était la dernière fois qu'on venait dans la maison de Papoum. Qu'est-ce qu'un enfant de quatre ans comprend au mot dernier, ou jamais, ou fini, à part une inquiétude sourde?

En moins d'une heure, la tâche est achevée. Gaétan rentre chez lui à la Fourberie, à quelques minutes d'ici, tandis que Jacques et moi prenons place dans le véhicule.

Caro et Antoine restent à Dinard encore deux jours.

Les américains doivent venir en fin de matinée avec un architecte d'intérieur pour prendre les mesures de la cuisine, et voir les cloisons qu'ils pourront abattre. Ils ont voulu conserver le piano qui a sa place à la droite de la cheminée de marbre de la salle à manger depuis plus de quatre-vingt ans.

A Rouen Jacques et moi déjeunons dans un grill, puis Jacques et Brigitte nous rejoignent pour vider le camion.

Comme le matin je ne fais que tenir les portes et donner quelques indications aux deux Jacques.

Et tes plaques? Me demande Brigitte tandis qu'on prend le café en croquant une tablette de chocolat à l'orange.

Il me faut un moment pour comprendre ce dont elle parle.

Tu parlais de plaques rouges dans ton blog, d'ailleurs il y a longtemps que tu n'as rien écrit.

C'est vrai.

Les plaques rouges ont disparu au bout de trois jours aussi brusquement qu'elles étaient apparues. Je les avais oubliées. Quelle sera la prochaine surprise?

Je me suis habitué à mon état physique. Je connais la quantité d'effort que je peux fournir sans désagrément majeur. Je calcule mon activité en fonction de ces limites. Je compose. Ainsi, je parviens à simuler une situation de stabilité qui singe la normale. Mon mental aussi feint de s'en accommoder.

Cependant que je le veuille ou non, un irrésistible compte à rebours s'égrène sournoisement dans mon esprit.

22 janvier, encore vingt jours, dix-neuf, dix-huit... A chaque jour qui passe je m'approche de l'inconnu.

Au bout de combien de temps sortirai-je de la bulle? En sortirai-je? Dans quel état? A quel prix?

Chaque jour qui passe pèse de plus en plus lourd sur mes épaules. Sans que je parvienne à le faire taire, mon esprit martèle jour après jour mes erreurs et mes espoirs déçus.

J'avais emporté mon portable à Dinard, mais je ne l'ai même pas sorti de sa mallette. Le climat était trop tendu, je me sentais trop inhibé pour que je puisse écrire le moindre mot. Rarement je m'étais senti aussi accablé, oublié de tous.

On ne se sent jamais aussi seul qu'incompris parmi les siens.

Quand ils sont tous partis, je me laisse tomber dans le canapé. Le voyage m'a fatigué, mais je suis enfin seul. Une vraie solitude, physique et apaisante. Un cessez le feu. Une trêve. Il est temps de poser les armes.

Je n'aspire qu'au silence et à l'immobilité.

Chacun se protège et proteste de sa souffrance tel qu'il l'a appris dans la solitude de son enfance.

Les uns crient ou s'agitent, frappent, pleurent, mangent, boivent, dépensent compulsivement, s'agressent eux-même ou autrui de multiples façons, toujours dans l'excès, avec la fureur d'une bête acculée et l'espoir secret d'obtenir de l'aide.

Au contraire, je m'emmure au plus profond de moi. Je verrouille à double tour.

J'ai appris cela enfant, cadenassé dans la petite chambre glaciale, étouffant avec rage les sanglots et les larmes.

Là, je mène le combat intérieur avec les pensées les plus noires qui ne rêvent que de clouer ma peau à leur tableau de chasse. Scellé dans un silence douloureux, tourmenté par la crainte de laisser filtrer un de ces démons au risque de dévaster tous ceux qui m'entourent, je m'épuise à contraindre la violence au silence.

Je me lève du canapé pour débrancher le téléphone.

Je déconnecte mon portable.

L'armure sans un bruit tombe d'elle même.

 

 

 

 

 

 

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27 décembre 2006 3 27 /12 /décembre /2006 00:00

J'ai tapé "myélome" dans la barre de Google, il ne me reste qu'à cliquer sur le bouton de recherche.

La semaine dernière, alors que j'ôtais un matin mon tee-shirt dans la salle de bain pour prendre ma douche, j'ai découvert mon torse et mes épaules couverts de plaques rouges.

Le geste que je faisais s'est aussitôt arrêté, stoppé net. Mon cœur aussi, je crois.

J'ai rechaussé mes lunettes avec l'espoir que ma mauvaise vue y était pour quelque chose, mais avec elles, c'était pire.

J'ai recommencé à respirer au bout d'un instant et mon cœur s'est mis à battre plus fort, s'en devenait assourdissant.

Avec le petit miroir sur pied, je me suis examiné devant derrière, puis j'ai retiré mon pantalon de pyjama pour explorer le reste de mon corps.

J'en avais sur le haut, rien ailleurs.

Pas de démangeaison, le thermomètre électronique annonçait une température corporelle normale. Pas d'autre signe particulier.

J'ai éteint la radio et j'ai réfléchi rapidement.

Jeudi.

C'est le jour de congé de mon médecin. l'infirmière est venue hier faire ma prise de sang de la semaine dont je n'aurai les résultats que demain.

Qu'est-ce que c'est encore? Une nouvelle manifestation de la maladie, ou autre chose?

Je me suis glissé dans la baignoire et j'ai ouvert le mitigeur à fond, comme si l'eau allait suffire à effacer ces nouveaux stigmates.

En m'essuyant, je me suis décidé à attendre le lendemain. Deux ou trois fois dans la journée, je suis retourné dans la salle de bains soulever mon pull devant le miroir pour tenter d'observer une éventuelle évolution. C'était comme le matin.

En fin d'après-midi, j'ai appelé le secrétariat du Dr.T. pour prendre un rendez-vous. Il n'y avait déjà plus de place disponible. J'ai insisté auprès de la secrétaire. C'est fou comme le mot "cancer" vous procure des passe-droits, vous ouvre les portes.

C'est comme "orphelin de mère" que j'entendais parfois chuchoter auprès de moi quand j'étais enfant.

C'était quoi une mère? Je n'avais pas le souvenir d'en avoir jamais eu une.

Parfois le soir, enfermé dans ma chambre obscure, j'essayais maladroitement d'articuler le mot "maman" à voix haute, pour en entendre la sonorité. Je n'y suis jamais parvenu. Un truc se nouait dans ma gorge. J'arrivais juste à émettre un ou deux gargouillis avant de laisser tomber. Je n'ai pu commencer à prononcer ce mot qu'après la naissance de Camille. Ce n'est qu'à partir de ce moment que ce mot a pris du sens.

Elle a pris le temps de consulter à nouveau son planning, puis m'a annoncé qu'elle ne pouvait rien faire aujourd'hui.

Je vais en parler au Dr.T. demain matin, finit-elle par dire. Rappelez-moi demain à dix heures, on va vous trouver un créneau.

Le soir, je n'ai rien dit à Caro. J'ai attendu qu'elle soit occupée pour aller furtivement me changer pour la nuit. Toujours pas de température.

Comment ça se passe à la maison? M'a demandé mon psy.

Tiens, il a changé sa formule.

Je lui parle d'Antoine.

Il a fait des cauchemars pendant une courte période. Il parle aussi parfois de l'hôpital et de la mort.

On pense que c'est la fin de Papoum qui l'a impressionné. Il l'a vu pour la dernière fois dans un lit d'hôpital. Son dernier AVC l'avait laissé très somnolent. Il fallait insister pour qu'il ouvre les yeux. Les fois suivantes, on a laissé Antoine chez ses grands-parents. La dernière fois, il avait été rapatrié à la maison de retraite. Il n'a même pas ouvert les yeux. Il a juste serré un peu la main de Caro quand elle l'a glissé dans la sienne, sans que l'on soit sûr qu'il était conscient de notre présence.

Le personnel avait laissé la télé allumée dans l'espoir que cela le stimule à rester éveillé.

Pendant que Caro lui parlait en essayant d'obtenir une réaction, on voyait sur l'écran les comédiens d'une émission burlesque se donner beaucoup de mal pour faire rire le public. C'était assez drôle. Enfin, l'émission.

Plus tard, on a emmené Antoine à l'enterrement au cimetière de Saint-Enogat en lui expliquant ce qui se passait. Déjà j'avais peiné pour parcourir à pied les trois cent mètres qui séparent la maison du cimetière. Six jours plus tard, j'étais hospitalisé en urgence.

L'équipe des enseignants ne nous parle pas d'un changement de comportement significatif d'Antoine à l'école.

Il y a bien un peu de bagarre, rien qui ne semble vraiment anormal. Il est aussi comme scotché à sa maman. Mais est-ce anormal à cet âge?

Il faut se garder de tout interpréter à travers le prisme de la maladie. Elle est suffisamment encombrante comme cela.

Si je pouvais l'enfermer avec moi, sous la cloche, mais c'est impossible. Elle trouve toujours le moyen de s'en évader. Elle s'immisce insidieusement dans mon entourage. Elle pénètre les cerveaux, modifie les regards, dénature les comportements, infecte les pensées.

La maladie affecte toute la famille.

Caro s'est mis en tête de tout prendre en charge à la maison.

J'ai dû renoncer à des activités devenues trop fatigantes pour moi, telles que faire les courses alimentaires. Je limite mes sorties pour les mêmes raisons, aussi pour d'autres. Qu'irais-je faire à l'extérieur? Je n'aime pas flâner dans les boutiques, ni aller seul au cinéma. Les librairies ne m'attirent plus, lire est devenu difficile.

Seul le spectacle de la rue et des passants est intéressant à mes yeux, mais la foule est trop dense en cette période de fêtes. Il pleut ou il fait froid. Je préfère rester face à l'écran de mon PC qui peut toujours me montrer le monde. Taper sur mon clavier pour purger mon esprit de tout ce qui l'encombre. Me dépolluer, comme on le fait des plages après un naufrage.

Je veux que mon esprit soit allégé pour entrer dans la bulle stérile des soins intensifs.

Je laisse aux hématologues le soins de purger la moelle de mes os.

Il y a quand-même de petites choses que je peux faire, comme la cuisine, mais Caro fait souvent en sorte de me devancer alors que je suis encore enfermé dans le bureau.

Il ne lui suffit pas de prendre en charge Antoine, les achats de Noël pour toute la famille, les travaux de l'appartement, le déménagement de Dinard et tout le reste.

Le soir, elle s'endort soudain, écrasée de fatigue, avant qu'on ait eu le temps de parler d'autre chose que de l'organisation logistique de notre famille. Le matin, elle est réveillée à cinq heures.

Pourtant c'est au sujet d'Antoine que je m'inquiète. Sa situation me rappelle un peu trop celle que j'ai pu vivre à son âge.

Le lendemain à dix heures, je décroche mon téléphone.

J'ai un rendez-vous à seize heures. Mon cancer-sésame fait toujours son petit effet.

Quand j'arrive au cabinet du Dr.T., il n'est pas encore revenu de ses visites. Il me trouve assis quelques minutes plus tard sur une marche de l'escalier devant la porte de sa salle d'attente, en compagnie d'une autre patiente.

Il observe ma peau d'un air dubitatif.

Ce que je veux savoir, c'est si cette éruption a un rapport avec ma maladie. Si c'en est une nouvelle manifestation.

Non, me dit-il en posant mes résultats d'analyse sur son bureau. Rien à voir avec votre myélome. Mais je vous avoue que je ne sais pas exactement de quoi il s'agit.

Je ne lui en demande pas tant. La première partie de sa réponse me suffit.

Après tout, vous pouvez aussi faire une allergie.

Il me prescrit un anti-histaminique.

Vous avez quelque chose contre les génériques?

Je regarde fixement le mot "myélome" dans la barre de Google, le doigt sur le clic gauche.

A quoi bon se polluer un peu plus l'esprit?

Une infime pression de mon index droit, et je sais tout.

Les statistiques, les taux de survie à cinq ans, les complications. La banale litanie de la littérature médicale.

Je sais déjà que cette maladie est grave. Je sais aussi qu'on peut s'en sortir. Qu'ai-je besoin de savoir en plus?

J'ai reçu un email de Bernard et Claudine.

Bernard a été mon prof de français en première et en terminale. Il a été aussi à son insu un père symbolique de substitution, une sorte de caution morale qui m'a permis de ne pas reproduire le modèle paternel. Il était tout ce que n'était pas mon père. Une vraie bouffée d'oxygène et d'intelligence.

On est resté amis et on s'est vu assez longtemps, jusqu'à ce que le hasard nous envoie eux près d'Avignon, et moi en Normandie.

Depuis qu'il est en retraite, Bernard est conférencier. Il se plaît à dire qu'en matière d'auditoire, il est passé des jeunes cons aux vieux cons.

On partage lui et moi un goût certain pour le sarcasme.

Du coup, ils voyagent beaucoup. Après une longue croisière en Méditerranée cet été, ils partent pour le Japon dont ils ne rentreront qu'en avril.

...Mais nous ne t'oublions pas, même du bout du monde.

Clo et moi sommes confiants (non pas dans la médecine, n'exagérons rien), mais dans ta force vitale.

Tu nous a toujours montré que tu savais survivre aux pires emmerdements.

Ce n'est qu'un de plus, non des moindres, je te l'accorde, mais un de plus...Pas plus!

Accroche-toi, vieux!...

Bien sûr, il a raison.

Ce n'est qu'un emmerde de plus. Un coup de semonce. Une péripétie.

Une occasion de remettre les choses à plat.

On est tous des sursitaires, non?

Demain, j'arrête de fumer.

Non pas que je craigne pour mes poumons, quelques semaines de tabac ne changeront rien à l'affaire. Je ne veux pas me compliquer la vie avec le manque tabagique quand je serai enfermé face à face avec le myélome aux soins intensifs. J'aurai besoin de toute mon énergie pour subir les traitements qui m'attendent.

Je clique gauche et surligne en bleu le mot "myélome" dans la barre de Google.

Puis j'appuie sur la touche "Suppr" du clavier.

 

 

 

 

 

 

 

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25 décembre 2006 1 25 /12 /décembre /2006 00:00

Je suis allé acheter une nouvelle webcam à la FNAC pour le PC fixe du bureau.

J'en ai déjà une pour le portable que je prévois d’emmener avec moi quand je serai de nouveau hospitalisé.

L’espace du palais grouille de gens qui ne se regardent pas. Chacun s’abrite sous sa cloche mentale, tendu vers son but, esquivant les autres, comme mû par un pilote automatique, tout à ses pensées.

Ou à son vide.

Ca ressemble à une immense piste d’autos tamponneuses automatisées où on se déplace sans fin sans jamais heurter les autres. Ou à la ronde impassible des bancs de poissons aux yeux vides qui tournent, faussement indifférents, prêts pourtant à se jeter soudain avec fureur sur la moindre proie.

C’est plus fluide dans la rue.

De plus en plus portent des oreillettes de lecteur MP3. Certains ont, dans ce regard qui vous traverse comme si vous n'étiez rien, une lueur de froide supériorité que leur procure l'isolement sensoriel. Ils font en sorte que le bruit de la vie ne parvienne pas jusqu’à eux. Rien ne peut les atteindre. Ils se recroquevillent au plus profond d’eux-mêmes, se bardent d’indifférence, étouffent sous la musique poussée au maximum toute velléité de pensée, réduisent leur activité mentale à une veille cérébrale juste suffisante pour se déplacer.

A quoi bon penser?

Ils donnent l’impression qu’un grand ordinateur central leur dicte leurs actes par le biais de leurs oreillettes. Comme s’ils avaient renié tout libre arbitre.

A chaque instant, je m’attends à ce qu’une panne les fasse s’écrouler soudain d’un seul mouvement, comme poupées de chiffons, tandis que continue autour de leurs corps inertes étalés au sol le ballet flegmatique des passants.

Pourtant, je ne me lasse pas de les regarder. D’imaginer ce qu’est leur vie.

Chacun d’entre eux est porteur d’un univers si étrange que j'aimerais l’explorer.

Hier, Camille m'a téléphoné de Paris pour m'annoncer qu'elle avait enfin reçu son kit de connexion à internet, ADSL et téléphonie.

On va pouvoir installer ce système de vidéo conférence à l'aide duquel je souhaite conserver le lien familial quand je serai en isolement.

Quelque chose en moi me dit que je ne pourrai survivre que si je dispose de la capacité de communiquer.

Ca fait une heure que j'écris sur mon PC quand je réalise qu'un voyant du téléphone posé près de moi sur le bureau clignote.

Il y a un message.

C'est le centre Becquerel. On m'a laissé un numéro qu'on me demande de rappeler.

Une voix féminine me répond. C'est la surveillante des soins intensifs.

Elle m'annonce que la date de la greffe a été retenue. Ce sera le 22 janvier.

Je viens de vous mettre une convocation au courrier, me dit-elle. Mais je préfère avoir les patients au téléphone avant qu’ils ne la reçoivent pour pouvoir répondre aux questions.

Sa voix est calme et bienveillante.

Une journée complète de bilan est également prévue le 9 janvier.

Ils ont pris en compte le désir que j'ai exprimé de pouvoir prendre des vacances la première semaine de janvier.

Tandis que je lui demande des précisions et que je prends des notes, je me dis que nous allons pouvoir partir en vacances à Dinard si mon état actuel se maintient. Ce sera pour la dernière fois.

La famille de Caro est très peinée, mais il n'est pas possible de garder la maison de Papoum pour des raisons liées à la succession.

La vente à été rapidement conclue. Les acheteurs sont américains.

Caro est particulièrement affectée. Des liens forts l'attachent à cette maison qu'elle considère comme la sienne depuis son enfance.

JJ et moi avons nous aussi vendu le 46 rue Chanzy au décès de Mamie. Nous nous sommes répartis quelques souvenirs et quelques meubles, puis trois types d'Emmaüs ont emporté tout le reste dans leur camion.

Je les ai observé en silence pendant qu’ils ahanaient sous le poids du Godin de fonte ou qu’ils bloquaient avec un lit dans l’escalier, comme si les objets ne voulaient pas quitter les lieux.

Après leur départ, je suis retourné dans chaque pièce pour m’assurer que tout cela était bien réel, puis j’ai fermé les volets et verrouillé la porte d’entrée à double tour.

C’était fini. Je suis parti sans me retourner.

A Dinard, il faut aussi vider la maison de ses meubles, de ses objets, de ses souvenirs dans des délais les plus brefs. Je sais ce qu’ils vont ressentir.

Dimanche dernier, le 17, nous avons prématurément fêté Noël à Amiens. Sophie et Fred ne seront pas là le jour de Noël. Ils vont au Maroc.

Je n’aime pas Noël.

Toute cette débauche de bouffe et d’achats m’écœure. La fête spirituelle originelle n’est plus qu’une sordide orgie païenne.

Dans les magasins s’entassent les denrées de fête en monticules obscènes, vite saisies par des mains pressées. On se pousse, se bouscule, s’impatiente dans une sourde atmosphère d’agressivité.

Je ne garde pratiquement pas de souvenir des Noël de mon enfance. Juste quelques brides, peut-être des reconstructions de mon esprit s’inspirant de vieilles photos.

JJ aussi a oublié.

Vagues souvenirs de modestes jouets, de livres, de boites de tourons.

Il ne se rappelle pas du Noël qui suivit le décès de notre mère. Je l’ai interrogé à ce sujet. Il avait douze ans et demi, il devrait se souvenir. On se souvient à cet âge. Surtout dans ces circonstances.

Rien.

Sa mémoire a elle aussi choisi de se saborder.

Lors de ce faux Noël à Amiens, on parle de la maison de Dinard.

Sophie, souffrante, est au lit chez elle. On l’a longuement au téléphone plusieurs fois dans la journée. Elle assiste en direct à l’ouverture des cadeaux des petits.

Comment organiser le déménagement, qui veut tel ou tel autre meuble, tel ou tel autre souvenir?

Tout ce qui ne sera pas récupéré partira en salle des ventes ou chez un brocanteur.

On ne parle pas trop de mon cancer.

 

Vous avez prévu quel genre de bilan?

Bilan sanguin, myélogramme, écho cardiaque, EFR, consultation médicale.

Je vous ferai aussi visiter une chambre. J'ai besoin de vous donner des explications sur ce que vous pourrez amener ou pas avec vous, et sur les règles d'hygiène. Votre femme pourra vous accompagner si vous le souhaitez.

Je lui poserai la question.

Je l'interroge sur la connexion internet.

Dans la bulle stérile dans laquelle on va m’enfermer pour détruire la totalité des cellules de ma moelle osseuse, je veux pouvoir communiquer avec les miens. J’y resterai environ un mois.

Elle me confirme qu'il y a des PC dans l'unité. Je préfère prendre le mien. Je remplis mon disque dur de films, de musique et de photos en prévision de cette occasion depuis deux mois.

Le calendrier s'organise. Un sorte de compte à rebours.

On va pouvoir fêter les dix-huit ans de Camille juste avant ma plongée dans l’isolement.

Le soir j'annonce la nouvelle à Caro.

On peut contacter les peintres maintenant que nous avons une échéance.

Notre appartement doit être intégralement repeint en raison du dégât des eaux de cet été.

Depuis que cet automne le chauffage a été mis en route, de nouvelles cloques apparaissent çà et là, comme dans une réaction allergique. Toutes les pièces sont touchées sauf la chambre de Camille. D'expertises en contre-expertises, les assureurs ont finalement convenu d'un arrangement.

On a fait faire différents devis. Il ne reste plus qu'à décider un artisan à tenir ses délais. Mission impossible.

On va quand-même tenter de faire effectuer les travaux pendant la durée de mon hospitalisation. Je ne suis pas sûr que quand je sortirai de Becquerel, mon organisme immunodéprimé s'accommode bien de la poussière, des odeurs de peinture et autres solvants du chantier. Il faudra que ce soit terminé.

Le soir, on fume dans la loggia pendant qu’Antoine dans son bain joue avec ses chevaliers de plastique.

Tu ne t’inquiètes pas trop pour ta greffe, maintenant que tu as la date?

Si je ne fais pas cette greffe, je meurs.

Crois-tu que j’ai le choix?

 

Octobre 2006,

Quinze jours après son appel téléphonique, mon père ne donne pas de signe de vie. Il ne m’a pas écrit comme je lui ai demandé.

A l’évidence, il se fout de mon cancer.

J’en suis rassuré : je ne me trompe pas sur son compte.

La première cure de chimiothérapie qu’on vient de m’administrer n’a donné aucun résultat. J’ai l’impression que mon état s’est encore dégradé.

Je ne veux pas mourir avec ce poids qui m’empoisonne.

Je lui écris pour lui expliquer quel genre de père il a été pour moi.

Du genre à ne pas réagir quand un de ses fils lui annonce qu’il a un cancer. A ne pas proposer son aide. A ne faire preuve d’aucune compassion. A n’éprouver aucune inquiétude. Aucun sentiment. Pas même à l’égard de ses enfants.

A la fin de la lettre, je lui dit que je lui pardonne.

Je lui pardonne l’enfer qu’il a fait de mon enfance, son indifférence, sa cruauté.

Je lui pardonne tout pourvu qu’il continue de m’ignorer. Je l’enjoins à continuer d’ignorer sa descendance. Je ne veux pas que mes enfants aient un grand-père tel que lui.

Je purge mon esprit de toute trace de ressentiment.

Je fais des copies de la lettre que je destine à JJ, Agnès, et même au chinois.

J’éprouve un intense soulagement quand je glisse les enveloppes dans la boite aux lettres de la poste.

C’est à partir de ce moment que je commence à me sentir mieux.

La chimio semble m’améliorer.

Je commence à imaginer qu’il se pourrait que je tienne jusqu’à Noël.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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21 décembre 2006 4 21 /12 /décembre /2006 00:00

Je passe la journée à déchiffrer les deux dernières années de correspondance avec Jacqueline-soeur Mathias. Je l'avais compilée dans deux pochettes de carton bleu.

Son écriture ressemble étrangement à celle de mon père. La lecture est lente. Ses pattes de mouches nécessitent beaucoup d'attention.

Dans un enveloppe je retrouve cette lettre inachevée :

Le 26 décembre 2002

Cher Jean-Marc,

Au reçu de ta lettre, je voulais te répondre sur le champ, tellement ta confiance m'avait touchée.

Et les jours ont passé, avec pas mal de soucis au monastère, qu'il a fallu assumer...

Je me souviens maintenant que cette lettre m'a été envoyée par la supérieure de Notre-Dame du Pré, à Valmont.

Jacqueline était en train de l'écrire quand son cœur a lâché.

Une sœur l'a retrouvée le lendemain morte sur son lit, alors qu'on s'étonnait de ne l'avoir pas vue aux offices de la matinée. La lettre était posée sur sa table, le stylo avait roulé par terre. L'enveloppe à mon nom était prête.

Je reste un long moment à regarder la partie restée vierge de la page.

Malgré mes efforts, je ne parviens pas à me souvenir de quoi je lui parlais. Je ne gardais pas copie de mes lettres à l'époque, ce qui n'est plus le cas aujourd'hui avec le PC.

Dans l'enveloppe il y a aussi un feuillet intitulé "Funérailles de sœur Mathias, 30 décembre 2002".

Des lectures et des chants en latin, suivis de la traduction en français, et de la mention :"Ces textes ont été choisis par Sr. Mathias elle même, il y a quelques années déjà".

Ces lettres recouvrent la période de ma rencontre avec Caro, de notre mariage, de la naissance d'Antoine.

Je la questionnais beaucoup sur ses parents, et sur l'enfance et la jeunesse de mon père où je cherchais déjà à l'époque des explications à ses comportements ultérieurs.

...On a quitté Argelès et on est rentré à Hirson en Août 41, ton père s'est caché un moment du côté de Vimy pour échapper au STO (on habitait dans la rue de la Kommandantur), puis nos parents l'ont inscrit dans une boite privée de Fourmies... ...La guerre a dû être pour lui une période de honte et de peur. Honte parce qu'il était à l'âge des jeunes orgueils, et qu'il n'y avait pas lieu d'être fier sous l'occupation allemande. Peur parce qu'il risquait le STO en Allemagne, ou l'arrestation pure et simple...

A l'origine, les allemands avaient prévu un programme d'échange. Un volontaire pour le STO était échangé contre un prisonnier de guerre. Mais devant l'échec de cette méthode, il passèrent à un système plus radical: les rafles.

C'était le règne de la peur.

L'activité soutenue de la résistance dans la région entraînait une toute aussi importante activité de la Gestapo.

...Il y avait aussi beaucoup de prises d'otages parmi les civils. Une jeune collègue de ma mère a été décapitée à la hache par les allemands "pour l'exemple"...

C'est quand ils sont rentrés, que Suzanne a appris la liaison d'Eugêne.

Elle en a fait une pleurésie, grave à l'époque, probable somatisation qui a failli avoir sa peau.

Après, les relations dans le couple se sont considérablement rafraîchies.

Dans son pensionnat, outre la peur des événements de l'extérieur et les restrictions, quel genre d'instruction recevait-il?

...Les gens d'église, à l'époque, hommes et femmes, étaient, par anti-républicanisme, et surtout depuis "l'affaire Dreyfus", violemment anti-sémites.

Pendant la guerre, ils ont été activement pétainistes et collaborationnistes, sous prétexte d'anti-communisme.

Mon frère était à l'âge ou on reçoit beaucoup...

...C'est de 1947 à 1950 que je l'ai le plus fréquenté. A ce moment là, j'avais de douze à quatorze ans : adolescence plutôt compliquée.

Mon frère avait déjà une forte tendance à la tyrannie-mais limitée par le fait que je ne dépendais pas de lui.

Cependant, je lisais au lit et il avait démonté ma lampe jusqu'à ce que mes parents interviennent ( donc même manie que pour toi ).

... Nous étions plutôt fauchés. Je me souviens d'un jour, vers 1949, où mon père nous a réuni tous les quatre pour nous dire, à Jacques et à moi:"et bien désormais, nous pourrons manger du poulet le dimanche"...

... Nos parents nous élevaient avec une certaine rigueur : probité, franchise, sobriété, politesse etc... qui, je crois, n'était pas assez compensée par l'amour maternel ni par le tonus paternel.

Jacques a dû réagir comme il a pu, c'est à dire assez maladroitement...

Il était déjà fasciste et raciste, ses propos me surprenaient car mes parents n'en tenaient pas de semblables...

Mes parents n'étaient pas racistes, ils étaient de gauche. Mon père un peu plus vers le centre, par prudence paysanne; ma mère un peu plus jacobine, par idéalisme laïque et républicain...

C'est alors que je me suis heurtée à sa violence, qui se manifestait aussi en famille, car je me souviens vaguement que mon père lui reprochait ses propos, et les lui reprochait à la fois avec douleur et avec force.

...

Ma mère m'a dit un jour: "c'est à Saint-Pierre qu'il a appris cela".

Saint-Pierre était la boite catho de Fourmies où il a été pensionnaire de 41 à 44...

...Ce n'est donc pas parce qu'il aurait raté sa vie qu'il a cette hargne; elle est antérieure à la possibilité d'avoir raté quoi que ce soit.

Je pense que sa personnalité, son psychisme ont été dissous par cette peur ressentie pendant la guerre, et dont il aurait fallu le libérer...

 

Octobre 2006,

Je rentre de ma deuxième hospitalisation.

J'ai demandé aux ambulanciers de m'accompagner jusqu'à notre étage, et de bien vouloir porter mes bagages.

Je gravis avec lenteur les six marches qui mènent de l'ascenseur à ma porte.

Caro est au travail, Antoine à l'école.

On commence à peine la chimiothérapie. Je suis très faible, au point de me déplacer dans l'appartement avec à la main un de ces petits tabourets pliables afin que je puisse m'asseoir rapidement quand je sens que mes jambes me lâchent.

Sur le balcon, je profite de l'air extérieur allongé dans un transat une bière à la main. Le soleil chauffe encore dans un ciel presque entièrement bleu.

Le téléphone sans fil que j'ai amené avec moi sonne. C'est Agnès. Elle vient aux nouvelles.

Elle s'inquiète. On parle un bon moment.

Je sens un vibration dans ma poche gauche de pantalon, puis une sonnerie que je reconnais. Le portable.

Je l'extrais de son repère où j'avais oublié sa présence. Sur l'écran, je lis le nom de mon correspondant: Nicolle Jacques, mon père.

Sans interrompre ma conversation avec Agnès, je replonge le portable dans sa cachette et je laisse sonner.

Un quart d'heure plus tard, alors que je me suis allumé un cigare, nouvelles vibrations.

Cette fois, je décroche.

Allô, Jean-Marc...

Sa voix a terriblement changée. Je la reconnais à peine. C'est celle d'un vieillard. Il est vrai qu'il vient d'avoir 81 ans.

Combien de temps que je ne l'ai pas entendue?

Elle a cependant conservé ce pouvoir de me mettre immédiatement mal à l'aise.

Oui, c'est moi.

J'ai reçu ta lettre...

Il fait allusion au menu de Becquerel.

Je suppose que tu en as reconnu le style et la délicatesse, lui fais-je, perfide.

Il a un temps d'hésitation.

Oui, bien sûr, finit-il par dire d'un ton que je considère comme penaud.

Je ne lui laisse pas le temps d'ajouter quoi que ce soit. Je connais trop bien son aptitude à faille jaillir les propos venimeux.

Tu sais que je ne souhaite pas te parler. Depuis longtemps déjà on n'a plus rien à se dire.

Si tu veux communiquer avec moi, tu peux m'écrire, je lirai ta lettre.

Je raccroche, et j'éteins le portable.

Mes mains tremblent, sans que je sache s'il s'agit de la maladie ou de la colère.

Je préfère aller m'allonger sur le canapé.

 

...Puis il a rencontré ta mère qui était à peu près tout ce que nous n'étions pas!

Elle était blonde parmi les bruns, très maquillée, lisait les journaux de mode, ne travaillait pas, avait des idées qu'elle pensait modernes sur l'amour, la femme, l'homme.

Je dirais qu'elle manquait un peu de simplicité.

Jacques a été éberlué et fasciné: un gamin rencontrant une femme.

Mes parents n'ont jamais accepté ta mère. Là, ils ont eu tort.

Mauvais ou bon, le choix de leur fils devait la leur faire accepter.

Je ne sais si sa mort a été pour lui un deuil. Elle a en tout cas été une rupture, un écroulement.

Par vanité, ma belle sœur poussait mon frère à un certain rendement.

Après sa mort, il s'est fichu de tout...

... en juillet ou en Août 62, tes parents sont allés en vacances à Argelès.

En route, ta mère gémissait à chaque virage. Elle a fini par dire à ton père que, depuis pas mal de temps, elle avait une douleur au sein, qu'elle n'en avait parlé à personne de peur qu'on ne décèle un cancer, et que, dans ce voyage, elle était horriblement mal.

Demi-tour immédiat.

Rendez-vous à la cité hospitalière de Lille. Ton père devait avoir les résultats un soir, il m'avait demandé de venir avec lui.

Ca a été très simple: elle est perdue; il y en a pour un an.

Et il y en a eu pour treize mois.

J'ai vu ton père à ce moment là, puisque j'ai été la première avec lui à savoir.

Il n'a pas dit un mot, moi non plus. Nous sommes rentrés en silence.

Sans faire de littérature, je peux affirmer qu'à ce moment là, il a vécu sa propre mort et qu'il n'est jamais ressuscité...

...Un an plus tard, à partir d'Août, on savait qu'elle avait franchi le dernier seuil.

Tu étais chez nous, à Roubaix. Tu n'as donc pas connu ses dernières semaines.

Je n'ai pas voulu que tu assistes à l'enterrement, petit garçon qui n'avait pas encore cinq ans.

Je t'ai gardé à Roubaix. Nous nous sommes promenés.

Près de la maison, il y avait une petite place et des joueurs de boules.

Tu as dit à une dame:"ma maman est morte", et plusieurs fois tu m'as demandé où était ta maman.

Je ne t'ai certainement pas dit qu'elle était au ciel, car j'étais sereinement athée, ni qu'elle était "partie", car elle ne l'était pas. Je ne sais plus ce que je t'ai dit.

J'étais beaucoup révoltée par la mort d'une femme de trente neuf ans, d'une mère, que triste.

Mais ton désarroi me bouleversait...

J'ai pris connaissance de tous ces détails il n'y a que quelques années au travers de cette correspondance. Mon père ne m'en a jamais dit un mot.

Je questionnais bien Mamie, mais devant la tristesse dans laquelle je la plongeais avec mes questions, je n'insistais pas.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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20 décembre 2006 3 20 /12 /décembre /2006 00:00

Wasquehal, 1976.

Ca sent la quiche lorraine.

Encore un de ces morne dimanche.

On est passé, mon père et moi au 46 rue Chanzy voir Mamie avant d’aller chez ses parents. On est resté peu de temps. Il me tarde d’être à l’année prochaine. Quand je serai étudiant à Lille, j’habiterai chez elle.

Ca fait environ sept ans que JJ n'a vu ni parlé à notre père. Sa femme et lui viennent d'avoir un bébé, Alexandre.

Le chinois n’est pas de la fête.

Alors que mon père sert le Banyuls et que grand-mère sort les olives, on entend Jacqueline qui sort de son bureau et qui comme à son habitude dévale l'escalier.

On est tous autour de la table du salon, s’apprêtant à passer un dimanche insipide.

C’est le moment qu’elle choisit, après avoir éludé les banalités, pour prendre la parole.

Après avoir réclamé le silence, elle annonce : je rentre demain au monastère.

Silence.

C’est une plaisanterie, fait mon père après un temps mort.

Ce n’est pas une plaisanterie, rectifie Jacqueline.

Je rentre comme novice demain matin au monastère du Bec-Hellouin.

Commence alors le déferlement de questions auquel elle devait s’attendre.

Ils l’ont vu depuis si longtemps bouffer du curé à chaque repas qu’ils ne peuvent l’admettre.

Pourtant, les signes n'ont pas manqué.

Elle a quarante ans. Depuis toujours, elle vit en célibataire chez ses parents.

Elle partage son temps entre le lycée roubaisien où elle enseigne le français, le latin et le grec, et la faculté où elle a passé une licence d’hébreu. Elle travaille depuis quelques années sur une thèse dont le sujet est les églises romanes en France.

Elle fait de nombreux voyages pour se documenter pendant les vacances scolaires. Les communautés l'accueillent et l'hébergent.

C'est dans l'une d'elles qu'un soir, avec stupeur, elle a senti l'appel.

Impérieux. Irrésistible.

Elle a tenté de lutter avec toutes les ressources de son intelligence d'intellectuelle athée. Peine perdue. Rien ni personne, selon elle, ne peut résister à l'appel de la foi.

Elle n’argumente pas sa décision. Il n'est pas là question de raison.

Elle se contente d’informer, tandis que les autres cherchent à comprendre.

Malgré la stupeur qu'elle engendre, elle reste ferme et paisible.

Aux premiers mots, c’est évident qu’il n’y a rien à comprendre.

Juste à admettre.

On passe malgré tout à table, il ne manquerait plus que la quiche brûle.

L’interrogatoire bat son plein.

Il lui en a fallu du temps pour se décider à quitter cette maison de fous. La méthode est juste un peu singulière.

Les autres se sont habitués à la constance de sa présence. Ils ne peuvent s’imaginer que ce curieux équilibre puisse avoir une fin.

Il s'écroule aujourd’hui même.

Elle partira demain.

Son discours s'achève sur quelques détails pratiques.

Elle a donné son congé au lycée depuis un mois. Elle n’emportera qu’une petite valise. Je n’aurai besoin de rien, là-bas, précise-t-elle.

Quand elle est remontée dans son bureau, je fais mine de somnoler dans un fauteuil. Les accoudoirs de bois sont grêlés de petits impacts circulaires.

Des traces de clous des bottes allemandes, m'a expliqué Eugêne.

Leur maison a été occupée pendant la guerre. On leur a volé beaucoup, mais les fauteuils sont restés.

La conversation s'éternise entre mon père et ses parents.

Pour une fois qu'ils tiennent un vrai sujet.

Ils persistent à chercher une explication qu'on vient de leur donner.

La vérité d'autrui leur est inaccessible. Ils recherchent des causes, ils échafaudent des théories.

La supposition qu'ils évoquent à voix basse est celle d'une déception amoureuse. Il n'ont aucun argument à présenter. Juste des spéculations.

Cette hypothèse leur semble la plus probable. La plus acceptable.

Je ne les écoute même pas.

Jacqueline a pourtant été claire. C'est un appel irrésistible, rien d'autre.

Ils ne peuvent s'empêcher de ressentir une vague culpabilité. Il faut qu'ils se mettent d'accord sur une explication qui ne puisse les impliquer, et qui soit présentable.

Ils finissent pour se rassurer par conclure qu’elle reviendra.

Pour temporiser les réactions, elle a pris soin de préciser qu’il fallait qu’elle soit acceptée par la communauté. Elle doit passer par le noviciat. Ensuite seulement elle pourra prononcer ses vœux.

Elle n’est jamais revenue.

L'ordre des bénédictines est doté d'une règle très stricte. Elles vivent cloîtrées.

Je la reverrai en tout et pour tout deux fois en vingt-cinq ans.

A l'enterrement de chacun de ses parents.

J.11

C’est mon dernier jour de chimio.

Les séries se composent de quatre injections de Velcade à J.1, J.4, J.8, J.11.

A J.21 on recommence.

J'en suis à ma quatrième série.

On a tous entendu parler de ce mythe du film de sa vie qu'on voit en accéléré au moment de mourir.

Cela fait trois mois que je fais défiler certains passages de ma vie au ralenti, que j'essaye d'en voir les mécanismes à défaut d'y trouver un sens.

Hier soir je suis retourné dans ma cave pour fouiller ce carton dans lequel sommeille depuis son décès la correspondance que j'ai entretenue avec Jacqueline. On l'appelait sœur Mathias dans sa communauté de Bénédictines de Valmont.

A la relire, elle est à l'évidence la seule personne sensée de cette famille. Les personnes sensées commettent parfois des actes qui semblent insensés.

Ce jour de 1976, elle a décidé de tourner une page et de tirer radicalement un trait sur son passé.

On l'enterre en 2002, quelques jours après Noël.

La mère supérieure m'a appelé au téléphone pour m'annoncer son décès alors qu'à Bois-guillaume on déballe les cadeaux. Impossible de joindre mon père. Toute la journée je compose son numéro de téléphone.

Le lendemain une voix finit par me répondre.

C'est un voisin qui vient nourrir son chat.

Je me présente comme son fils, et lui explique le décès de Jacqueline.

Ils sont partis en vacances, me dit-il. Vous n'êtes pas au courant?

Non, je ne le suis pas.

Il n'y a aucun numéro où les joindre.

Ils doivent revenir dans une dizaine de jours, je les informerai.

Je ne parviens pas non plus à joindre JJ. Il doit être aux États Unis.

J'irai donc seul à l'enterrement.

Moi, je viendrai avec toi, me dit Camille.

Elle ne connaît pas Jacqueline, mais elle sait qu'elle est importante pour moi.

Je la serre dans mes bras. Merci, ma fille.

Le jour venu, Caro travaille. J'ai une journée de congé.

Antoine a été emmené à Amiens chez ses grands-parents.

Antoine est né le 11 juillet, jour de la Saint-Benoît, fondateur de l'ordre des bénédictins.

Après la messe, Camille et moi avons l'autorisation exceptionnelle de pénétrer dans le cloître où a lieu l'inhumation.

Au moment de bénir le cercueil à l'aide du goupillon trempé d'eau bénite, je lui prends la main pour que nous fassions le signe de croix ensemble.

Camille n'est pas baptisée. Elle a besoin que je la guide.

Pendant que nous suivions le cercueil, elle a glissé sa main dans la mienne.

Ensuite, nous sommes reçus par la mère supérieure.

Quelques jours plus tard, mon père de retour de vacances me téléphone. Il s'en veut de n'avoir pas été présent à la cérémonie.

Philippe savait où me joindre, me dit-il.

C'est vrai qu'il ne m'est pas venu à l'esprit de téléphoner au chinois.

Une de mes pages va bientôt tourner.

L'interne d'hémato entre dans la salle où quatre fauteuils attendent les patients.

Il a fallu décrypter le fonctionnement de l'hôpital de jour. Maintenant je suis un habitué.

J'ai assimilé le parcours administratif de l'entrée. D'ailleurs maintenant, on me reconnaît.

J'ai mes habitudes à la "5" où je m'installe toujours au même fauteuil.

Je branche mon PC à la prise, puis je vais dehors boire un café que je prends au distributeur et je fume un cigare.

Il faut bien tout ce temps pour que Windows s'installe sur mon écran.

Ensuite je passe dans la salle de soins prendre un patch d'Emla que je colle par dessus ma chambre implantée, ce qui me permettra de ne pas sentir l'aiguille de Hubert.

Vous vouliez me voir? Me demande-t-elle.

Je voudrais connaître le programme me concernant pour les semaines à venir.

On a parlé de vous au staff de vendredi. Nous allons avoir besoin de refaire un bilan complet avant la greffe.

C'est pour quand?

Le temps de faire ce bilan, puis d'avoir une consultation avec votre médecin référent. Qui est- ce?

Le Dr.L. Je vous rappelle que j'aimerai prendre une semaine de vacances avant la greffe. Pendant la première semaine de janvier.

Elle calcule.

Cela devrait nous mener à fin janvier.

Parlez-moi de cette greffe. Je sais qu'on va me mettre en aplasie n'est-ce pas?

On vous expliquera tout cela en détails lors de la consultation, mais la réponse est oui.

Je n'insiste pas. Je connais déjà les grandes lignes. Cela me suffit.

Désinfection totale avant de rentrer dans la chambre stérile aux soins intensifs, puis chimio qui va détruire toutes les cellules de ma moelle. Peut-être également irradiation.

Je serai ensuite sans défenses immunitaires.

Puis on me transfusera et on me réinjectera mes cellules souches.

Il restera à attendre.

Trois à quatre semaines enfermé, avec en prime les effets secondaires.

Qu'est-ce qu'un mois de cloître comparé à vingt-trois années?

Il faut en moyenne deux greffes pour obtenir une rémission de la maladie.

Il ne manquerait plus qu'on ne m'accorde pas ces vacances.

Je ne pousse pas plus loin mes questions. Elle ne les sollicite pas.

J'aurai une connexion internet. je pourrai continuer à écrire et communiquer facilement avec mes proches.

J'ai acheté une webcam pour la vidéo conférence, mais je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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18 décembre 2006 1 18 /12 /décembre /2006 00:00

Septembre 1969

La première semaine au pensionnat s’achève.

J’ai lu le règlement intérieur qui figure au début du carnet de correspondance de couleur orange que l’on nous a remis lundi. Il faut que je le fasse signer par mon père, et que j’y colle une photo. Les dernières pages comportent trois grilles de dix cases chacune intitulées «  observations ».

Une par trimestre.

A chaque pas de côté, retard, bavardage, devoir non rendu, chahut, on écope d’une ou plusieurs observations. Au bout de dix cases remplies, on est collé.

Si la faute est lourde, on est collé directement.

Pour les penscos, une colle signifie rentrer au pensionnat le dimanche à dix-sept heures. Pour les autres, c’est quatre heures de perm le jeudi après-midi.

Peu à peu j’intègre le plus important : le règlement secret des penscos.

Les règlements ont ceci de rassurant : ils peuvent être détournés. A se demander s’il ne sont pas faits pour ça.

A la maison, tout est imprévisible.

Il y a bien des règles, mais il y a aussi les humeurs.

L’ambiance dépend totalement des rapports entre mon père et sa femme.

C’est moi qui paie cash les pots cassés.

J’attends mon père derrière les grilles imposantes d’Ernest Couteaux. Les autres sont partis depuis longtemps.

Manu en train avec son frère Bertrand, Jean-Mi avec sa mère qui l’attendait à la fin des cours.

La 404 finit par arriver. Mon père doit montrer patte blanche au concierge pour que celui-ci déverrouille la serrure électrique de la petite porte de sortie.

Alors, comment ça c’est passé?

Bien.

Si je réponds autre chose, il faut expliquer.

Il y a longtemps que je ne lui réponds plus que par monosyllabes.

Je vais en pension pouvoir vivre une vie où il n’existe pas. Un espace sans lui. Il ne saura rien.

Que le minimum.

Je la tiens mon île. Il m’y a jeté comme la tempête a rejeté Robinson sur la grève. Qu’il m’y laisse et m’y oublie.

Le jeudi et le samedi après-midi, il va cueillir les dents à son cabinet secondaire, dans une campagne encore plus paumée que la nôtre.

Tu as sans doute des devoirs à faire me dit-il avant de fermer à clé la porte de la salle d’attente qui, laissée ouverte, me permettrait de sortir. Puis j’entends le verrou de la porte de la rue qui se ferme, et la 404 qui redémarre.

Ma belle mère travaille à son salon de coiffure. Le chinois est chez sa grand-mère qui tient un petit bistrot à deux pas d’ici, à côté de l’école primaire. Je ne suis pas pressé de les voir.

Je passe de l’enfermement en pension à celui dans la maison.

Ce soir, ce sera sûrement dans ma chambre.

Demain, on va chez mes grands-parents.

Après avoir vidé mon linge sale dans le panier, je tourne comme un rat de laboratoire dans la maison geôle- labyrinthe. Rien n’a bougé depuis la semaine dernière. En passant dans le sombre couloir qui mène à ma chambre, je m’avise que de la lumière filtre derrière une porte.

La porte du « cabinet secret » n’a pas été refermée à clé.

Cet espace de trois mètres au carré, vestige de la cage d’un escalier abattu, reste habituellement verrouillé par l’ancienne porte palière munie de deux verrous de sécurité.

C’est le coffre fort de mon père.

Je découvre ses petits secrets, bien peu de choses.

Quelques bouteilles de vin, des conserves, des boites de fer-blanc contenant des photos en noir et blanc aux bords dentelés.

Toutes les photos où apparaissent ma mère sont là. Il a tenu à effacer son existence depuis qu’il est remarié.

Je n’en possède même pas une.

Il n’y a que chez Mamie qu’elle continue à exister.

Elle est en bonne place dans un porte photo en verre et marbre. La photo a été prise au parc Barbieux.

Éclatante de jeunesse et de beauté, elle est appuyée sur la rambarde en fonte d’un petit pont qui enjambe un de ces ruisseaux qui relient entre eux les plans d’eau artificiels.

Je connais l’endroit.

A chaque fois que j’y passe avec Mamie, quand certains dimanches nous nous promenons jusqu’au marchand de glaces, je m’y arrête.

Là, je lèche consciencieusement ma glace vanille chocolat prise entre deux gaufrettes en observant les environs, comme si elle allait soudain réapparaître.

Elle n’arrive pas.

Alors, je prends sa place, comme sur la photo. Mes yeux voient ce qu’elle a vu vingt-cinq ans plus tôt. Les lieux n’ont pas dû changer beaucoup.

Bien sûr les arbres ont poussé.

Tout le monde s’accorde à dire que j’ai exactement les même yeux que ma mère.

Mamie, sur un banc, me regarde de loin.

Dans une des boites de fer blanc cabossées et ternies par l’oxydation, je vole une des photos en noir et blanc.

Sur celle-ci, ma mère est assise à côté de Mamie sur l’accoudoir d’un fauteuil club, au 46 rue Chanzy, avec JJ nourrisson dans les bras.

Je la cacherai plus tard dans un de mes livres de classe.

Je ne me donne pas le temps de fouiller plus avant dans les photos. J’aimerai en trouver une où je suis avec elle. Mon père ne va-t-il pas avoir un doute et revenir vérifier s’il a ou pas refermé la porte du cagibi?

Dans cette éventualité, il faut que je sois prêt à ranger au plus vite sans faire de bruit et sans laisser de trace de mon passage. Je ne touche qu’un objet à la fois, en prenant garde à sa disposition initiale précise pour pouvoir le replacer exactement au même endroit.

Tous mes sens sont aux aguets.

J’ai pris l’habitude d’évoluer toujours à la maison dans la plus grande discrétion. Cela me permet de capter le moindre son.

Ou peut-être est-ce Marguerite qui n’a pas refermé la porte?

Je doute qu’elle en ait la clé. Ici c’est le domaine secret de mon père.

Il y a des armes.

Je connais leur existence. Il aime les exhiber.

Un fusil de chasse, hérité de Gabriel, un Mauser, fusil allemand de la dernière guerre, un pistolet automatique P38 ( calibre 11,43 ), un autre d’origine italienne ( calibre 7,65 ).

Des armes récupérées après la guerre. Et des munitions en abondance dans leurs boites d’origine.

Je fais jouer tous ces mécanismes parfaitement huilés de ces petites machines de mort dans le silence de la maison. J’en perce les secrets. Je découvre vite comment mettre hors service les sécurités et remplir les chargeurs.

Après les avoir longuement manipulée, j’opte pour le fusil de chasse de mon grand-père.

Mon père pouvait être intarissable sur les armes.

Il racontait l’histoire de cet homme qui vivait près de chez lui quand il était enfant, que l’on appelait « le Mautué «.

Il avait eu la moitié du visage arrachée à la suite d’une tentative de suicide au fusil de chasse. L’arme avait ripé. Il avait survécu, affreusement défiguré.

Il a été victime du recul expliquait mon père, pédagogue.

Puis venait la description exhaustive de la bonne méthode.

La crosse de l’arme doit être posée au sol. On peut préalablement relier les deux gachettes ensemble à l’aide d’un fil de fer, mais l’usage d’un seul canon fait amplement l’affaire. On charge de chevrotine. Les plombs en sont de taille respectable. Il faut ensuite introduire les canons dans la bouche en visant vers la base du crâne et presser. Le résultat est garanti à 100%.

Cet imbécile de Mautué n’était qu’un rustre, un impulsif, un amateur, en quelque sorte. La juste victime de son ignorance.

Il avait placé l’extrémité du canon sous son menton, sans tenir compte du recul de l’arme qu’on ne peut maîtriser dans cette inconfortable position.

Pourquoi n’avait-il pas réitéré son coup après avoir été sauvé? Les moyens ne manquent pas. Sa première expérience lui avait-elle redonné le goût de la vie?

Moi, j’étais bien renseigné, doté d’un matériel en parfait état et de la tranquillité d’une maison vide.

La porte du cabinet secret était restée entrouverte. La lumière allumée filtrant au fond du couloir obscur ne pouvait que m’attirer comme un papillon de nuit.

C’était une sorte d’invitation, consciente ou pas.

Après avoir glissé deux cartouches de chevrotine dans les chambres, armé les percuteurs et ôté la sécurité, j’introduis les canons dans ma bouche jusqu’à la limite de la nausée. Mes lèvres sont parfaitement jointives autour des tubes au goût mêlé d’huile, de métal et de poudre.

C’est si facile. Il y a juste une légère pression du doigt à effectuer, et s’en est fini.

J’hésite longuement. Je dois serrer un peu plus les lèvres car la salive dont la production est activée par le goût de métal s’accumule dans ma bouche.

Dès le début, j’ai compris que je ne vais pas le faire.

Le piège, c’est de réfléchir.

La réussite réside dans le caractère impulsif de l’acte.

Je garde néanmoins le canon en bouche.

Une porte qui s’ouvre, une fenêtre qui claque, et s’en est fini.

J’ai envie de vomir. Ma bouche s’est emplie de salive comme quand dans la 404 je me retiens de déglutir pour échapper aux nausées du mal des transports.

Je relève soudain la tête en écartant l’arme et crache tout le contenu de ma bouche sur le lino en toussant.

A quoi bon maintenant? Me dis-je.

Pendant cette poignée de secondes, j’ai compris qu’inéluctablement la mort viendrait d’elle-même.

Je me suis résolu à l’attendre.

Nous verrons bien où et quand elle viendra.

Chaque minute de vie entre le moment où j’ai recraché le canon et la fin de ma vie, je la considère désormais comme une sorte de bonus.

J’efface les traces de mon passage.

Je ramasse ma salive avec l’éponge de l’évier, puis j’essuie le lino avec un torchon.

Je vide les chargeurs, range les munitions, accroche les armes à leurs clous.

Je referme la porte en ne commettant pas l’erreur d’éteindre la lumière, ce qui signerait mon passage.

Le cœur battant, je redescends dans la cuisine.

J’ouvre mon cartable et étale quelques livres sur la table.

La photo trouve une cachette dans le livre d’histoire.

Je suis dans la cuisine. Je ne suis même pas monté jusqu’à ma chambre. Je n’ai pas vu la lumière filtrer sous la porte.

Je fais mes devoirs.

Je n’allume pas non plus la télé. Mon père ira glisser sa main sur le capot arrière pour en vérifier la température à son retour qui ne va plus tarder.

Je suis le parfait élève qui fait ses devoirs de la semaine prochaine.

Je comprends maintenant le choix du Mautué de ne pas récidiver.

Inutile.

Il suffira simplement d’attendre la mort avec curiosité.

 

 

 

 

 

 

 

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15 décembre 2006 5 15 /12 /décembre /2006 00:00

Lille, Toussaint 2001

Je dois avoir un peu abusé hier soir, me dit Caro. Ou alors j’ai attrapé une gastro.

On vient de finir d’emménager à Bel Horizon. Pour se remettre de ces longs mois de travaux et du déménagement, on a décidé de s’offrir un week-end lillois. J’ai réservé une chambre dans un hôtel du centre ville par internet.

On fait le tour complet du vieux Lille. Caro se moque de moi car à chaque fois que je veux lui indiquer une boutique, un bar ou un resto, celui-ci a disparu. Le restaurant des Messageries sur la Grand-Place, une véritable institution où je voulais que nous déjeunions, est devenu la Française des Jeux. Deux hôtesses en uniforme bleu attendent je ne sais quoi derrière un comptoir. Une télé diffuse en boucle le tirage du loto.

Il est vrai que je n’habite plus Lille depuis six ans.

Hier soir, on a dîné à la Cave aux fioles.

Ils ont une bonne cave.

Vin au verre, assiettes bien garnies et chaude ambiance.

Ils avaient un problème électrique. Leur disjoncteur lâchait tous les quarts d’heure.

A chaque fois que la salle était plongée dans la pénombre, la salle reprenait en cœur « joyeux anniversaire… ».

Plus tard, un groupe d’anglaises dont les maris assistent à un match de foot à Lens débarquent. Elles font la tournée des bars. Pas de raison que les hommes soient les seuls à s’amuser. Un orchestre itinérant entre derrière elles.

On les a fait danser dans le restaurant au son de l’orchestre. On leur a offert des roses achetées à un type qui faisait le tour des tables. Elles ont dû garder un sacré souvenir de leur soirée lilloise. Et de la gueule de bois du lendemain.

Ah, ces frenchies!

Le lendemain, alors qu’on rentre à Rouen, elle est toujours nauséeuse.

C’est sûr, j’ai une gastro.

Ou un Alien, lui dis-je.

Sérieusement, tu crois que…

Je te dis que c’est un Alien.

Du coup, elle n’en dort pas de la nuit.

Le lendemain en sortant du centre de rééducation, elle me demande de m’arrêter devant la pharmacie.

On rentre, me dit-elle, son petit sachet de papier frappé de la croix verte à la main.

Ce soir, on ne descend pas en ville.

A peine arrivée, elle s’enferme dans les toilettes pendant que je commence à voir ce que je pourrais nous faire à manger en écoutant la fin de l’émission de Mermet.

Quelques minutes plus tard, elle est auprès de moi un bâtonnet à la main.

C’est positif, fait-elle, regarde.

Elle m’agite le truc sous le nez.

Tu vois, c’est rose, là.

Je lui rappelle que je suis daltonien…

Et pas aussi près, je suis aussi presbyte.

Elle balance le test de grossesse dans la poubelle.

Tu avais raison pour l’Alien.

On s’embrasse.

J’ai toujours raison.

Je lui sers un verre de Muscadet.

Elle ne dit plus rien, mais je vois bien que ça cogite ferme. Probable que deux ou trois choses vont changer dans notre vie.

Je vais nous faire une salade tomates, fêta et anchois. Ca te va?

Pas de réponse.

Dans ton état, il faut que tu manges quelque chose.

T’es con ,fait-elle.

Au bout d’un moment, elle n’y tient plus. Je la vois qui farfouille dans la poubelle et qui ressort son bout de plastique.

Elle se place sous l’éclairage et le tourne dans tous les sens.

Pas de doute, murmure-t-elle, c’est rose.

Ca veut dire que c’est une fille ?

Elle hausse les épaules. Demain, je vais faire une prise de sang.

C’est un garçon, nous assure-t-on à l’échographie. Pour le moment on décide de l’appeler Mouloud. On ne s’est pas encore mis d’accord sur un prénom.

Naturellement, j’ai demandé Caro en mariage.

Elle a dit oui.

Je souhaite qu’on soit marié avant la naissance de Mouloud.

On invite qui?

La liste est vite établie. La famille proche, les témoins, quelques amis.

Et ton père?

Je ne l’ai pas vu depuis deux ans. La dernière fois, c’était à l’enterrement de sa mère.

Il ne s’est soucié ni de Camille ni de moi depuis mon divorce.

Tu tiens à faire sa connaissance? Je t’assure que cela n’en vaut pas la peine.

Tu feras comme tu le voudras, finit-elle par me dire. Mais moi, j’ai une liste d’invités à établir.

C’est tout vu. Je me sens mal à l’aise au seul fait d’imaginer sa présence.

Je veux reconstruire une nouvelle vie dans laquelle il n’a pas de place.

Comme il ne pourra pas ignorer longtemps notre mariage, je me décide à lui écrire.

Tu apprendras sans doute que je me marie le 23 mars.

Ma femme s’appelle Caroline. Nous attendons un enfant, c’est un garçon.

Le peu de sentiments qui existent entre nous m’incite à ne pas souhaiter ta présence.

Tu n’es pour moi qu’un père biologique.

J.Marc.

Quand on rentre de Guadeloupe, on s’est décidé pour un prénom. Ce sera Antoine.

A sa naissance, j’envoie un faire-part à mon père qui reste sans réponse.

La vie s’écoule.

On a droit à toutes les péripéties auxquelles il faut s’attendre quand on cohabite avec un nourrisson.

Un samedi, je reconnais l’écriture de mon père sur une enveloppe que je viens d’extraire de notre boite aux lettres.

Pas de doute, elle a été postée à Maubeuge.

Je la laisse toute la journée sur le plan de travail, posée à côté du mini hachoir qui sert à la préparation des purées d’Antoine.

C’est quoi? Me demande Caro.

Une lettre de mon père.

Tu ne l’ouvres pas?

Tu vois bien, je ne l’ouvre pas.

Je l’ouvre quand-même le lendemain.

Elle contient une demi feuille format A4.

C’est un menu sans résidu émanant d’un établissement hospitalier de Maubeuge.

Il y a un numéro de chambre.

Un nom est manuscrit au bas de la page : Nicolle J.

Au verso, ces quelques mots d’une écriture que je connais bien :

L’opération s’est bien passée.

Tant mieux, me dis-je en tendant la feuille à Caro, regarde, c’est la lettre de mon père.

J’attends qu’elle ait fini de lire le pied sur la pédale de la poubelle.

 

Septembre 2006,

On m’a fait hier en urgence une plasmaphérèse en réa.médicale. Des vrais cow-boys.

Caro et moi on attend la visite des médecins ce matin. On se prépare à de mauvaises nouvelles. Je ne suis pas hospitalisé à Becquerel pour une affection bénigne.

L’après-midi, on sait que c’est un myélome. Elle m’apporte une valise et les livres que je lui ai demandés.

J’ai horreur de corner les pages. Je respecte trop les livres.

J’ai l’habitude d’utiliser pour marque-page des papiers de toutes sortes que je laisse ensuite dans le livre avant de le stocker dans ma bibliothèque à la cave.

Tickets de cinéma, de train ou d’avion, entrées de musées, additions de restaurants.

Ce sont des souvenirs que je retrouve avec plaisir quand il m’arrive de feuilleter ou de relire.

J’avais heureusement fait quelques achats à l’Armitière avant d’être hospitalisé.

Malgré ma mauvaise vue, je commence à lire « Le Démon » d’Hubert Selby Jr.

Quelques jours plus tard, je suis rentré à l’appartement. Je ne vais pas bien. Je me sens très faible. Impossible de sortir. Ma vision est très dégradée. La lecture de l’écran du PC est plus aisée que celle de livres.

Je commence à écrire un blog. J’ai besoin de continuer à communiquer avec les gens qui forment mon univers.

Quand j’ai pianoté deux heures sur mon clavier, je m’allonge épuisé dans le canapé et je m’endors.

Quand je me réveille, je n’ai pas la force de me lever. Pour quoi faire d’ailleurs?

Ma main se tend naturellement vers la table basse où on empile magasines et livres.

J’ajuste un coussin et règle au plus près la lampe IKEA articulée. J’ai beau essuyer soigneusement les verres de mes lunettes, je n’y vois pas mieux. Il me faut un éclairage maximum.

J’ai retrouvé à tâtons « Le Démon ».

J’ai marqué la page avec le premier papier qui m’est tombé sous la main à l’hôpital.

Une demi feuille format A4 à l’en-tête du centre Becquerel, sur lequel est imprimé le menu. Mon nom a été ajouté manuellement ainsi que le numéro de ma chambre, le 121.

Ca me rappelle quelque chose.

Je fais l’effort de me traîner jusqu’à la chambre de Camille qui fait office de bureau quand elle n’est pas là.

Je trouve ce que je cherche. Stylo, enveloppe, timbre.

Sur le recto du menu de Becquerel, j’écris ces mots :

Je commence la chimiothérapie le 2 octobre.

Je plie la feuille et la glisse dans l’enveloppe. J’y colle le timbre.

Il y a quand-même un problême, me dis-je.

Où ai-je bien pu noter son adresse?

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14 décembre 2006 4 14 /12 /décembre /2006 00:00

Je reçois un mail de JJ.

Alors là, ce que j’ai lu sur ton blog m’a scié, commence-t-il.

J’ai appris le premier mariage de notre mère exactement de la même façon que toi.

Moi, ce qui me scie, c’est que ce secret ait été gardé aussi longtemps. Comme une tache que l’on s’efforce de faire disparaître.

Il poursuit en me disant qu’il a demandé des explications à Mamie. C’était en 69 ou 70.

J’imagine très bien la tête qu’elle a dû faire. La même que celle qu’elle m’a faite une dizaine d’années plus tard.

Elle lui a expliqué que son premier mari était alcoolique, qu’elle n’a pas vécu plus de trois mois avec lui avant que de rentrer chez ses parents et de demander le divorce.

Note, conclut-il, qu’il était peut-être homo ET alcoolo, pourquoi pas?

Et pourquoi pas collabo?

L’hypothèse est séduisante. Elle cadre bien avec l’époque.

Là-dessus, c’est Agnès qui m’appelle.

Je viens de lire le blog, me dit-elle. Je t’appelle pour te donner des précisions.

A cette époque Agnès et sa mère habitaient chez Mamie et Gabriel, dans l’appartement du premier étage où logeront plus tard postiers et étudiants étrangers.

D’abord, me dit-elle, le premier mari de ta mère s’appelait Marcel C.

C’est vrai, j’ai inventé le nom de Charles S.

Ils se sont mariés beaucoup plus tôt que la date que tu évoques. C’était en 42 ou 43, pendant l’occupation. Je m’en souviens parce que sur les photos de leur mariage je porte la même robe que pour ma communion. Je suis née en 1930, j’ai fait ma communion en 42.

Je fais un rapide calcul.

Notre mère devait donc avoir dix-neuf ou vingt ans. Elle était très jeune en effet quand elle a épousé ce Marcel.

Les photos du mariage ça m’intéresse, lui dis-je, il faudra que tu me montres ça.

Marcel tenait un cinéma à Niort, poursuit-elle.

On est allé à leur mariage dans les Deux-Sèvres. J’étais gamine. Plus tard ta mère est venue me chercher pour passer des vacances là-bas. C’était l’été, on habitait dans une ferme à la Chapelle St-Laurent, chez les parents de Marcel.

A la fin des vacances, on est remontées dans le Nord en train toutes les deux. Je me souviens de cet hôtel à Poitiers qui était plein de puces.

On est rentrées au 46 rue Chanzy. Elle n’est jamais retournée dans les Deux-Sèvres.

Ta mère ne m’a pas fait de confidences à l’époque. Je te rappelle que j’étais une gamine. Plus tard on n’en a jamais reparlé. Mais Mamie a toujours dit qu’elle avait quitté Marcel parce qu’il était homosexuel.

Ensuite, elle a divorcé. Elle suivait des cours à l’ENSAIT, tu sais, en face de l’ancienne piscine qu’on a transformé en musée?

Je me souviens parfaitement. J’allais m’y baigner avec Mamie quand j’étais gamin. Je vois encore très bien la coursive des cabines, un étage au-dessus du bassin. On entrait par une porte côté public, et on sortait côté piscine. La cabine restait personnelle pendant la durée du bain. Il y avait cette superbe verrière art déco, et une tête de lion en bronze qui crachait son jet d’eau. Il me semble qu’il existait aussi une passerelle qui permettait de franchir la piscine en son milieu.

Par contre, Mamie me disait que ma mère faisait les Beaux-Arts. Je ne sais rien sur l’ENSAIT.

Une rapide recherche sur le Net m’apprend qu’il s’agit de l’École Nationale Supérieure des Arts et Industries Textiles.

Dans les pages blanches je ne trouve pas de C. à Niort. J’en trouve six à la Chapelle St Laurent. Mais pas de Marcel.

Il y a sûrement parmi eux quelqu’un qui a connu Marcel. Ca semble être le berceau familial.

Et alors, que leur demanderais-je?

S’ils avaient un oncle où un grand-père homo?

On doit planquer les cadavres dans les placards dans les Deux-Sèvres comme ici.

Dans son mail, JJ me donne d’autres précisions sur les activités de notre grand-père Gabriel pendant la guerre.

Je n’ai pas connu Gabriel. Quelques mois avant ma naissance, Mamie l’a retrouvé un matin mort à côté d’elle, dans ce même lit où elle décèdera trente ans plus tard. Mais JJ l’a connu et en garde quelques souvenirs.

Sans doute est-ce pour cette raison que Mamie lui a raconté certains détails.

Lui et les autres membres de son réseau ont fait sauter par deux fois les aiguillages de la gare de Roubaix, ainsi qu’un transformateur électrique de la place du Travail. Il me dit qu’il a été décoré pour cela.

Ca me fait penser que j’ai dans mes archives des documents relatifs à cette époque que j’ai récupérés lorsque nous avons vendu le 46 rue Chanzy.

Je cherche mon trousseau de clés et je descends à la cave.

On y accède facilement maintenant que Caro a fait du vide.

Il ne me faut que quelques minutes pour mettre la main sur cet album que j’ai constitué il y a quelques années avec ce que j’ai conservé des papiers de Mamie.

J’y redécouvre un certificat de capacité pour la conduite des motocyclettes à pétrole au nom de Gabriel datant de 1920, ainsi qu’une carte du combattant émanant de l’Office National des Mutilés, Combattants et Victimes de la guerre estampillée 1936.

La période qui m’intéresse vient juste après.

Outre sa carte de FFI, sur laquelle il est précisé en caractère gras que tout contrefacteur sera puni de mort, je découvre deux diplômes de la médaille commémorative française de la guerre 39-45.

L’un au nom de Gabriel, l’autre à celui de Georgette.

Ils appartenaient tous les deux au réseau Sylvestre-Farmer, dont le sigle est une tête de chat noir sur fond blanc et la croix de lorraine.

Un peu plus tard j’apprends de nouveaux détails sur l’écran de mon PC.

Ils étaient membres du réseau du capitaine Michel, alias Michel ou Mickaël Trotobas, un véritable héros, celui-là.

Évadé en juillet 42 du camp d’internement de Mauzac après un premier parachutage qui a mal tourné, il revient en France via l’Angleterre dès la fin novembre de la même année pour y créer son réseau dans le nord du pays.

Il s’est fait abattre, ainsi que sa compagne Denise Gilman le 27 novembre 1943 au 20 boulevard de Belfort à Lille par la Gestapo, après avoir été dénoncé par l’un de ses hommes. Le 22 novembre, on avait fait sauter un train de munition en gare de Rosult. Les murs de Lille étaient couverts d’affiches promettant 500.000 francs à qui le ferait prendre. Il en a descendu trois avant de se faire allumer à son tour.

Cela faisait un an qu’il ridiculisait les services de sécurité allemands.

Aide aux prisonniers de guerre évadés et aux aviateurs abattus, évacuation d’agents « brûlés »,presse clandestine, déraillages, explosions de trains de munitions, organisation de parachutages.

Son plus beau coup reste celui du sabotage de l’usine de Fives en juin 43.

On fabrique dans cette usine des locomotives pour l’armée allemande. Il s’y fait embaucher pour repérer les points faibles de la sécurité.

Un soir, il s’y rend sous les traits de l’inspecteur « Dulard » flanqué d’une dizaine de complices.

Sous prétexte de rechercher des saboteurs, il fait se regrouper le personnel présent à l’autre bout de l’usine tandis que ses comparses disposent les explosifs aux endroits qu’il a repéré.

Après l’explosion, l’usine reste longtemps inutilisable.

L’été 43 les arrestations se multiplient, sous l’effet des dénonciations et des interrogatoires.

Mais le réseau ne s’éteindra pas. Dans la nuit du 20 au 21 décembre, le dépôt de locomotives de la gare de Tourcoing est saboté. Pierre Séailles a pris la succession du capitaine Michel.

J’ignore tout des activités réelles de Gabrielle et Georgette au sein du réseau Sylvestre-Farmer, mais si on en croit les dires de Mamie, Gabriel ne s’est pas contenté de porter des lettres.

Quoiqu’il en soit, appartenir à un réseau de résistance, c’était risquer sa vie.

Déjà les francs-maçons sont pourchassés.

Depuis 1940, c’est un « frère »qui a pris la tête de l’antenne locale du service des sociétés secrètes de Vichy. Ce faux-frère a balancé l’ensemble des réseaux francs-maçons à la Gestapo.

Mais Gabriel voulait en découdre.

Foutu caractère de flamand.

Je ne suis pas non plus étonné que Mamie ait également pris part à ces activités secrètes et risquées. N’a-t-elle pas perdu tous ses frères lors de la première guerre?

Dans ses papiers je me souviens avoir retrouvé une carte postale de l’un d’entre eux qui commence par ces mots terribles: je t’écris pour te dire que je ne suis pas encore mort…

Foutu caractère d’ardennaise.

Impossible de fouiller dans le passé d’Eugêne. Tous ses papiers sont en possession de mon père.

Pendant la deuxième guerre il est muté à Hirson où Suzanne, Jacques et Jacqueline ne tardent pas à le rejoindre.

Mon père est mis en pension, chez les frères.

Je suppose que Suzanne trouve sans difficulté un poste d’institutrice.

Quel est le rôle d’un douanier dans ce lieu?

Hirson est au carrefour de deux régions ferroviaires, l’Est et le Nord, l’une minière, l’autre métallurgique.

L’aviation anglaise pilonne régulièrement le site.

Eugène a dû se contenter d’obéir aux ordres de sa hiérarchie. Je n’ai pas de doute à son sujet. C’était un homme droit.

Encore que…

J’ai aussi retrouvé dans ma cave un carton qui contient la correspondance que j’ai entretenu avec Jacqueline pendant la période où elle était moniale. Vingt ans de lettres mensuelles.

Cela m’a rappelé qu’elle m’avait raconté la faute d’Eugêne.

Car Eugène a fauté avec une jolie Hirsonnaise esseulée avant que sa famille ne revienne d’Argelès.

Une bonne âme s’est empressée d’en informer Suzanne.

On imagine la suite. Disputes, menaces, pleurs…

Ce jour là, Suzanne est restée, mais elle a pris définitivement les rennes du couple.

On comprend pourquoi les couples Eugêne-Suzanne et Gabriel-Georgette se détestaient cordialement.

Catholiques pratiquants-radins d’un côté et libres-penseurs généreux de l’autre.

Au milieu, le couple Jacques-Gabrielle dont JJ et moi sommes les enfants.

Ils en avaient des névroses à nous transmettre.

 

 

 

 

 

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13 décembre 2006 3 13 /12 /décembre /2006 00:00

1940,

C’est la drôle de guerre.

La France a déclaré la guerre à l’Allemagne le 03 septembre 1939. Depuis, il ne se passe rien ou presque.

Eugêne et Suzanne habitent à Roubaix depuis qu’il a été nommé lieutenant.

Comme promis, Suzanne l’a fait bûcher. Il a peu à peu grimpé les échelons. Il a aussi réussi à effacer son accent vosgien. Maintenant qu’il est officier, il dispose d’un logement de fonction, d’une voiture et d’une ordonnance qui lui tient également lieu de chauffeur.

A la déclaration de guerre, la douane a retrouvé son rôle de corps d’élite combattant. Ses activités sont maintenant intégrées au sein du système de défense français. Il est mobilisé.

Il n’a pas attendu que les choses s’enveniment.

Suzanne, dit-il, alors qu’il vient de prendre connaissance des consignes de l’état major, toi et les enfants vous partez chez tes parents à Argelès dès demain.

Jacques a quatorze ans, et sa sœur Jacqueline quatre ans.

Prépare les valises. J’ai envoyé mon ordonnance acheter les billets.

Elle tente de négocier. Est-ce nécessaire? L’armée ne va-t-elle pas les protéger? Mais s’il parle peu, il sait faire preuve d’autorité.

Il faut prévoir le pire. Bien sûr, il faut penser aux enfants.

Je connais les boches, dit-il. Ils vont attaquer. Va.

Il faut dire qu’Eugêne a reçu des nouvelles de Jean.

Malgré la ligne Maginot, le gouvernement a pris la peine de faire évacuer près d’un demi million d’alsaciens dès la déclaration de guerre. Ils ont été dirigés vers la Dordogne pour la plupart. Périgueux, qui a vu soudain doubler sa population, devient la préfecture officielle du Bas-Rhin.

Toute la population d’Hatten, où ils ont vécu plusieurs années, a été évacuée à Châteauponsac dans le Limousin. Il ne reste plus là-bas que les militaires de la ligne Maginot.

Jean a décidé de rester dans sa montagne, avec ses vaches.

Que veux-tu qu’il nous arrive au village? Dit-il pour achever sa lettre.

Dans un autre quartier de Roubaix, Gabriel et Georgette n’ont pas de solution de repli.

Leur fille Gabrielle a quinze ans. Elle va au collège.

Où pourraient-ils aller?

Georgette est ardennaise, Gabriel flamand. Ils vont rester sur place. Ils se contentent de stocker toute la nourriture qu’ils peuvent trouver.

Gabriel est représentant placier en laine et coton, un « paquet bleu » comme on les appelle, en raison de la couleur des sachets dans lesquels ses collègues et lui emballent leurs échantillons.

Il continue à démarcher les filatures des environs pour placer sa marchandise, mais par prudence il ne se rend plus à l’immeuble de la rue Thiers à Lille où se trouvent les sièges du parti radical et celui de la Grande Loge de France.

Il est entré en maçonnerie depuis la fin de la première guerre mondiale, comme plusieurs des compagnons survivants de son régiment de cuirassiers.

Si les gaz allemands ont rongé ses poumons, la première guerre a forgé en lui de solides convictions. Malgré ses cinquante-deux ans et son insuffisance respiratoire, il rêve d’en découdre.

Lui non plus n’aime pas les boches, et moins encore l’extrême droite française.

Ils se réunissent maintenant secrètement dans une maison discrète de Wattrelos, chez un frère.

Dans le train bondé qui emmène Suzanne et ses enfants vers le sud, elle écoute les conversations. Comme beaucoup d’autres passagers, ils ont emporté tout ce qu’ils pouvaient. Jacques qui a la charge de transporter le Larousse illustré, car selon sa mère « il faut sauver la langue française », s’est endormi d’épuisement avec sa sœur dans les bras. Les occupants du compartiment mangent et boivent. On change les langes d’un nourrisson. Surtout on parle. Les informations les plus folles circulent, les opinions s’expriment, reflétant l’optimisme ou au contraire les craintes de leurs auteurs.

Un type à casquette au fort accent raconte l’invasion de la Pologne par les armées allemandes.

Le huit septembre, ce sont les lanciers à cheval qui ont repoussé l’armée de Von Reichenau devant Varsovie dit-il. Les pertes ont été terribles. Ce n’est que le 27 septembre que la ville s’est rendue. La faim, la soif, les bombardements, la typhoïde. La ville a été rasée aux deux tiers.

L’armée allemande ne peut pas être vaincue, finit-il par dire.

Elle se sent fragile. En France pourtant, le sentiment général est que le pays est prêt à affronter cette nouvelle épreuve. La propagande assure que l’armée française est la plus forte d’Europe. Jamais les allemands ne franchiront la ligne Maginot. En 1914 aussi on pensait que la guerre contre le Kaiser ne durerait que quelques semaines. Elle n’avait que douze ans. Argelès était très loin de la ligne de front, mais elle a vu peu à peu le village se vider de ses hommes dont beaucoup ne sont pas revenus. On n’a jamais plus eu de nouvelles de son instituteur qu’elle adorait.

Son mari est resté seul à Roubaix. Sa vie est en danger. Les paroles du polonais l’ont ébranlée. Elle s’imagine soudain recevoir une lettre à Argelès frappée du sceau de la république lui annonçant sa mort au combat. Ses membres tremblent, tout son corps est tendu comme prêt à rompre. Dans un brouillard visuel elle voit ses enfants assoupis devant elle, vêtus de noir à l’enterrement de leur père qui gît dans un cercueil drapé du drapeau français. Elle ne sait que faire. Elle lance un appel intérieur, de toutes ses forces, de toute son âme. Cela ne peut pas arriver. Cela ne doit pas arriver. Tout naturellement elle se met à prier. Elle invoque le Tout Puissant. Elle implore. Puis, alors qu’elle a épuisé toutes ses prières, elle fait un vœu.

Je jure, proclame-t-elle solennellement en son for intérieur, je jure de me rendre à la messe chaque dimanche que je vivrai si toute ma famille réchappe de cette guerre.

Cela la rassure un peu. Elle s’en remet à la volonté divine. Il va falloir faire manger la petite, le train ne tardera plus à entrer en gare.

Mai 1940,

Le 10 mai la Wehrmacht s’est mise en mouvement. Le 15 elle perce la défense française à Sedan sur un front de quatre-vingt dix kilomètres.

C’est la Blitzkrieg. Les armées françaises et anglaises sont totalement désorganisées par les attaques des Panzer Divisions qui s’enfoncent à toute vitesse dans de territoire national, appuyées par un soutien aérien massif.

La population belge et française cherche à fuir l’avancée de l’armée ennemie. Huit à dix millions de personnes jetées sur les routes sont sous le feu des Stukas qui créent la panique en faisant hurler leurs sirènes pendant les mitraillages.

L’armée anglaise reflue en masse vers Dunkerque qu’elle atteint le 24 mai.

25 mai

A Lille la plus grande partie de la population a fuit.

Les 40 000 hommes des généraux Juin et Molinié se replient de Belgique sur Lille. Leur mission est de retarder le plus possible les six divisions de Rommel qui les talonnent. Lille est le dernier verrou qui protège encore Dunkerque.

Depuis plusieurs jours, Eugêne a oublié ce que c’est que de dormir.

Il faut organiser les campements et la défense de la ville. Il s’emploie à sa tâche nuit et jour.

Gabriel et Georgette ont emmené Gabrielle à la cave dès qu’une nuit ils ont entendu les premiers bruits de canonnade.

Ils ont rempli tous les récipients qu’ils pouvaient d’eau, descendu les matelas, les vivres et les lampes à pétrole, barricadé portes et fenêtres.

Combien de temps pourront-ils tenir?

Bien que les sons ne parviennent à eux qu’au travers d’un étroit soupirail, ils entendent nettement le survol des avions qui vont lâcher leurs bombes sur Lille.

De temps à autre, Gabriel monte au dernier étage et risque un œil dans l’enfilade de la rue qui donne sur le boulevard de la Liberté. La rue est totalement vide. Le quartier semble pour le moment épargné.

C’est à Loos que les combats sont les plus acharnés. Les défenseurs ne cèdent le terrain que rue par rue. Les morts se comptent par centaines.

De son poste d’observation, Gabriel voit soudain un Panzer, puis un autre passer sur le boulevard en direction de Lille.

Suivent des camions, des hommes en armes. Le défilé semble ne pas vouloir finir. Le bruit des moteurs et celui du pas des fantassins résonne sans fin dans la rue déserte. C’est toute une armée qui passe. On est le 28 mai. L’armée allemande occupe Roubaix.

C’est les larmes aux yeux qu’il redescend quatre à quatre l’escalier pour aller annoncer la nouvelle à ses femmes qu’il n’autorise pas à sortir de la cave.

Le lendemain, le général Juin sous la pression de la Wehrmacht est forcé de se rendre. Gabriel entend la nouvelle à la radio.

Ce sera bientôt terminé dit-il à Georgette.

Effondrés, il ne parlent plus de la journée que pour organiser leur subsistance.

Le 31, c’est Molinié qui dépose les armes faute de munitions.

La ville est tombée. Les combats ont cessé. Comme les autres Roubaisiens qui sont restés, les Vanessche sortent de leur cave, mais on ne se risque pas encore dans les rues où on voit passer les patrouilles allemandes.

Suzanne à Argelès chez ses parents entend la nouvelle à la radio. Elle est morte d’inquiétude mais a décidé de ne rien dire aux enfants. Le soir, elle leur tient des propos rassurants. Leur père va bien, mais le courrier ne circule plus. Il faut patienter quelques jours encore.

Elle a réussi à faire scolariser Jacques et n’a pas eu de peine à trouver un poste d’institutrice en remplacement des hommes qui ont été mobilisés.

Sa mère s’occupe de la petite Jacqueline tandis qu’elle gagne l’école à vélo. Ce soir, il faudra encore mentir. Quand recevra-t-elle enfin des nouvelles?

Quelques jours plus tard, Gabriel qui n’en peut plus de tourner comme un lion en cage prend son vélo. Il se risque dehors en donnant consigne à Georgette et Gabrielle de ne pas sortir de la maison. Il veut retrouver quelques camarades.

Il faut aussi penser au ravitaillement.

A Lille, il assiste au sein d’une maigre foule à une scène incroyable.

Sur la Grand-Place, l’état major allemand rend les honneurs de la guerre aux soldats français qui défilent en armes devant une haie d’honneur de soldats allemands au garde-à-vous.

Place de la gare, ils jettent leurs armes qui forment un monticule qui ne cesse de grossir avant de monter dans les trains qui les emmènent vers les camps de prisonniers.

Eugêne aussi assiste à la scène.

Il ne part pas. Le Reich va avoir besoin de personnel pour assurer le fonctionnement des administrations pendant l’occupation.

Le 22 juin, c’est la signature de l’armistice à Rethondes, le 27, Pétain dissout définitivement les bataillons douaniers.

Eugêne, consigné dans une caserne attend une nouvelle affectation.

Gabriel a retrouve quelques camarades. Ils doivent faire preuve de la plus extrême prudence. Les allemands vont pourchasser les francs-maçons autant que les juifs.

 

 

 

 

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