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10 janvier 2007 3 10 /01 /janvier /2007 00:00

Je regarde avec tendresse passer un pousseur de pied à perf dans le couloir tandis que j'attends l'affichage du numéro de mon ticket sur l'écran lumineux. Dépenaillé, la barbe drue, les yeux cernés, je sais exactement où il va de son pas chancelant.

Quand l'inscription est faite, je prends l'ascenseur.

La première chose qui me frappe en arrivant au labo de Becquerel, c'est une vague odeur de vomissure masquée par celle d'un produit de nettoyage.

Depuis que j'ai cessé de fumer, mon odorat s'est affiné.

Sûrement un patient sous chimio qui a gerbé par terre en attendant son tour.

On fait mine de ne pas sentir l'odeur. Les regards sont fixes, les gestes imperceptibles. On entend nettement la manipulation des touches d'un clavier derrière le comptoir.

Beaucoup de vieux. On dirait un musée de cire. L'installation cynique d'un musée d'art moderne, intitulée "l'attente".

Je m'aperçois qu'une place est libre entre deux femmes. Je m'assieds. Celle de droite rate de peu mes lunettes de son coude en ôtant avec peine son manteau qu'elle pose ensuite sur ses genoux. Elle s'affale, son ventre émet un long gargouillis. Elle ne me voit pas. Pourquoi les sièges de plastique moulé sont-ils monté aussi serrés sur leur rail? Il fait chaud. Elle pue l'alcool et le tabac. Elle ne s'en rend pas compte. Ou elle s'en fout, c'est plus probable. C'est surtout l'odeur d'alcool qui est frappante. Elle a dû s'en renverser dessus. Une bouteille toute entière. Celle de tabac ne me dérange pas. C'est du tabac brun, c'est sûr.

Beaucoup ont peur. D'autres s'en foutent. Elle a franchi le cap de la peur. Plus rien n'existe. Plus rien ne compte.

Elle se laisse dériver.

Celle de gauche est discrètement parfumée. Le corps rigide, les bras serrés sur la poitrine, le dos ne touchant pas le dossier, les pieds plantés au sol, sous tension, prête à bondir à l'appel de son nom.

Coup d'œil sur la table aux revues, histoire de pouvoir ensuite me féliciter d'avoir eu la prudence d'apporter ma propre lecture. Pas de surprise.

Au bout d'un moment, une des filles en blouse blanche derrière le comptoir appelle mon nom. Elle me tend un sachet qui contient un bocal de plastique gradué.

Vous savez comment faire?

Je sais qu'il faut pisser dedans.

Elle me donne néanmoins les explications. La première miction du matin dans les toilettes, puis recueil des urines pendant les vingt-quatre heures qui suivent.

Et la miction du lendemain matin?

Dans le bocal.

Logique.

Je retourne m'asseoir suivi par une quinzaine de paire d'yeux sournois.

Une jeune femme africaine s'approche du comptoir. Elle est grande, belle, digne, vivante. Sa feuille à la main, elle ne sait à qui s'adresser.

Saloperie de maladie.

 

Respirez, je vais piquer.

Je ne sais plus combien de fois j'ai entendu cette phrase, ni combien de mains m'ont posé le garrot.

Tiens, me dit-elle, ça coule plus vite que d'habitude.

Aujourd'hui, ça pisse, dis-je en désignant le bocal.

Mon humour noir l'amuse.

Ca coule vraiment mieux qu'avant, confirme-t-elle, visiblement satisfaite.

Elle prélève sept ou huit tubes, puis je monte aux soins intensifs.

 

La surveillante me présente l'unité. On en fait le tour. Rien ne m'étonne vraiment. Je suis dans mon milieu professionnel.

Elle ouvre la porte de la chambre 11 qu'on vient de préparer. Un rideau fait de lames transparentes comme ceux qu'on peut voir dans les usines pour interdire les courants d'air coupe la pièce en deux. Pour les visites, me dit-elle. Pas de contact avec les visiteurs.

Je n'ai pas l'intention d'avoir des visites.

Dans le cabinet de toilette, un lavabo. Pas de douche. On doit se laver au gant.

La fenêtre donne sur une façade lépreuse, aux briques noircies de fumée.

On bavarde un peu dans son bureau. Mine de rien, elle passe les messages désagréables en douceur. Nausées, hyperthermie, douleurs, risque infectieux, elle m'assure que tout sera pris en charge par les traitements. Je ne relève pas. Puis elle me donne quelques feuillets qui listent les interdits et les consignes.

Ce sera quatre semaines, si tout se passe bien.

Elle s'inquiète au sujet de l'ennui, propose les services de l'animatrice, énumère les possibilités.

L'essentiel est que je puisse avoir mon PC, dis-je.

C'est avec lui que je communiquerai avec mes proches.

Pas de problème. On est connecté en haut débit.

Son sourire est doux. Je la rassure aussi à ma façon. Ma confiance, je la lui donne cash.

On n'a plus rien à se dire, sinon qu'en vérifiant mes rendez-vous elle réalise que je ne suis pas passé par la médecine nucléaire.

Pas grave, me dit-elle, vous pouvez y aller, ils vont vous prendre.

Je redescends au rez-de-chaussée.

 

La femme de l'accueil a sûrement un ulcère.

Elle m'indique du doigt la direction à prendre, sans prendre la peine de quitter son masque de tristesse.

Encore une salle d'attente archi-comble. Tous les sièges sont occupés. On fait la queue debout.

Je passe devant la secrétaire, puis au moment ou je me lève, une femme qu'on vient d'appeler me désigne aimablement la place qu'elle vient de quitter.

Je la remercie. J'ai une sale tête?

Je sors mon hebdo. Le silence est accablant.

Yves me retrouve quelques minutes plus tard. On s'est téléphoné hier soir.

Trop de calcium. A tous les coups ils vont me garder une semaine, fait-il en me serrant la main.

Et ta greffe, tu n'es toujours pas d'accord?

Je ne sais pas, j'ai rendez-vous avec mon hémato tout à l'heure. Trois mois que je ne l'ai pas vue.

Mais si elle te la propose?

Il faudrait qu'elle parvienne à me convaincre... Mais à priori, c'est plutôt non.

???

Bon, tu sais, il n'y a qu'en France qu'on tente ce genre de traitement pour ma maladie. C'est une maladie rare. Autant te dire qu'elle n'est pas prioritaire au niveau de la recherche. Aux States, ils appellent ça "l'expérience française".

C'est un internaute expérimenté. Il a un don certain pour trouver tout ce qu'il cherche.

J'y ai mis le temps, mais j'ai réussi à entrer dans le système informatique de l'hôpital XXX.

Pirater, tu veux dire.

Ouais, c'est ça me fait-il avec un large sourire. Pirater, ça me va comme terme.

Et alors?

Tu ne t'imagines pas, quand tu as pénétré le système, tu as accès à tout!

J'ai le nom des patients, le dossier médical, tout... C'est vraiment trop facile.

Bref, tout ça n'est pas très concluant. Les résultats plutôt minces. Il va falloir qu'elle soit très persuasive. Et puis, j'aimerais bien l'entendre prononcer le mot cancer rien qu'une fois. Comment veux-tu sinon que je lui fasse confiance?

Si on ne fait rien, il me reste trois, peut-être quatre ans à vivre. Ca me va à moi, quatre ans. Regarde, je suis en pleine forme, fait-il en bombant le torse.

La femme à côté de moi qui fait mine de lire son Gala tousse soudain à en perdre son dentier. Elle le rattrape in-extremis du bout des lèvres.

Encore un peu et je n'entendais pas mon nom qu'une jeune femme en tenue blanche prononce timidement à l'entrée de la salle d'attente.

Encore une stagiaire.

Yves et moi on se fait un signe de la main.

 

Respirez, je vais piquer.

Elle est trop hésitante. L'aiguille met un temps infini à percer la peau.

Vas-y plus franchement lui souffle l'infirmière qui la surveille par dessus mon épaule.

Le sang fini par monter dans la fine tubulure au bout de laquelle elle adapte sa seringue.

Elle m'injecte cinq millilitres d'un premier produit.

Vous retournez une vingtaine de minutes dans la salle d'attente, et je vous rappelle.

Le temps de lire un ou deux articles.

 

Respirez, je vais piquer.

Nouvelle injection, elle m'attache cette fois les bras le long du corps.

Maintenant il ne faut plus bouger pendant les clichés. Mon oreille gauche se met à me démanger, évidemment.

 

J'arrive à l'hôpital de jour vers treize heures. J'avais rendez-vous à midi.

Le Dr.T. m'attend.

Je commence par m'excuser de mon retard.

Ne vous inquiétez pas, j'étais au courant. On le fait ce myélogramme?

Bon, je pique...

Très désagréable, la xylo.

Puis elle enfonce son pieu dans mon sternum.

La routine.

 

1980

Bon, alors, je te pique?

Oui, vas-y. Moi, je n'ai pas l'habitude. Je risque de me louper.

Tu l'as trouvé où, ton Dolosal? Tu sais qu'il est périmé depuis quinze ans?

Je sais, vas-y. La dose ne présente aucun danger, j'ai vérifié dans le Vidal.

S. est en quatrième année de médecine. Il utilise sa ceinture en guise de garrot. La peau a été désinfectée à la vodka. Il fait ça avec les moyens du bord, mais sérieusement.

OK, j'y vais.

Du premier coup il est dans la veine. Il aspire un peu, puis appuie lentement sur le piston.

Un délicieux frisson, et je me sens submergé par une bienfaisante vague de chaleur. Mon corps s'envole direct vers le paradis.

Ca va, me fait une voix lointaine?

Ca va on ne peut mieux.

Pour tout dire, ça n'a jamais été aussi bien.

Dans un brouillard béat je le vois qui passe la ceinture en boucle autour de son bras.

 

2006

Je ne crains pas les injections. J'y ai au moins gagné cela.

Maintenant, je vais vous donner le détail qui va vous intéresser, dis-je à mon psy.

Il se demande ce que je lui prépare.

Ce Dolosal périmé, il en restait une boite que j'ai piquée dans la réserve secrète de mon père. C'est avec ce produit qu'on a soulagé les douleurs de ma mère jusqu'à sa mort.

Il a un court temps de stupeur, puis il se met à griffonner à toute vitesse dans mon dossier.

Je dirais bien "on va en rester là pour aujourd'hui", mais je m'en voudrais de gâcher son plaisir.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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