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21 décembre 2006 4 21 /12 /décembre /2006 00:00

Je passe la journée à déchiffrer les deux dernières années de correspondance avec Jacqueline-soeur Mathias. Je l'avais compilée dans deux pochettes de carton bleu.

Son écriture ressemble étrangement à celle de mon père. La lecture est lente. Ses pattes de mouches nécessitent beaucoup d'attention.

Dans un enveloppe je retrouve cette lettre inachevée :

Le 26 décembre 2002

Cher Jean-Marc,

Au reçu de ta lettre, je voulais te répondre sur le champ, tellement ta confiance m'avait touchée.

Et les jours ont passé, avec pas mal de soucis au monastère, qu'il a fallu assumer...

Je me souviens maintenant que cette lettre m'a été envoyée par la supérieure de Notre-Dame du Pré, à Valmont.

Jacqueline était en train de l'écrire quand son cœur a lâché.

Une sœur l'a retrouvée le lendemain morte sur son lit, alors qu'on s'étonnait de ne l'avoir pas vue aux offices de la matinée. La lettre était posée sur sa table, le stylo avait roulé par terre. L'enveloppe à mon nom était prête.

Je reste un long moment à regarder la partie restée vierge de la page.

Malgré mes efforts, je ne parviens pas à me souvenir de quoi je lui parlais. Je ne gardais pas copie de mes lettres à l'époque, ce qui n'est plus le cas aujourd'hui avec le PC.

Dans l'enveloppe il y a aussi un feuillet intitulé "Funérailles de sœur Mathias, 30 décembre 2002".

Des lectures et des chants en latin, suivis de la traduction en français, et de la mention :"Ces textes ont été choisis par Sr. Mathias elle même, il y a quelques années déjà".

Ces lettres recouvrent la période de ma rencontre avec Caro, de notre mariage, de la naissance d'Antoine.

Je la questionnais beaucoup sur ses parents, et sur l'enfance et la jeunesse de mon père où je cherchais déjà à l'époque des explications à ses comportements ultérieurs.

...On a quitté Argelès et on est rentré à Hirson en Août 41, ton père s'est caché un moment du côté de Vimy pour échapper au STO (on habitait dans la rue de la Kommandantur), puis nos parents l'ont inscrit dans une boite privée de Fourmies... ...La guerre a dû être pour lui une période de honte et de peur. Honte parce qu'il était à l'âge des jeunes orgueils, et qu'il n'y avait pas lieu d'être fier sous l'occupation allemande. Peur parce qu'il risquait le STO en Allemagne, ou l'arrestation pure et simple...

A l'origine, les allemands avaient prévu un programme d'échange. Un volontaire pour le STO était échangé contre un prisonnier de guerre. Mais devant l'échec de cette méthode, il passèrent à un système plus radical: les rafles.

C'était le règne de la peur.

L'activité soutenue de la résistance dans la région entraînait une toute aussi importante activité de la Gestapo.

...Il y avait aussi beaucoup de prises d'otages parmi les civils. Une jeune collègue de ma mère a été décapitée à la hache par les allemands "pour l'exemple"...

C'est quand ils sont rentrés, que Suzanne a appris la liaison d'Eugêne.

Elle en a fait une pleurésie, grave à l'époque, probable somatisation qui a failli avoir sa peau.

Après, les relations dans le couple se sont considérablement rafraîchies.

Dans son pensionnat, outre la peur des événements de l'extérieur et les restrictions, quel genre d'instruction recevait-il?

...Les gens d'église, à l'époque, hommes et femmes, étaient, par anti-républicanisme, et surtout depuis "l'affaire Dreyfus", violemment anti-sémites.

Pendant la guerre, ils ont été activement pétainistes et collaborationnistes, sous prétexte d'anti-communisme.

Mon frère était à l'âge ou on reçoit beaucoup...

...C'est de 1947 à 1950 que je l'ai le plus fréquenté. A ce moment là, j'avais de douze à quatorze ans : adolescence plutôt compliquée.

Mon frère avait déjà une forte tendance à la tyrannie-mais limitée par le fait que je ne dépendais pas de lui.

Cependant, je lisais au lit et il avait démonté ma lampe jusqu'à ce que mes parents interviennent ( donc même manie que pour toi ).

... Nous étions plutôt fauchés. Je me souviens d'un jour, vers 1949, où mon père nous a réuni tous les quatre pour nous dire, à Jacques et à moi:"et bien désormais, nous pourrons manger du poulet le dimanche"...

... Nos parents nous élevaient avec une certaine rigueur : probité, franchise, sobriété, politesse etc... qui, je crois, n'était pas assez compensée par l'amour maternel ni par le tonus paternel.

Jacques a dû réagir comme il a pu, c'est à dire assez maladroitement...

Il était déjà fasciste et raciste, ses propos me surprenaient car mes parents n'en tenaient pas de semblables...

Mes parents n'étaient pas racistes, ils étaient de gauche. Mon père un peu plus vers le centre, par prudence paysanne; ma mère un peu plus jacobine, par idéalisme laïque et républicain...

C'est alors que je me suis heurtée à sa violence, qui se manifestait aussi en famille, car je me souviens vaguement que mon père lui reprochait ses propos, et les lui reprochait à la fois avec douleur et avec force.

...

Ma mère m'a dit un jour: "c'est à Saint-Pierre qu'il a appris cela".

Saint-Pierre était la boite catho de Fourmies où il a été pensionnaire de 41 à 44...

...Ce n'est donc pas parce qu'il aurait raté sa vie qu'il a cette hargne; elle est antérieure à la possibilité d'avoir raté quoi que ce soit.

Je pense que sa personnalité, son psychisme ont été dissous par cette peur ressentie pendant la guerre, et dont il aurait fallu le libérer...

 

Octobre 2006,

Je rentre de ma deuxième hospitalisation.

J'ai demandé aux ambulanciers de m'accompagner jusqu'à notre étage, et de bien vouloir porter mes bagages.

Je gravis avec lenteur les six marches qui mènent de l'ascenseur à ma porte.

Caro est au travail, Antoine à l'école.

On commence à peine la chimiothérapie. Je suis très faible, au point de me déplacer dans l'appartement avec à la main un de ces petits tabourets pliables afin que je puisse m'asseoir rapidement quand je sens que mes jambes me lâchent.

Sur le balcon, je profite de l'air extérieur allongé dans un transat une bière à la main. Le soleil chauffe encore dans un ciel presque entièrement bleu.

Le téléphone sans fil que j'ai amené avec moi sonne. C'est Agnès. Elle vient aux nouvelles.

Elle s'inquiète. On parle un bon moment.

Je sens un vibration dans ma poche gauche de pantalon, puis une sonnerie que je reconnais. Le portable.

Je l'extrais de son repère où j'avais oublié sa présence. Sur l'écran, je lis le nom de mon correspondant: Nicolle Jacques, mon père.

Sans interrompre ma conversation avec Agnès, je replonge le portable dans sa cachette et je laisse sonner.

Un quart d'heure plus tard, alors que je me suis allumé un cigare, nouvelles vibrations.

Cette fois, je décroche.

Allô, Jean-Marc...

Sa voix a terriblement changée. Je la reconnais à peine. C'est celle d'un vieillard. Il est vrai qu'il vient d'avoir 81 ans.

Combien de temps que je ne l'ai pas entendue?

Elle a cependant conservé ce pouvoir de me mettre immédiatement mal à l'aise.

Oui, c'est moi.

J'ai reçu ta lettre...

Il fait allusion au menu de Becquerel.

Je suppose que tu en as reconnu le style et la délicatesse, lui fais-je, perfide.

Il a un temps d'hésitation.

Oui, bien sûr, finit-il par dire d'un ton que je considère comme penaud.

Je ne lui laisse pas le temps d'ajouter quoi que ce soit. Je connais trop bien son aptitude à faille jaillir les propos venimeux.

Tu sais que je ne souhaite pas te parler. Depuis longtemps déjà on n'a plus rien à se dire.

Si tu veux communiquer avec moi, tu peux m'écrire, je lirai ta lettre.

Je raccroche, et j'éteins le portable.

Mes mains tremblent, sans que je sache s'il s'agit de la maladie ou de la colère.

Je préfère aller m'allonger sur le canapé.

 

...Puis il a rencontré ta mère qui était à peu près tout ce que nous n'étions pas!

Elle était blonde parmi les bruns, très maquillée, lisait les journaux de mode, ne travaillait pas, avait des idées qu'elle pensait modernes sur l'amour, la femme, l'homme.

Je dirais qu'elle manquait un peu de simplicité.

Jacques a été éberlué et fasciné: un gamin rencontrant une femme.

Mes parents n'ont jamais accepté ta mère. Là, ils ont eu tort.

Mauvais ou bon, le choix de leur fils devait la leur faire accepter.

Je ne sais si sa mort a été pour lui un deuil. Elle a en tout cas été une rupture, un écroulement.

Par vanité, ma belle sœur poussait mon frère à un certain rendement.

Après sa mort, il s'est fichu de tout...

... en juillet ou en Août 62, tes parents sont allés en vacances à Argelès.

En route, ta mère gémissait à chaque virage. Elle a fini par dire à ton père que, depuis pas mal de temps, elle avait une douleur au sein, qu'elle n'en avait parlé à personne de peur qu'on ne décèle un cancer, et que, dans ce voyage, elle était horriblement mal.

Demi-tour immédiat.

Rendez-vous à la cité hospitalière de Lille. Ton père devait avoir les résultats un soir, il m'avait demandé de venir avec lui.

Ca a été très simple: elle est perdue; il y en a pour un an.

Et il y en a eu pour treize mois.

J'ai vu ton père à ce moment là, puisque j'ai été la première avec lui à savoir.

Il n'a pas dit un mot, moi non plus. Nous sommes rentrés en silence.

Sans faire de littérature, je peux affirmer qu'à ce moment là, il a vécu sa propre mort et qu'il n'est jamais ressuscité...

...Un an plus tard, à partir d'Août, on savait qu'elle avait franchi le dernier seuil.

Tu étais chez nous, à Roubaix. Tu n'as donc pas connu ses dernières semaines.

Je n'ai pas voulu que tu assistes à l'enterrement, petit garçon qui n'avait pas encore cinq ans.

Je t'ai gardé à Roubaix. Nous nous sommes promenés.

Près de la maison, il y avait une petite place et des joueurs de boules.

Tu as dit à une dame:"ma maman est morte", et plusieurs fois tu m'as demandé où était ta maman.

Je ne t'ai certainement pas dit qu'elle était au ciel, car j'étais sereinement athée, ni qu'elle était "partie", car elle ne l'était pas. Je ne sais plus ce que je t'ai dit.

J'étais beaucoup révoltée par la mort d'une femme de trente neuf ans, d'une mère, que triste.

Mais ton désarroi me bouleversait...

J'ai pris connaissance de tous ces détails il n'y a que quelques années au travers de cette correspondance. Mon père ne m'en a jamais dit un mot.

Je questionnais bien Mamie, mais devant la tristesse dans laquelle je la plongeais avec mes questions, je n'insistais pas.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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commentaires

C
belle soirée de Noël à toi et à tes proches, ainsi qu'à tous ceux qui te lisent.
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