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20 décembre 2006 3 20 /12 /décembre /2006 00:00

Wasquehal, 1976.

Ca sent la quiche lorraine.

Encore un de ces morne dimanche.

On est passé, mon père et moi au 46 rue Chanzy voir Mamie avant d’aller chez ses parents. On est resté peu de temps. Il me tarde d’être à l’année prochaine. Quand je serai étudiant à Lille, j’habiterai chez elle.

Ca fait environ sept ans que JJ n'a vu ni parlé à notre père. Sa femme et lui viennent d'avoir un bébé, Alexandre.

Le chinois n’est pas de la fête.

Alors que mon père sert le Banyuls et que grand-mère sort les olives, on entend Jacqueline qui sort de son bureau et qui comme à son habitude dévale l'escalier.

On est tous autour de la table du salon, s’apprêtant à passer un dimanche insipide.

C’est le moment qu’elle choisit, après avoir éludé les banalités, pour prendre la parole.

Après avoir réclamé le silence, elle annonce : je rentre demain au monastère.

Silence.

C’est une plaisanterie, fait mon père après un temps mort.

Ce n’est pas une plaisanterie, rectifie Jacqueline.

Je rentre comme novice demain matin au monastère du Bec-Hellouin.

Commence alors le déferlement de questions auquel elle devait s’attendre.

Ils l’ont vu depuis si longtemps bouffer du curé à chaque repas qu’ils ne peuvent l’admettre.

Pourtant, les signes n'ont pas manqué.

Elle a quarante ans. Depuis toujours, elle vit en célibataire chez ses parents.

Elle partage son temps entre le lycée roubaisien où elle enseigne le français, le latin et le grec, et la faculté où elle a passé une licence d’hébreu. Elle travaille depuis quelques années sur une thèse dont le sujet est les églises romanes en France.

Elle fait de nombreux voyages pour se documenter pendant les vacances scolaires. Les communautés l'accueillent et l'hébergent.

C'est dans l'une d'elles qu'un soir, avec stupeur, elle a senti l'appel.

Impérieux. Irrésistible.

Elle a tenté de lutter avec toutes les ressources de son intelligence d'intellectuelle athée. Peine perdue. Rien ni personne, selon elle, ne peut résister à l'appel de la foi.

Elle n’argumente pas sa décision. Il n'est pas là question de raison.

Elle se contente d’informer, tandis que les autres cherchent à comprendre.

Malgré la stupeur qu'elle engendre, elle reste ferme et paisible.

Aux premiers mots, c’est évident qu’il n’y a rien à comprendre.

Juste à admettre.

On passe malgré tout à table, il ne manquerait plus que la quiche brûle.

L’interrogatoire bat son plein.

Il lui en a fallu du temps pour se décider à quitter cette maison de fous. La méthode est juste un peu singulière.

Les autres se sont habitués à la constance de sa présence. Ils ne peuvent s’imaginer que ce curieux équilibre puisse avoir une fin.

Il s'écroule aujourd’hui même.

Elle partira demain.

Son discours s'achève sur quelques détails pratiques.

Elle a donné son congé au lycée depuis un mois. Elle n’emportera qu’une petite valise. Je n’aurai besoin de rien, là-bas, précise-t-elle.

Quand elle est remontée dans son bureau, je fais mine de somnoler dans un fauteuil. Les accoudoirs de bois sont grêlés de petits impacts circulaires.

Des traces de clous des bottes allemandes, m'a expliqué Eugêne.

Leur maison a été occupée pendant la guerre. On leur a volé beaucoup, mais les fauteuils sont restés.

La conversation s'éternise entre mon père et ses parents.

Pour une fois qu'ils tiennent un vrai sujet.

Ils persistent à chercher une explication qu'on vient de leur donner.

La vérité d'autrui leur est inaccessible. Ils recherchent des causes, ils échafaudent des théories.

La supposition qu'ils évoquent à voix basse est celle d'une déception amoureuse. Il n'ont aucun argument à présenter. Juste des spéculations.

Cette hypothèse leur semble la plus probable. La plus acceptable.

Je ne les écoute même pas.

Jacqueline a pourtant été claire. C'est un appel irrésistible, rien d'autre.

Ils ne peuvent s'empêcher de ressentir une vague culpabilité. Il faut qu'ils se mettent d'accord sur une explication qui ne puisse les impliquer, et qui soit présentable.

Ils finissent pour se rassurer par conclure qu’elle reviendra.

Pour temporiser les réactions, elle a pris soin de préciser qu’il fallait qu’elle soit acceptée par la communauté. Elle doit passer par le noviciat. Ensuite seulement elle pourra prononcer ses vœux.

Elle n’est jamais revenue.

L'ordre des bénédictines est doté d'une règle très stricte. Elles vivent cloîtrées.

Je la reverrai en tout et pour tout deux fois en vingt-cinq ans.

A l'enterrement de chacun de ses parents.

J.11

C’est mon dernier jour de chimio.

Les séries se composent de quatre injections de Velcade à J.1, J.4, J.8, J.11.

A J.21 on recommence.

J'en suis à ma quatrième série.

On a tous entendu parler de ce mythe du film de sa vie qu'on voit en accéléré au moment de mourir.

Cela fait trois mois que je fais défiler certains passages de ma vie au ralenti, que j'essaye d'en voir les mécanismes à défaut d'y trouver un sens.

Hier soir je suis retourné dans ma cave pour fouiller ce carton dans lequel sommeille depuis son décès la correspondance que j'ai entretenue avec Jacqueline. On l'appelait sœur Mathias dans sa communauté de Bénédictines de Valmont.

A la relire, elle est à l'évidence la seule personne sensée de cette famille. Les personnes sensées commettent parfois des actes qui semblent insensés.

Ce jour de 1976, elle a décidé de tourner une page et de tirer radicalement un trait sur son passé.

On l'enterre en 2002, quelques jours après Noël.

La mère supérieure m'a appelé au téléphone pour m'annoncer son décès alors qu'à Bois-guillaume on déballe les cadeaux. Impossible de joindre mon père. Toute la journée je compose son numéro de téléphone.

Le lendemain une voix finit par me répondre.

C'est un voisin qui vient nourrir son chat.

Je me présente comme son fils, et lui explique le décès de Jacqueline.

Ils sont partis en vacances, me dit-il. Vous n'êtes pas au courant?

Non, je ne le suis pas.

Il n'y a aucun numéro où les joindre.

Ils doivent revenir dans une dizaine de jours, je les informerai.

Je ne parviens pas non plus à joindre JJ. Il doit être aux États Unis.

J'irai donc seul à l'enterrement.

Moi, je viendrai avec toi, me dit Camille.

Elle ne connaît pas Jacqueline, mais elle sait qu'elle est importante pour moi.

Je la serre dans mes bras. Merci, ma fille.

Le jour venu, Caro travaille. J'ai une journée de congé.

Antoine a été emmené à Amiens chez ses grands-parents.

Antoine est né le 11 juillet, jour de la Saint-Benoît, fondateur de l'ordre des bénédictins.

Après la messe, Camille et moi avons l'autorisation exceptionnelle de pénétrer dans le cloître où a lieu l'inhumation.

Au moment de bénir le cercueil à l'aide du goupillon trempé d'eau bénite, je lui prends la main pour que nous fassions le signe de croix ensemble.

Camille n'est pas baptisée. Elle a besoin que je la guide.

Pendant que nous suivions le cercueil, elle a glissé sa main dans la mienne.

Ensuite, nous sommes reçus par la mère supérieure.

Quelques jours plus tard, mon père de retour de vacances me téléphone. Il s'en veut de n'avoir pas été présent à la cérémonie.

Philippe savait où me joindre, me dit-il.

C'est vrai qu'il ne m'est pas venu à l'esprit de téléphoner au chinois.

Une de mes pages va bientôt tourner.

L'interne d'hémato entre dans la salle où quatre fauteuils attendent les patients.

Il a fallu décrypter le fonctionnement de l'hôpital de jour. Maintenant je suis un habitué.

J'ai assimilé le parcours administratif de l'entrée. D'ailleurs maintenant, on me reconnaît.

J'ai mes habitudes à la "5" où je m'installe toujours au même fauteuil.

Je branche mon PC à la prise, puis je vais dehors boire un café que je prends au distributeur et je fume un cigare.

Il faut bien tout ce temps pour que Windows s'installe sur mon écran.

Ensuite je passe dans la salle de soins prendre un patch d'Emla que je colle par dessus ma chambre implantée, ce qui me permettra de ne pas sentir l'aiguille de Hubert.

Vous vouliez me voir? Me demande-t-elle.

Je voudrais connaître le programme me concernant pour les semaines à venir.

On a parlé de vous au staff de vendredi. Nous allons avoir besoin de refaire un bilan complet avant la greffe.

C'est pour quand?

Le temps de faire ce bilan, puis d'avoir une consultation avec votre médecin référent. Qui est- ce?

Le Dr.L. Je vous rappelle que j'aimerai prendre une semaine de vacances avant la greffe. Pendant la première semaine de janvier.

Elle calcule.

Cela devrait nous mener à fin janvier.

Parlez-moi de cette greffe. Je sais qu'on va me mettre en aplasie n'est-ce pas?

On vous expliquera tout cela en détails lors de la consultation, mais la réponse est oui.

Je n'insiste pas. Je connais déjà les grandes lignes. Cela me suffit.

Désinfection totale avant de rentrer dans la chambre stérile aux soins intensifs, puis chimio qui va détruire toutes les cellules de ma moelle. Peut-être également irradiation.

Je serai ensuite sans défenses immunitaires.

Puis on me transfusera et on me réinjectera mes cellules souches.

Il restera à attendre.

Trois à quatre semaines enfermé, avec en prime les effets secondaires.

Qu'est-ce qu'un mois de cloître comparé à vingt-trois années?

Il faut en moyenne deux greffes pour obtenir une rémission de la maladie.

Il ne manquerait plus qu'on ne m'accorde pas ces vacances.

Je ne pousse pas plus loin mes questions. Elle ne les sollicite pas.

J'aurai une connexion internet. je pourrai continuer à écrire et communiquer facilement avec mes proches.

J'ai acheté une webcam pour la vidéo conférence, mais je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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