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18 décembre 2006 1 18 /12 /décembre /2006 00:00

Septembre 1969

La première semaine au pensionnat s’achève.

J’ai lu le règlement intérieur qui figure au début du carnet de correspondance de couleur orange que l’on nous a remis lundi. Il faut que je le fasse signer par mon père, et que j’y colle une photo. Les dernières pages comportent trois grilles de dix cases chacune intitulées «  observations ».

Une par trimestre.

A chaque pas de côté, retard, bavardage, devoir non rendu, chahut, on écope d’une ou plusieurs observations. Au bout de dix cases remplies, on est collé.

Si la faute est lourde, on est collé directement.

Pour les penscos, une colle signifie rentrer au pensionnat le dimanche à dix-sept heures. Pour les autres, c’est quatre heures de perm le jeudi après-midi.

Peu à peu j’intègre le plus important : le règlement secret des penscos.

Les règlements ont ceci de rassurant : ils peuvent être détournés. A se demander s’il ne sont pas faits pour ça.

A la maison, tout est imprévisible.

Il y a bien des règles, mais il y a aussi les humeurs.

L’ambiance dépend totalement des rapports entre mon père et sa femme.

C’est moi qui paie cash les pots cassés.

J’attends mon père derrière les grilles imposantes d’Ernest Couteaux. Les autres sont partis depuis longtemps.

Manu en train avec son frère Bertrand, Jean-Mi avec sa mère qui l’attendait à la fin des cours.

La 404 finit par arriver. Mon père doit montrer patte blanche au concierge pour que celui-ci déverrouille la serrure électrique de la petite porte de sortie.

Alors, comment ça c’est passé?

Bien.

Si je réponds autre chose, il faut expliquer.

Il y a longtemps que je ne lui réponds plus que par monosyllabes.

Je vais en pension pouvoir vivre une vie où il n’existe pas. Un espace sans lui. Il ne saura rien.

Que le minimum.

Je la tiens mon île. Il m’y a jeté comme la tempête a rejeté Robinson sur la grève. Qu’il m’y laisse et m’y oublie.

Le jeudi et le samedi après-midi, il va cueillir les dents à son cabinet secondaire, dans une campagne encore plus paumée que la nôtre.

Tu as sans doute des devoirs à faire me dit-il avant de fermer à clé la porte de la salle d’attente qui, laissée ouverte, me permettrait de sortir. Puis j’entends le verrou de la porte de la rue qui se ferme, et la 404 qui redémarre.

Ma belle mère travaille à son salon de coiffure. Le chinois est chez sa grand-mère qui tient un petit bistrot à deux pas d’ici, à côté de l’école primaire. Je ne suis pas pressé de les voir.

Je passe de l’enfermement en pension à celui dans la maison.

Ce soir, ce sera sûrement dans ma chambre.

Demain, on va chez mes grands-parents.

Après avoir vidé mon linge sale dans le panier, je tourne comme un rat de laboratoire dans la maison geôle- labyrinthe. Rien n’a bougé depuis la semaine dernière. En passant dans le sombre couloir qui mène à ma chambre, je m’avise que de la lumière filtre derrière une porte.

La porte du « cabinet secret » n’a pas été refermée à clé.

Cet espace de trois mètres au carré, vestige de la cage d’un escalier abattu, reste habituellement verrouillé par l’ancienne porte palière munie de deux verrous de sécurité.

C’est le coffre fort de mon père.

Je découvre ses petits secrets, bien peu de choses.

Quelques bouteilles de vin, des conserves, des boites de fer-blanc contenant des photos en noir et blanc aux bords dentelés.

Toutes les photos où apparaissent ma mère sont là. Il a tenu à effacer son existence depuis qu’il est remarié.

Je n’en possède même pas une.

Il n’y a que chez Mamie qu’elle continue à exister.

Elle est en bonne place dans un porte photo en verre et marbre. La photo a été prise au parc Barbieux.

Éclatante de jeunesse et de beauté, elle est appuyée sur la rambarde en fonte d’un petit pont qui enjambe un de ces ruisseaux qui relient entre eux les plans d’eau artificiels.

Je connais l’endroit.

A chaque fois que j’y passe avec Mamie, quand certains dimanches nous nous promenons jusqu’au marchand de glaces, je m’y arrête.

Là, je lèche consciencieusement ma glace vanille chocolat prise entre deux gaufrettes en observant les environs, comme si elle allait soudain réapparaître.

Elle n’arrive pas.

Alors, je prends sa place, comme sur la photo. Mes yeux voient ce qu’elle a vu vingt-cinq ans plus tôt. Les lieux n’ont pas dû changer beaucoup.

Bien sûr les arbres ont poussé.

Tout le monde s’accorde à dire que j’ai exactement les même yeux que ma mère.

Mamie, sur un banc, me regarde de loin.

Dans une des boites de fer blanc cabossées et ternies par l’oxydation, je vole une des photos en noir et blanc.

Sur celle-ci, ma mère est assise à côté de Mamie sur l’accoudoir d’un fauteuil club, au 46 rue Chanzy, avec JJ nourrisson dans les bras.

Je la cacherai plus tard dans un de mes livres de classe.

Je ne me donne pas le temps de fouiller plus avant dans les photos. J’aimerai en trouver une où je suis avec elle. Mon père ne va-t-il pas avoir un doute et revenir vérifier s’il a ou pas refermé la porte du cagibi?

Dans cette éventualité, il faut que je sois prêt à ranger au plus vite sans faire de bruit et sans laisser de trace de mon passage. Je ne touche qu’un objet à la fois, en prenant garde à sa disposition initiale précise pour pouvoir le replacer exactement au même endroit.

Tous mes sens sont aux aguets.

J’ai pris l’habitude d’évoluer toujours à la maison dans la plus grande discrétion. Cela me permet de capter le moindre son.

Ou peut-être est-ce Marguerite qui n’a pas refermé la porte?

Je doute qu’elle en ait la clé. Ici c’est le domaine secret de mon père.

Il y a des armes.

Je connais leur existence. Il aime les exhiber.

Un fusil de chasse, hérité de Gabriel, un Mauser, fusil allemand de la dernière guerre, un pistolet automatique P38 ( calibre 11,43 ), un autre d’origine italienne ( calibre 7,65 ).

Des armes récupérées après la guerre. Et des munitions en abondance dans leurs boites d’origine.

Je fais jouer tous ces mécanismes parfaitement huilés de ces petites machines de mort dans le silence de la maison. J’en perce les secrets. Je découvre vite comment mettre hors service les sécurités et remplir les chargeurs.

Après les avoir longuement manipulée, j’opte pour le fusil de chasse de mon grand-père.

Mon père pouvait être intarissable sur les armes.

Il racontait l’histoire de cet homme qui vivait près de chez lui quand il était enfant, que l’on appelait « le Mautué «.

Il avait eu la moitié du visage arrachée à la suite d’une tentative de suicide au fusil de chasse. L’arme avait ripé. Il avait survécu, affreusement défiguré.

Il a été victime du recul expliquait mon père, pédagogue.

Puis venait la description exhaustive de la bonne méthode.

La crosse de l’arme doit être posée au sol. On peut préalablement relier les deux gachettes ensemble à l’aide d’un fil de fer, mais l’usage d’un seul canon fait amplement l’affaire. On charge de chevrotine. Les plombs en sont de taille respectable. Il faut ensuite introduire les canons dans la bouche en visant vers la base du crâne et presser. Le résultat est garanti à 100%.

Cet imbécile de Mautué n’était qu’un rustre, un impulsif, un amateur, en quelque sorte. La juste victime de son ignorance.

Il avait placé l’extrémité du canon sous son menton, sans tenir compte du recul de l’arme qu’on ne peut maîtriser dans cette inconfortable position.

Pourquoi n’avait-il pas réitéré son coup après avoir été sauvé? Les moyens ne manquent pas. Sa première expérience lui avait-elle redonné le goût de la vie?

Moi, j’étais bien renseigné, doté d’un matériel en parfait état et de la tranquillité d’une maison vide.

La porte du cabinet secret était restée entrouverte. La lumière allumée filtrant au fond du couloir obscur ne pouvait que m’attirer comme un papillon de nuit.

C’était une sorte d’invitation, consciente ou pas.

Après avoir glissé deux cartouches de chevrotine dans les chambres, armé les percuteurs et ôté la sécurité, j’introduis les canons dans ma bouche jusqu’à la limite de la nausée. Mes lèvres sont parfaitement jointives autour des tubes au goût mêlé d’huile, de métal et de poudre.

C’est si facile. Il y a juste une légère pression du doigt à effectuer, et s’en est fini.

J’hésite longuement. Je dois serrer un peu plus les lèvres car la salive dont la production est activée par le goût de métal s’accumule dans ma bouche.

Dès le début, j’ai compris que je ne vais pas le faire.

Le piège, c’est de réfléchir.

La réussite réside dans le caractère impulsif de l’acte.

Je garde néanmoins le canon en bouche.

Une porte qui s’ouvre, une fenêtre qui claque, et s’en est fini.

J’ai envie de vomir. Ma bouche s’est emplie de salive comme quand dans la 404 je me retiens de déglutir pour échapper aux nausées du mal des transports.

Je relève soudain la tête en écartant l’arme et crache tout le contenu de ma bouche sur le lino en toussant.

A quoi bon maintenant? Me dis-je.

Pendant cette poignée de secondes, j’ai compris qu’inéluctablement la mort viendrait d’elle-même.

Je me suis résolu à l’attendre.

Nous verrons bien où et quand elle viendra.

Chaque minute de vie entre le moment où j’ai recraché le canon et la fin de ma vie, je la considère désormais comme une sorte de bonus.

J’efface les traces de mon passage.

Je ramasse ma salive avec l’éponge de l’évier, puis j’essuie le lino avec un torchon.

Je vide les chargeurs, range les munitions, accroche les armes à leurs clous.

Je referme la porte en ne commettant pas l’erreur d’éteindre la lumière, ce qui signerait mon passage.

Le cœur battant, je redescends dans la cuisine.

J’ouvre mon cartable et étale quelques livres sur la table.

La photo trouve une cachette dans le livre d’histoire.

Je suis dans la cuisine. Je ne suis même pas monté jusqu’à ma chambre. Je n’ai pas vu la lumière filtrer sous la porte.

Je fais mes devoirs.

Je n’allume pas non plus la télé. Mon père ira glisser sa main sur le capot arrière pour en vérifier la température à son retour qui ne va plus tarder.

Je suis le parfait élève qui fait ses devoirs de la semaine prochaine.

Je comprends maintenant le choix du Mautué de ne pas récidiver.

Inutile.

Il suffira simplement d’attendre la mort avec curiosité.

 

 

 

 

 

 

 

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commentaires

S
L'amour et la confiance et la foi sont important ! je les ai vécues par intermédiaire, et je pense qu'il est important de croir en l'amour et....chacun son truc. En fait je l'ai vécu en...direct !c'et pour cela que j'ai fait un blog ! histoire de... mais je sais parler aussi...!
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