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25 décembre 2006 1 25 /12 /décembre /2006 00:00

Je suis allé acheter une nouvelle webcam à la FNAC pour le PC fixe du bureau.

J'en ai déjà une pour le portable que je prévois d’emmener avec moi quand je serai de nouveau hospitalisé.

L’espace du palais grouille de gens qui ne se regardent pas. Chacun s’abrite sous sa cloche mentale, tendu vers son but, esquivant les autres, comme mû par un pilote automatique, tout à ses pensées.

Ou à son vide.

Ca ressemble à une immense piste d’autos tamponneuses automatisées où on se déplace sans fin sans jamais heurter les autres. Ou à la ronde impassible des bancs de poissons aux yeux vides qui tournent, faussement indifférents, prêts pourtant à se jeter soudain avec fureur sur la moindre proie.

C’est plus fluide dans la rue.

De plus en plus portent des oreillettes de lecteur MP3. Certains ont, dans ce regard qui vous traverse comme si vous n'étiez rien, une lueur de froide supériorité que leur procure l'isolement sensoriel. Ils font en sorte que le bruit de la vie ne parvienne pas jusqu’à eux. Rien ne peut les atteindre. Ils se recroquevillent au plus profond d’eux-mêmes, se bardent d’indifférence, étouffent sous la musique poussée au maximum toute velléité de pensée, réduisent leur activité mentale à une veille cérébrale juste suffisante pour se déplacer.

A quoi bon penser?

Ils donnent l’impression qu’un grand ordinateur central leur dicte leurs actes par le biais de leurs oreillettes. Comme s’ils avaient renié tout libre arbitre.

A chaque instant, je m’attends à ce qu’une panne les fasse s’écrouler soudain d’un seul mouvement, comme poupées de chiffons, tandis que continue autour de leurs corps inertes étalés au sol le ballet flegmatique des passants.

Pourtant, je ne me lasse pas de les regarder. D’imaginer ce qu’est leur vie.

Chacun d’entre eux est porteur d’un univers si étrange que j'aimerais l’explorer.

Hier, Camille m'a téléphoné de Paris pour m'annoncer qu'elle avait enfin reçu son kit de connexion à internet, ADSL et téléphonie.

On va pouvoir installer ce système de vidéo conférence à l'aide duquel je souhaite conserver le lien familial quand je serai en isolement.

Quelque chose en moi me dit que je ne pourrai survivre que si je dispose de la capacité de communiquer.

Ca fait une heure que j'écris sur mon PC quand je réalise qu'un voyant du téléphone posé près de moi sur le bureau clignote.

Il y a un message.

C'est le centre Becquerel. On m'a laissé un numéro qu'on me demande de rappeler.

Une voix féminine me répond. C'est la surveillante des soins intensifs.

Elle m'annonce que la date de la greffe a été retenue. Ce sera le 22 janvier.

Je viens de vous mettre une convocation au courrier, me dit-elle. Mais je préfère avoir les patients au téléphone avant qu’ils ne la reçoivent pour pouvoir répondre aux questions.

Sa voix est calme et bienveillante.

Une journée complète de bilan est également prévue le 9 janvier.

Ils ont pris en compte le désir que j'ai exprimé de pouvoir prendre des vacances la première semaine de janvier.

Tandis que je lui demande des précisions et que je prends des notes, je me dis que nous allons pouvoir partir en vacances à Dinard si mon état actuel se maintient. Ce sera pour la dernière fois.

La famille de Caro est très peinée, mais il n'est pas possible de garder la maison de Papoum pour des raisons liées à la succession.

La vente à été rapidement conclue. Les acheteurs sont américains.

Caro est particulièrement affectée. Des liens forts l'attachent à cette maison qu'elle considère comme la sienne depuis son enfance.

JJ et moi avons nous aussi vendu le 46 rue Chanzy au décès de Mamie. Nous nous sommes répartis quelques souvenirs et quelques meubles, puis trois types d'Emmaüs ont emporté tout le reste dans leur camion.

Je les ai observé en silence pendant qu’ils ahanaient sous le poids du Godin de fonte ou qu’ils bloquaient avec un lit dans l’escalier, comme si les objets ne voulaient pas quitter les lieux.

Après leur départ, je suis retourné dans chaque pièce pour m’assurer que tout cela était bien réel, puis j’ai fermé les volets et verrouillé la porte d’entrée à double tour.

C’était fini. Je suis parti sans me retourner.

A Dinard, il faut aussi vider la maison de ses meubles, de ses objets, de ses souvenirs dans des délais les plus brefs. Je sais ce qu’ils vont ressentir.

Dimanche dernier, le 17, nous avons prématurément fêté Noël à Amiens. Sophie et Fred ne seront pas là le jour de Noël. Ils vont au Maroc.

Je n’aime pas Noël.

Toute cette débauche de bouffe et d’achats m’écœure. La fête spirituelle originelle n’est plus qu’une sordide orgie païenne.

Dans les magasins s’entassent les denrées de fête en monticules obscènes, vite saisies par des mains pressées. On se pousse, se bouscule, s’impatiente dans une sourde atmosphère d’agressivité.

Je ne garde pratiquement pas de souvenir des Noël de mon enfance. Juste quelques brides, peut-être des reconstructions de mon esprit s’inspirant de vieilles photos.

JJ aussi a oublié.

Vagues souvenirs de modestes jouets, de livres, de boites de tourons.

Il ne se rappelle pas du Noël qui suivit le décès de notre mère. Je l’ai interrogé à ce sujet. Il avait douze ans et demi, il devrait se souvenir. On se souvient à cet âge. Surtout dans ces circonstances.

Rien.

Sa mémoire a elle aussi choisi de se saborder.

Lors de ce faux Noël à Amiens, on parle de la maison de Dinard.

Sophie, souffrante, est au lit chez elle. On l’a longuement au téléphone plusieurs fois dans la journée. Elle assiste en direct à l’ouverture des cadeaux des petits.

Comment organiser le déménagement, qui veut tel ou tel autre meuble, tel ou tel autre souvenir?

Tout ce qui ne sera pas récupéré partira en salle des ventes ou chez un brocanteur.

On ne parle pas trop de mon cancer.

 

Vous avez prévu quel genre de bilan?

Bilan sanguin, myélogramme, écho cardiaque, EFR, consultation médicale.

Je vous ferai aussi visiter une chambre. J'ai besoin de vous donner des explications sur ce que vous pourrez amener ou pas avec vous, et sur les règles d'hygiène. Votre femme pourra vous accompagner si vous le souhaitez.

Je lui poserai la question.

Je l'interroge sur la connexion internet.

Dans la bulle stérile dans laquelle on va m’enfermer pour détruire la totalité des cellules de ma moelle osseuse, je veux pouvoir communiquer avec les miens. J’y resterai environ un mois.

Elle me confirme qu'il y a des PC dans l'unité. Je préfère prendre le mien. Je remplis mon disque dur de films, de musique et de photos en prévision de cette occasion depuis deux mois.

Le calendrier s'organise. Un sorte de compte à rebours.

On va pouvoir fêter les dix-huit ans de Camille juste avant ma plongée dans l’isolement.

Le soir j'annonce la nouvelle à Caro.

On peut contacter les peintres maintenant que nous avons une échéance.

Notre appartement doit être intégralement repeint en raison du dégât des eaux de cet été.

Depuis que cet automne le chauffage a été mis en route, de nouvelles cloques apparaissent çà et là, comme dans une réaction allergique. Toutes les pièces sont touchées sauf la chambre de Camille. D'expertises en contre-expertises, les assureurs ont finalement convenu d'un arrangement.

On a fait faire différents devis. Il ne reste plus qu'à décider un artisan à tenir ses délais. Mission impossible.

On va quand-même tenter de faire effectuer les travaux pendant la durée de mon hospitalisation. Je ne suis pas sûr que quand je sortirai de Becquerel, mon organisme immunodéprimé s'accommode bien de la poussière, des odeurs de peinture et autres solvants du chantier. Il faudra que ce soit terminé.

Le soir, on fume dans la loggia pendant qu’Antoine dans son bain joue avec ses chevaliers de plastique.

Tu ne t’inquiètes pas trop pour ta greffe, maintenant que tu as la date?

Si je ne fais pas cette greffe, je meurs.

Crois-tu que j’ai le choix?

 

Octobre 2006,

Quinze jours après son appel téléphonique, mon père ne donne pas de signe de vie. Il ne m’a pas écrit comme je lui ai demandé.

A l’évidence, il se fout de mon cancer.

J’en suis rassuré : je ne me trompe pas sur son compte.

La première cure de chimiothérapie qu’on vient de m’administrer n’a donné aucun résultat. J’ai l’impression que mon état s’est encore dégradé.

Je ne veux pas mourir avec ce poids qui m’empoisonne.

Je lui écris pour lui expliquer quel genre de père il a été pour moi.

Du genre à ne pas réagir quand un de ses fils lui annonce qu’il a un cancer. A ne pas proposer son aide. A ne faire preuve d’aucune compassion. A n’éprouver aucune inquiétude. Aucun sentiment. Pas même à l’égard de ses enfants.

A la fin de la lettre, je lui dit que je lui pardonne.

Je lui pardonne l’enfer qu’il a fait de mon enfance, son indifférence, sa cruauté.

Je lui pardonne tout pourvu qu’il continue de m’ignorer. Je l’enjoins à continuer d’ignorer sa descendance. Je ne veux pas que mes enfants aient un grand-père tel que lui.

Je purge mon esprit de toute trace de ressentiment.

Je fais des copies de la lettre que je destine à JJ, Agnès, et même au chinois.

J’éprouve un intense soulagement quand je glisse les enveloppes dans la boite aux lettres de la poste.

C’est à partir de ce moment que je commence à me sentir mieux.

La chimio semble m’améliorer.

Je commence à imaginer qu’il se pourrait que je tienne jusqu’à Noël.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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