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27 décembre 2006 3 27 /12 /décembre /2006 00:00

J'ai tapé "myélome" dans la barre de Google, il ne me reste qu'à cliquer sur le bouton de recherche.

La semaine dernière, alors que j'ôtais un matin mon tee-shirt dans la salle de bain pour prendre ma douche, j'ai découvert mon torse et mes épaules couverts de plaques rouges.

Le geste que je faisais s'est aussitôt arrêté, stoppé net. Mon cœur aussi, je crois.

J'ai rechaussé mes lunettes avec l'espoir que ma mauvaise vue y était pour quelque chose, mais avec elles, c'était pire.

J'ai recommencé à respirer au bout d'un instant et mon cœur s'est mis à battre plus fort, s'en devenait assourdissant.

Avec le petit miroir sur pied, je me suis examiné devant derrière, puis j'ai retiré mon pantalon de pyjama pour explorer le reste de mon corps.

J'en avais sur le haut, rien ailleurs.

Pas de démangeaison, le thermomètre électronique annonçait une température corporelle normale. Pas d'autre signe particulier.

J'ai éteint la radio et j'ai réfléchi rapidement.

Jeudi.

C'est le jour de congé de mon médecin. l'infirmière est venue hier faire ma prise de sang de la semaine dont je n'aurai les résultats que demain.

Qu'est-ce que c'est encore? Une nouvelle manifestation de la maladie, ou autre chose?

Je me suis glissé dans la baignoire et j'ai ouvert le mitigeur à fond, comme si l'eau allait suffire à effacer ces nouveaux stigmates.

En m'essuyant, je me suis décidé à attendre le lendemain. Deux ou trois fois dans la journée, je suis retourné dans la salle de bains soulever mon pull devant le miroir pour tenter d'observer une éventuelle évolution. C'était comme le matin.

En fin d'après-midi, j'ai appelé le secrétariat du Dr.T. pour prendre un rendez-vous. Il n'y avait déjà plus de place disponible. J'ai insisté auprès de la secrétaire. C'est fou comme le mot "cancer" vous procure des passe-droits, vous ouvre les portes.

C'est comme "orphelin de mère" que j'entendais parfois chuchoter auprès de moi quand j'étais enfant.

C'était quoi une mère? Je n'avais pas le souvenir d'en avoir jamais eu une.

Parfois le soir, enfermé dans ma chambre obscure, j'essayais maladroitement d'articuler le mot "maman" à voix haute, pour en entendre la sonorité. Je n'y suis jamais parvenu. Un truc se nouait dans ma gorge. J'arrivais juste à émettre un ou deux gargouillis avant de laisser tomber. Je n'ai pu commencer à prononcer ce mot qu'après la naissance de Camille. Ce n'est qu'à partir de ce moment que ce mot a pris du sens.

Elle a pris le temps de consulter à nouveau son planning, puis m'a annoncé qu'elle ne pouvait rien faire aujourd'hui.

Je vais en parler au Dr.T. demain matin, finit-elle par dire. Rappelez-moi demain à dix heures, on va vous trouver un créneau.

Le soir, je n'ai rien dit à Caro. J'ai attendu qu'elle soit occupée pour aller furtivement me changer pour la nuit. Toujours pas de température.

Comment ça se passe à la maison? M'a demandé mon psy.

Tiens, il a changé sa formule.

Je lui parle d'Antoine.

Il a fait des cauchemars pendant une courte période. Il parle aussi parfois de l'hôpital et de la mort.

On pense que c'est la fin de Papoum qui l'a impressionné. Il l'a vu pour la dernière fois dans un lit d'hôpital. Son dernier AVC l'avait laissé très somnolent. Il fallait insister pour qu'il ouvre les yeux. Les fois suivantes, on a laissé Antoine chez ses grands-parents. La dernière fois, il avait été rapatrié à la maison de retraite. Il n'a même pas ouvert les yeux. Il a juste serré un peu la main de Caro quand elle l'a glissé dans la sienne, sans que l'on soit sûr qu'il était conscient de notre présence.

Le personnel avait laissé la télé allumée dans l'espoir que cela le stimule à rester éveillé.

Pendant que Caro lui parlait en essayant d'obtenir une réaction, on voyait sur l'écran les comédiens d'une émission burlesque se donner beaucoup de mal pour faire rire le public. C'était assez drôle. Enfin, l'émission.

Plus tard, on a emmené Antoine à l'enterrement au cimetière de Saint-Enogat en lui expliquant ce qui se passait. Déjà j'avais peiné pour parcourir à pied les trois cent mètres qui séparent la maison du cimetière. Six jours plus tard, j'étais hospitalisé en urgence.

L'équipe des enseignants ne nous parle pas d'un changement de comportement significatif d'Antoine à l'école.

Il y a bien un peu de bagarre, rien qui ne semble vraiment anormal. Il est aussi comme scotché à sa maman. Mais est-ce anormal à cet âge?

Il faut se garder de tout interpréter à travers le prisme de la maladie. Elle est suffisamment encombrante comme cela.

Si je pouvais l'enfermer avec moi, sous la cloche, mais c'est impossible. Elle trouve toujours le moyen de s'en évader. Elle s'immisce insidieusement dans mon entourage. Elle pénètre les cerveaux, modifie les regards, dénature les comportements, infecte les pensées.

La maladie affecte toute la famille.

Caro s'est mis en tête de tout prendre en charge à la maison.

J'ai dû renoncer à des activités devenues trop fatigantes pour moi, telles que faire les courses alimentaires. Je limite mes sorties pour les mêmes raisons, aussi pour d'autres. Qu'irais-je faire à l'extérieur? Je n'aime pas flâner dans les boutiques, ni aller seul au cinéma. Les librairies ne m'attirent plus, lire est devenu difficile.

Seul le spectacle de la rue et des passants est intéressant à mes yeux, mais la foule est trop dense en cette période de fêtes. Il pleut ou il fait froid. Je préfère rester face à l'écran de mon PC qui peut toujours me montrer le monde. Taper sur mon clavier pour purger mon esprit de tout ce qui l'encombre. Me dépolluer, comme on le fait des plages après un naufrage.

Je veux que mon esprit soit allégé pour entrer dans la bulle stérile des soins intensifs.

Je laisse aux hématologues le soins de purger la moelle de mes os.

Il y a quand-même de petites choses que je peux faire, comme la cuisine, mais Caro fait souvent en sorte de me devancer alors que je suis encore enfermé dans le bureau.

Il ne lui suffit pas de prendre en charge Antoine, les achats de Noël pour toute la famille, les travaux de l'appartement, le déménagement de Dinard et tout le reste.

Le soir, elle s'endort soudain, écrasée de fatigue, avant qu'on ait eu le temps de parler d'autre chose que de l'organisation logistique de notre famille. Le matin, elle est réveillée à cinq heures.

Pourtant c'est au sujet d'Antoine que je m'inquiète. Sa situation me rappelle un peu trop celle que j'ai pu vivre à son âge.

Le lendemain à dix heures, je décroche mon téléphone.

J'ai un rendez-vous à seize heures. Mon cancer-sésame fait toujours son petit effet.

Quand j'arrive au cabinet du Dr.T., il n'est pas encore revenu de ses visites. Il me trouve assis quelques minutes plus tard sur une marche de l'escalier devant la porte de sa salle d'attente, en compagnie d'une autre patiente.

Il observe ma peau d'un air dubitatif.

Ce que je veux savoir, c'est si cette éruption a un rapport avec ma maladie. Si c'en est une nouvelle manifestation.

Non, me dit-il en posant mes résultats d'analyse sur son bureau. Rien à voir avec votre myélome. Mais je vous avoue que je ne sais pas exactement de quoi il s'agit.

Je ne lui en demande pas tant. La première partie de sa réponse me suffit.

Après tout, vous pouvez aussi faire une allergie.

Il me prescrit un anti-histaminique.

Vous avez quelque chose contre les génériques?

Je regarde fixement le mot "myélome" dans la barre de Google, le doigt sur le clic gauche.

A quoi bon se polluer un peu plus l'esprit?

Une infime pression de mon index droit, et je sais tout.

Les statistiques, les taux de survie à cinq ans, les complications. La banale litanie de la littérature médicale.

Je sais déjà que cette maladie est grave. Je sais aussi qu'on peut s'en sortir. Qu'ai-je besoin de savoir en plus?

J'ai reçu un email de Bernard et Claudine.

Bernard a été mon prof de français en première et en terminale. Il a été aussi à son insu un père symbolique de substitution, une sorte de caution morale qui m'a permis de ne pas reproduire le modèle paternel. Il était tout ce que n'était pas mon père. Une vraie bouffée d'oxygène et d'intelligence.

On est resté amis et on s'est vu assez longtemps, jusqu'à ce que le hasard nous envoie eux près d'Avignon, et moi en Normandie.

Depuis qu'il est en retraite, Bernard est conférencier. Il se plaît à dire qu'en matière d'auditoire, il est passé des jeunes cons aux vieux cons.

On partage lui et moi un goût certain pour le sarcasme.

Du coup, ils voyagent beaucoup. Après une longue croisière en Méditerranée cet été, ils partent pour le Japon dont ils ne rentreront qu'en avril.

...Mais nous ne t'oublions pas, même du bout du monde.

Clo et moi sommes confiants (non pas dans la médecine, n'exagérons rien), mais dans ta force vitale.

Tu nous a toujours montré que tu savais survivre aux pires emmerdements.

Ce n'est qu'un de plus, non des moindres, je te l'accorde, mais un de plus...Pas plus!

Accroche-toi, vieux!...

Bien sûr, il a raison.

Ce n'est qu'un emmerde de plus. Un coup de semonce. Une péripétie.

Une occasion de remettre les choses à plat.

On est tous des sursitaires, non?

Demain, j'arrête de fumer.

Non pas que je craigne pour mes poumons, quelques semaines de tabac ne changeront rien à l'affaire. Je ne veux pas me compliquer la vie avec le manque tabagique quand je serai enfermé face à face avec le myélome aux soins intensifs. J'aurai besoin de toute mon énergie pour subir les traitements qui m'attendent.

Je clique gauche et surligne en bleu le mot "myélome" dans la barre de Google.

Puis j'appuie sur la touche "Suppr" du clavier.

 

 

 

 

 

 

 

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