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15 novembre 2006 3 15 /11 /novembre /2006 00:00

Septembre 1969

17H15. En sortant du goûter, Manu nous fait signe de le suivre. Venez, dit-il, j’ai entendu dire au réf que les autres ont organisé un tournoi de basket. Je les accompagne sans enthousiasme sur le plateau de sport, mais il n‘est pas prudent pour un bleu de rester isolé. A l’école primaire, jugé trop lourdaud par mes pairs, je restais dans un coin de la cour à regarder les jeux de balle, accompagné du boiteux, un gosse affligé d’un pied bot, des autres laissés pour compte et de ceux qui ne voulaient pas jouer. Mais maintenant que je suis pensco, je ne suis plus jamais seul, ce qui est une situation inédite pour moi, qui me met parfois mal à l’aise. Ce midi, pendant la récré, je me suis enfermé pendant une demi-heure dans les toilettes. Ces trente minutes de solitude m’ont régénéré. Elles m’ont permis de recharger la cloche invisible qui me protège. Ensuite je suis retourné en classe, Jean-Mi m’avait cherché partout.

Les penscos se sont regroupés sur le terrain. Un grand en survêtement à l’allure athlétique organise les équipes sous le regard goguenard de petits groupes qui raillent les joueurs mais qui vont comme nous néanmoins les regarder pour tuer l’ennui. Seuls les fumeurs restent fidèles à leur occupation favorite derrière la salle de sport, protégés des pions par les habituels guetteurs .

Face à ce regroupement exceptionnel de pensco sur le plateau de gym, trois pions effectuent la surveillance, le quatrième veille sur l’autre cour où errent quelques solitaires.

On s’approche prudemment des deux terrains de basket où les rêgles ont été définies. Les équipes sont formées, on désigne les arbitres. Les sixièmes n‘ont pas été invités à participer, les deux premiers match opposent les cinquièmes contre les quatrièmes, et les troisièmes contre les secondes. Rabet est le capitaine des cinquièmes. Il fanfaronne au beau milieu d’un terrain en jonglant avec une balle en attendant que le grand en survêtement ait achevé la répartition des joueurs pour qu’il puisse former son équipe. Il semble qu’il ne soit pas un débutant en matière de basket. Il est le seul à avoir les chaussures adéquates. On espère bien qu’il va se faire battre, on rêve à l’accident, on décide de regarder ce match.

Coup de sifflet du grand balaise.

Un groupe de gamins, des grands de troisième, s’est agglutiné sous le panneau des cinquièmes et les encourage, menés par un costaud à lunettes. Ils sifflent bruyamment, poussent des cris grotesques, braillent des «  allez «. Rabet est galvanisé, son équipe a deux paniers d’avance malgré le handicap. J’essaye de comprendre les rêgles.

A la mi-temps, son équipe mène toujours, mais d’un seul panier. C’est quand-même un exploit, compte tenu à cet âge de la différence de gabarit entre les classes. Certains sont allés aux cuisines d’où ils ont ramené un bidon d’eau rougie et des gobelets qu’ils ont posé sur une chaise, les équipes se rafraîchissent, les supporters les entourent pour profiter de la manne. Deux des pions exploitent la période de calme pour aller tenter de coincer quelques fumeurs à l’opposé du terrain. Ce sont des nouveaux. Les anciens ont renoncé à ce petit jeu et préfèrent faire les aveugles tant que les fumeurs restent discrets. C’est sans espoir car jamais aucun pensco fumeur ne s’est fait avoir. Il n‘y a que des demis ou des externes qui se font coincer. Mais ils doivent avoir les consignes du surgé qui prend de bonnes résolutions à chaque rentrée scolaire.

A cet instant, une série de coups de sifflets stridents proviennent de l’autre côté du bâtiment où se tiennent les salles de classe. Selon l‘usage en cours chez les pions le troisième, désemparé, réalise que son collègue l’appelle à l’aide dans l’autre cour. Il hésite un court instant, puis devant l’ambiance bon enfant de la rencontre sportive et l’insistance des coups de sifflet qui se font impérieux, il s’éloigne d‘un pas rapide. Les pions ne comprendront jamais l’art de la diversion chez les penscos, ils ne s’imaginent pas tout ce qui peut se passer sous leurs yeux.

C’est le moment que choisit le costaud à lunettes qui a suivi la première mi-temps sous le panier des cinquièmes pour aller féliciter Rabet. De son bras gauche il entoure le cou du vaillant capitaine en lui claquant l’épaule, et, après un regard circulaire, sa tête dominant celles du petit groupe qui l’entoure, lui écrase lourdement son poing droit sur le visage. Surpris et sonné, Rabet tombe raide au sol, aussitôt les jambes saisies par deux autres gars de troisième. Un mur de gamins se forme aussitôt pour masquer la scène aux pions qui sont presque arrivés sur le territoire des fumeurs et jettent derrière eux des regards méfiants. Sidérés par l’événement, on s’approche pour assister à l’échauffourée, emmenés par Manu qui nous incite à le suivre. Le costaud à lunettes n’en a pas fini. Après avoir vérifié que les pions ont repris leur chasse aux fumeurs qui les baladent à l’autre bout du plateau, il envoie une série de coups de pieds dans les cuisses de Rabet que les autres tiennent fermement, sous ses cris de douleur. Après quelques longues secondes de ce traitement, on le lâche. Il reste au sol, recroquevillé et gémissant, se frottant les cuisses, la lèvre inférieure et le nez sanguinolents. Le costaud s’agenouille auprès de lui et se met à retourner et à fouiller ses poches dont il jette le contenu par terre. Puis, il le fait se relever par ses sbires.

Rabet n’en mène pas large, flageolant sous la poigne des deux troisièmes, il a renoncé à chercher à se défendre ou à faire le malin, les autres l‘ont bien soigné. Les pions ont viré à l’angle de la salle de sport. On s’amuse de voir à l’angle opposé s’enfuir les fumeurs rigolards comme une volée de passereaux et venir se mêler aux spectateurs.

On se dépêche, clame le costaud à lunettes, les pions vont revenir, il se tourne vers Manu en lui faisant signe de s’avancer.

T’inquiètes pas, fait un des fumeurs dans l’assistance, il en reste d’autres là-bas derrière, ils vont leur raconter des salades, on a le temps.

Sans hésiter, Manu s’approche.

Le costaud l’empoigne, et le plante devant Rabet qui baisse les yeux.

Il désigne du doigt l’hématome qui marque le front de Manu, et allonge une claque à Rabet pour souligner ses propos. L’autre encaisse et acquiesce de la tête, puis le costaud interroge Manu qui au bout d’un instant se tourne vers moi et me fait signe de le rejoindre. Interloqué, je reste un instant interdit, mais il insiste. C’est bien de moi dont il s’agit.

Je m’avance à trois pas de Rabet. Le grand est échevelé, les lunettes de travers ont glissé sur son nez rendu glissant par la sueur. C’est lui ? Rabet hoche la tête, toute honte bue. Le costaud tend alors la main vers moi qu’il ouvre tout en grand : j’ai retrouvé mon Pasteur.

Les penscos n’aiment pas les voleurs, ni les lanceurs de cailloux. Les conflits doivent se régler à la loyale. On ne devient pas un caïd par la brutalité, mais par le respect que l’on inspire.

Mais le pion qui a été attiré dans l’autre cour par un sifflet anonyme est déjà de retour , il se dirige à toute vitesse vers l’attroupement bien conscient d’avoir été berné. Il a trouvé l’autre cour totalement vide, il est allé jusqu’au préau du fond, a fouillé les toilettes, n’a pas trouvé non plus son collègue qui aurait dû être de surveillance à cet endroit. Les quelques isolés qui étaient dans cette cour ont peu à peu gagné le terrain de sport pendant le match, suivant ainsi la consigne qu‘on est venu leur donner. Le quatrième pion devant la cour vide a quitté son poste. D’où sont venus les coups de sifflet?

Les groupes s’égaillent et vont innocemment se poster le long des lignes comme pour attendre la reprise des match. Seul Rabet sonné est resté au beau milieu du terrain à ramasser le contenu de ses poches.

Les arbitres qui ont vu le pion revenir sifflent la reprise des match, mais celui-ci s’est dirigé droit sur Rabet, interrompant la reprise du match de sa main ouverte au bout de son bras tendu. Il l’interroge.

C’est rien, m’sieur, je me suis pris une balle dans le nez, ça saigne un peu mais c’est pas grave. C’est le même pion qui a ramassé Manu hier soir. Il commence à se poser des questions au sujet de la récré du soir et de ces gosses saignants qu’il faut y ramasser.

Lui aussi il est en train d’apprendre.

La récré du soir, c’est l’heure des règlements de compte entre penscos, ça, il l’ignore encore. Ce genre de traitement s’appelle une «  leçon particulière «. Quand les penscos se passent la consigne en chuchotant ces deux mots, tous savent qu’il y aura du spectacle à la récré. Il existe toutes sortes de codes, de signes, un langage secret auquel les bleus comme nous ne sommes pas encore initiés. Il y a aussi toutes sortes de punitions, la plus populaires étant le « cul trempé «. Pratiquée à la sortie du petit déjeuner, alors que le lycée est encore tout aux penscos, la victime toute habillée est assise sur la selle des toilettes, puis enfoncée de force au fond de celle-ci. Parfois, quand le niveau est trop bas, ou en fonction de la gravité de la faute, on tire la chasse. La victime doit rester ainsi jusqu’au soir, au risque de se voir infliger une punition plus cruelle. On pratique aussi la mise en quarantaine. Plus personne n’adresse la parole au puni, sous peine d‘être puni lui-même. Il doit être rejeté de tous les groupes, interdit de séjour au foyer des penscos où l‘on joue au baby-foot et à divers jeux, relégué seul à une table au réfectoire, de même en permanence. Partout où il y a une file d’attente, il doit se mettre obligatoirement à la queue, enfin il doit obéir aux ordres que les autres lui donnent en baissant la tête. La mise en quarantaine est la punition la plus grave des penscos. Elle peut ne durer qu’une journée, mais on l’a vue s’éterniser un trimestre entier. De quoi devenir fou.

Quelqu’un a décidé d’une leçon particulière pour Rabet ce soir.

Le pion ne croit pas un mot de la fable de Rabet, à le voir rassembler ses affaires éparpillées autour de lui. C’est rien, M’sieur, c’est qu’un accident bredouille-t-il.

Pas de cafteur chez les penscos, on est tous complices.

Nous, les bleus, on enregistre la leçon.

Éberlué, je tiens toujours à la main mon Pasteur que j’avais déjà fait en sorte d’oublier.

Je ne comprends rien, bredouille-je…

Manu éclate de rire en faisant un petit signe au costaud à lunettes qui s’essuie le visage de son mouchoir tout en discutant avec ses deux complices sans un regard pour Rabet et le pion qui ne sont qu’à quelques mètres d’eux. Celui-ci répond par un clin d’œil.

C’est mon frère, s’esclaffe-t-il, il s’appelle Bertrand, il est en troisième.

Le grand barbu de terminale, sorti d’on ne sait où s’est approché de Bertrand. Il fait négligemment tournoyer sa chaîne de clé qui s’enroule autour de son index tendu.

Ca c’est bien passé? Fait-il en désignant de la tête Rabet que le pion emmène à l’infirmerie sous ses protestations.

Bertrand lui répond d’un large sourire en dressant le pouce droit vers le ciel, le poing serré.

Parfait, souffle le roi en stoppant le mouvement circulaire de sa chaîne au niveau des yeux de Bertrand. L’année commence bien.

Au bout de sa chaîne pend un sifflet en inox.

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12 novembre 2006 7 12 /11 /novembre /2006 00:00

11 novembre 1969

Il pleut ,il fait gris, il fait froid.

J’entends de mon lit la pluie battre sur mon volet. Mon corps, toute la nuit a réchauffé le lit, je suis dans un cocon tiède, la chambre est glaciale. Un peu de jour filtre entre les lames de bois de la persienne. Pas un bruit dans la maison, ils doivent encore dormir. J’ai envie de pisser. Je retarde le plus longtemps possible le moment de me lever, mais rapidement je n’en peux plus. Frissonnant, j’attrape ma robe de chambre. Le pot de chambre possède une anse qui permet de le tenir pour pisser debout. Je vise sur le bord pour ne pas faire de bruit, l’urine s’écoule en décrivant une spirale le long de la paroi et bouillonne en atteignant l’eau de Javel, dégageant une écœurante odeur de chlore dont j’essaye de limiter les émanations en refermant au plus vite le pot de son couvercle de plastique bleu. Sans espoir, je teste quand-même la porte en prenant garde de ne pas faire grincer le mécanisme de la serrure. Elle est toujours fermée au loquet. Hier soir, mon père est venu comme chaque soir m’enfermer dans ma chambre après avoir démonté l’ampoule de ma lampe, ensuite, ils sont sortis, le petit est chez sa grand-mère. Ils dorment, rentrés sans doute à l’aube ivres, les vêtements imprégnés de l’odeur de tabac blond. Ils n’ont pas pensé à me libérer en rentrant, ou plutôt ils l’ont fait exprès, pour que je ne les réveille pas en me levant.

Je vais jusqu’à la fenêtre. La cloche de l’église, de l’autre côté de la place, sonne un coup, celui de la demie.

Avec d’infinies précautions, je prends en main la sangle de la persienne et commence à la relever, centimètre par centimètre, jusqu’au milieu de sa course. Je m’arrête à mi-course, le cœur battant, car au-delà, les rails grincent. Pas un bruit, je ne les ai pas réveillés. J’entrouvre les rideaux de voile et essuie la buée que ma respiration a déposé sur la vitre. La place du village déserte, pas une seule voiture sur la nationale aux pavés luisants, la 404 est là, garée sur le trottoir, à sa place habituelle, le long des grilles du monument aux morts Ils sont donc bien rentrés. Seul détail inhabituel, le monument aux morts est décoré de drapeaux que les employés de la mairie ont installé hier. Il règne maintenant une lumière grise dans la chambre, suffisante pour lire. J’essuie de nouveau la vitre où la buée qui coule occulte encore la vue et je scrute l’horloge du clocher : il est huit heures et demi. Je me recouche au plus vite et retrouve du bout des mes pieds gelés le livre qui est caché au fond de mon lit, ainsi que la lampe de poche dont la pile est morte hier soir, alors que je n’avais pas fini mon chapitre.

Je lis en prenant garde à ne pas faire de bruit par inadvertance en tournant les pages, peut-être ont-ils laissé la porte de leur chambre ouverte auquel cas ils peuvent entendre le moindre de mes gestes. Je ne sais pas ce que c’est que l’inadvertance, tous mes comportement sont conditionnés par la crainte de leur donner une occasion de me punir de nouveau.

Je ne parle pas, ne pose pas de question, je mesure chacun de mes gestes, je les évite le plus possible, je me fais oublier, je suis une ombre, je ne suis rien, une ombre silencieuse.

Je lis.

Grincements dans la chambre contiguë, ils ont bien laissé leur porte ouverte si j’en juge à la netteté des sons que j’entends. Je planque aussitôt mon livre dans le lit et fait mine de dormir. Mon père se lève, pourvu que ce ne soit pas moi qui l’ai réveillé. Il a une quinte de toux de fumeur, rebelle. Au bout d’un moment, j’entends la voix de sa femme qui le rabroue. Leur lit grince encore une fois sous l’effort de poussée, mon père doit être debout, toujours toussant en enfilant sa robe de chambre. Son pas lourd se met en branle, en passant devant ma porte il donne une pichenette à mon verrou comme on libère les chiens du chenil le matin pour la pâtée.

Je ne bouge pas de mon lit, je reprends ma lecture. J’ai appris à être patient. Mentalement, j’imagine les gestes de mon père. Arrivé en bas, dans la cuisine, il monte le chauffage au feu à mazout, puis remplit la bouilloire d’inox au robinet, avant que de la poser sur la gazinière. Ensuite il va pisser ; J’entends à cet instant la porte de la véranda qui s’ouvre, les chiottes sont dehors, dans la cour cimentée. On ne peut appeler que « chiottes » ce trou glacial et puant avec son broc de métal émaillé qui nous tient lieu de toilettes. Je connais chaque bruit de la maison a force d’être toujours au aguets, surtout les plus ténus, comme ce sifflement qui s’échappe de la cuve à mazout lorsque mon père va remplir le bidon dans la buanderie, ou le compresseur du cabinet dentaire qui chuinte pour ses appareils pneumatiques.

La porte de la véranda couine à nouveau. Il a fini. Maintenant, il va préparer le café. Cliquetis métalliques de la cafetière qu’on pose sur la gazinière à côté de l’eau qui chauffe, clac franc de l’aimant qui ferme la porte du placard où sont rangés le café et les filtres. Il ne suffit plus qu’a attendre que l’eau frémisse. Pendant ce temps il prépare un plateau. Sons de vaisselle qu’on manipule, tasses, cuillères, sucrier. Encore quelques minutes et ses mules frottant les marches de l’escalier, il remonte. Son pas lourd repasse près de moi qui fait le mort. La porte de leur chambre se referme lourdement. Ma chambre pue le chlore. Je l’entends qui tousse à nouveau.

J’en profite pour me lever. J’ouvre ma porte en douceur, je suis devenu un expert pour ne pas faire de bruit. J’emmène le pot de chambre avec moi. Je connais chaque lame de parquet qu‘il faut éviter, l’endroit précis où il faut peser sur chaque porte pour éviter qu’elle ne grince, et chaque marche qui craque qu’il faut enjamber. Mes déplacements dans la maison ressemblent à une danse étrange, alternance de pas glissés, d’enjambements et de sautillements. Je parviens dans la cuisine sans me faire remarquer. Je vais d’abord vider mon seau et le rincer au robinet de la cour, puis je me prépare un petit déjeuner dans le plus grand silence. Pendant qu’il chauffe je me réchauffe les mains au feu à mazout.

Dans la casserole émaillée de jaune sur le bord de laquelle un gros éclat noir a sauté , le lait qui a formé sa peau commence à frémir. J’ouvre le placard dont on peut atténuer le clac d’ouverture en posant la main en regard de l ’aimant pour y effectuer une contre-poussée. J’attrape la boite de banania en fer blanc. Le nêgre coiffé de sa chéchia me sourit de toutes ses dents sur fond jaune et dessins de bananes. Deux tranches de pain rassis couvertes de la confiture de mûres que grand-mère a fait cet été, comme chaque été, je prends mon petit déjeuner, en prenant garde à leur laisser suffisamment de pain .

J’en fait disparaître toutes les traces quelques minutes plus tard, et remonte avec les mêmes précautions de démineur dans un champ de barbelés m’enfermer dans ma chambre. Ils se sont rendormis, je reprends mon livre.

Plus tard, j’entends un brouhaha dans la rue, sous ma fenêtre, mais je ne bouge pas de mon lit à cause du froid.

Soudain, un bruit énorme s’élève dans la rue; C’est la fanfare qui honore les morts au pied du monument du même nom. Je jette un œil à la fenêtre. Une petite troupe est là, les anciens combattants chargés de leurs médailles, certains très agés, ceux de la grande guerre au premier rang, puis ceux de la seconde, enfin les anciens d’Algérie, un peu à l’écart. Des drapeaux brandis fièrement, les membres de la fanfare et leurs costumes grotesques, le maire ceint de son écharpe qui tient son discours à la main. Tout le monde est raide et altier. Un petit coup de Marseillaise, qu’ils reprennent tous, en cœur, puis bref discours, il pleut. Sonnerie aux morts, puis re-Marseillaise. J’entends mon père qui se lève brusquement en gueulant «  Ah, les cons ! », puis qui ouvre brutalement la porte de sa chambre et file vers l’escalier. «  L’année prochaine, poursuit-il dans l’escalier, je tire dans la foule ! »

11 novembre 2006.

Il pleut, il fait gris, il fait froid.

Hier soir je suis allé à la gare chercher Camille au train de Paris de 21H34. Nous avons parlè longuement comme toujours le vendredi soir. Je lui ai expliqué que j’avais rendez-vous lundi pour une consultation pendant laquelle je dois prendre connaissance des nouvelles décisions concernant la prise en charge de ma maladie qui ont été prise au staff des hémato du vendredi. Le traitement dont je bénéficie actuellement semble peu efficace. Pourtant, la semaine n’a pas été si mauvaise. Je suis sorti un peu, j’ai marché en ville de mon pas de petit vieux, les muscles douloureux et le souffle court, mais j’ai marché. Je suis allé jusqu‘à l‘Armitière dont je ne sors jamais d‘habitude sans y avoir acheté au moins un livre, souvent quatre ou cinq. Lire ne me dit plus rien. Mon état ne s ‘est pas dégradé comme je le craignais, mais d‘étranges transformations s‘opèrent en moi. Je l’informe qu’ensuite il est prévu une courte hospitalisation pour la pose de la chambre implantable . Ca commence à sentir la chimio tape-dur. Mais je ne peux que spéculer pour le moment. Les hématos prennent leurs décisions le vendredi, n’en communiquent la teneur que quelques jours plus tard, histoire qu’on ait le temps de s’inquiéter. Il sera bien temps d’apprendre les mauvaises nouvelles lundi.

La semaine de Camille n’a pas été terrible. Elle a fait un petit coup de déprime de deux jours. Je la rassure, puis on parle peinture et design.

Caro s’est réveillée à cinq heures trente, comme d’habitude depuis plusieurs semaines. Les traitements n’y font rien. Je l’entends qui branche le PC portable que j’ai pris la précaution d’installer hier soir dans le salon, le fixe est dans la chambre de Camille, qui ne se lèvera que tard dans la matinée. Elle va brancher la cafetière électrique programmée à 6H30 qui commence à glouglouter. Elle doit fumer dans la loggia ou il fait un froid de canard pendant que l’arabica perfuse le filtre de papier. Quelques minutes plus tard, bruits de pianotements dans le salon. Elle doit relever ses mails et lire le blog de la veille.

Miraculeusement, je me rendors.

C’est Antoine qui me réveille, glissé auprès de moi sous la couette, son biberon qu’il aspire goulûment émet un sifflement d‘air et de bulles, Caro lui met un DVD de Dora. Je tente de persister dans le sommeil mais il faut que je me lève pour pisser.

Ceci fait, je vais me faire griller du pain dans la cuisine que je laisse refroidir pour que mon beurre aux cristaux de sel ne fonde pas quand je l’étalerai dessus. De la télécommande je branche la radio que je n’écoute pas. Il est huit heures trente, Caro se prépare dans la salle de bain. Elle est de garde au centre de rééducation,. Elle ne pense pas avoir le temps de faire les courses alimentaires ce matin. Je vais dans la loggia griller un cigare avec mon arabica. La pluie bat à la fenêtre, au loin, sur la Seine, pas un navire.

Petit déjeuner debout face au plan de travail, j‘écoute quelques brides d‘infos. Caro est prête.

Quand elle est partie, je prépare un bœuf Marengo, c’est un des plats préféré de Camille. Quand cela se met à mijoter tranquillement, je vais me laver et m’habiller. Antoine a réuni un embouteillage de voitures et de camions en tous genres devant la porte de sa sœur, dont il actionne les différents klaxons et sirènes, mais Camille ne bronche pas : elle a le sommeil lourd et à sûrement passé une bonne partie de la nuit à surfer.

Je branche en douce Gulli sur l’écran plat de notre chambre à l’intention d’Antoine, il abandonne ses voitures pour aller suivre un dessin animé.

Je lance le lave-vaisselle et vais m’allonger sur la canapé, je suis épuisé, mes jambes me lachent.

Hier, mon frère m’a envoyé un mail, dans lequel il me confirme certains éléments du post de la veille intitulé «  paradis » et m’en apporte d’autres qu’il m’autorise à utiliser si je le juge utile. Il regrette de ne pas avoir compris à cette époque ce qu’il se passait. Je lui réponds qu’il n’aurait rien pu faire, et que lui aussi a perdu sa mère et a dû de débrouiller seul avec ce poids.

Il me raconte qu’il m’avait donné une ampoule électrique pour remplacer celle que mon père ôtait chaque soir, que je cachais dans mes chaussettes. Oublié, effacé. Comment oublier un détail pareil ?

Je me rappelle pourtant bien de la casserole jaune émaillée et de son éclat noir, la boite de banania, mais on en trouve maintenant des fac-similés dans les boutiques du centre ville. Il y a les vrais souvenirs, ceux que notre esprit reconstitue à partir de brides et de fantasmes, et ceux qu’il efface.

J’ai oublié ces détails de la vie quotidienne, dont tout le monde se souvient.

Que faisais-je en rentrant de l’école ?

Avais-je un goûter ?

Où faisais-je ma toilette, et quand ? Nous n’avions pas de salle de bain à l’époque.

A quoi jouais-je ? Avec quels jouets ?

Est-ce normal d’avoir effacé tous ses détails qui forment la trame du quotidien ?

Il ne me revient que quelques brides, comme la scène du disjoncteur, ou celle de la rentrée scolaire à Couteaux. Avant, c’est une espèce de grand trou noir peuplé de quelques cauchemars.

Agnès aussi m’a téléphonné hier, émue alors que j’attendais mon ambulance devant Becquerel après ma consultation d’anesthésie. Elle lit le blog, elle aussi.

Agnès est ma marraine, c’était une amie, une cousine éloignée de ma mère.

Pour ton demi-frère, on savait, me dit-elle, Mamie l’appellait même « le chinois », mais pour le reste, on ne savait pas, mais on voyait bien que tout n’allait pas bien.

Elle se sent coupable. Je la rassure elle aussi, comme mon frère. Mon récit entraîne une vague de culpabilité chez ces témoins de cette époque qui n’ont rien vu. Ils n’ont pas été témoins. Mon père et sa femme étaient bien trop habiles pour laisser des témoins.

Bien sûr que vous ne pouviez rien savoir, moi, je ne pouvais rien dire, au risque de représailles qui auraient été bien pires. Et puis mon père vous aurait expliqué que j’exagérais, qu’il m’éduquais à la dure pour mon bien. Il s ’en serait tiré. Je n’aurais pas eu de trace de coups à exhiber, il ne me battait pas, enfin je ne m’en souviens pas. La torture morale est bien plus efficace et ne laisse aucune trace, physique, sa victime finit même par trouver ça normal. Il ne lui vient plus l’idée de protester ou de se rebeller. On est rapidement détruit et impuissant, on devient un jouet docile. Ses instigateurs ressentent un sentiment de domination et d’impunité plus jouissif que celui procuré par la vulgaire raclée.

Camille finit par se lever, puis plus tard Caro rentre. Elle a pu faire les courses.

On déjeune en famille. Le veau Marengo est parfait, tout le monde se régale. Martine doit venir rechercher Camille à quatorze heure, mais je suis tellement fatigué que je me couche avant son arrivée et m’endors aussitôt.

Je me réveille en fin d’après-midi engourdi.

Le temps n’a pas changé.

C’est le 11 novembre, il pleut, il fait gris, il fait froid.

 

 

 

 

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10 novembre 2006 5 10 /11 /novembre /2006 00:00

La Corsa retrouve toute seule son emplacement de livraison en face du cabinet du Dr.A, psychiatre.

Je me force à grimper lentement les deux étages avec pause au premier, j’arrive au palier supérieur en haletant. La salle d’attente ne fait pas exception à la règle. Sur une chaise, dans un coin sont empilés des «  version fémina «  antédiluviens, en fouillant un peu on peut finir par dénicher un antique Paris Match qui gît là depuis deux ans, de toutes façons, la lumière est si basse que je vois à peine le bout de mes mocassins. Je laisse tomber. On devrait inscrire sur toutes les portes de toutes les salles d’attente de France la mention : « Salle d’attente, emmerdez-vous «, ou carrément «  salle d’emmerdement », voire «  salle de stress » chez les dentistes. Je m’assoupis à moitié, des murmures me parviennent à travers les cloisons mais je ne parviens pas à distinguer le sens des mots. La confidentialité est sauve.

Parfois il arrive qu’il soit tellement en retard que le patient qui me précède est encore dans la salle d’attente à attendre son tour. Après un salut gêné, on feint de s’ignorer, cloche de protection à sept sur dix, chacun se demandant si l’autre taré ne va pas se jeter soudainement sur lui pour l’étrangler. On s’épie du coin de l’œil en feuilletant négligemment un «  version fémina » de février 1998, aux aguets. Il est ici pour quoi, l’autre? Alcoolisme? Toxicomanie? Dépression? Schizophrénie?

Ca pourrait être pas mal, la salle d’attente, comme titre de roman. Ou une pièce de théâtre : «  Je viens vous voir pour soigner ma névrose cancéreuse, ou mon cancer névrotique, docteur…« 

Au fait, je viens le voir pour quoi exactement?

Je n’ai plus le temps de me poser la question, je l’entends qui raccompagne son patient, ça va être mon tour, j’aurai dû aller pisser.

Sa tête pointe d’abord à l’embrasure de la porte, qu’il ouvre ensuite en grand quand il m‘a reconnu. Il se méfie lui aussi de ce qui pourrait bien l’attendre dans la salle d’attente. Bonjour, fait-il. On se serre la main. Il n’y aura pas de bière ni de whisky, aujourd’hui, j’aurai peut-être dû lui refaire le coup de l’escalier impossible, mais le fait est que je me sens mieux physiquement. De plus, je pense que j’ai vraiment besoin de cette thérapie, alors le mieux est de reprendre un cours normal.

On s’assied, il sort les quelques feuilles de mon dossier d’une pochette de carton du même modèle que celles qu’utilise Camille pour ses dessins.

Il débute habituellement la séance avec une formule du genre » quoi de neuf depuis la dernière fois ? « , mais aujourd’hui il me fait une variante.

J’ai lu votre blog.

Cet homme est un homme de goût.

Qu’est-ce qui se passe en ce moment avec ces souvenirs de pensionnat ?

Je réfléchis quelques instants.

C’est une banalité de dire que la vie est un livre dont on tourne une page chaque jour, dis-je. Disons que je prends conscience de quelques pages de ma vie qui avaient plus de poids que je l’avais imaginé jusqu’alors. Par exemple, la naissance de Camille a été une page « lourde », ça, je le savais, je l’ai sentie se tourner de façon incroyablement réelle. Je la relis souvent.

Je vois sa tête apparaître, puis tout son corps rougeâtre, j’entends ses cris, les mains de la sage-femme qui, après l’avoir enveloppée dans un champ chirurgical vert, la tendent à Martine échevelée et couverte de sueur, les yeux rougis des vaisseaux éclatés sous l’effort, Martine qui s’exclame «  comme elle est mignonne » . Et la page qui se tourne aussitôt, une sorte de vertige, je réalise que je deviens un autre homme, que se pose sur mes épaules l’écrasante responsabilité de la vie d’un enfant, que je deviens père, en somme. C’est une sensation à la fois angoissante et enivrante, soudain la vie prends un autre sens, clair, évident.

Rien de tel avec la naissance d’Antoine. Beaucoup d’émotion, bien sûr, la joie et la surprise de Caro, aussi l’étrange sensation de se voir naître soi-même, le fait que se soit un garçon, mais pas de page qui se tourne : je suis déjà père.

Le lien avec la pension ?

Ce jour de la rentrée scolaire 1969, j’ai retrouvé la parole.

La pension m’a rendu le droit à la parole. C’est une page plutôt lourde, non ?

Vous n’aviez pas le droit de parler chez vous ?

Non, ce n’est pas ça. J’avais le droit de parler, mais j’avais décidé de ne plus parler.

Je réfléchis un moment, des brides de souvenirs remontent à la surface.

Vous avez lu «  la désobéissance », de Moravia ?

On procède souvent comme ça, c’est un féru de littérature, mais cette fois, il n’a pas lu le livre. Je le lui raconte en deux mots.

Le fils d’une famille bourgeoise italienne, élevé dans la foi, découvre un soir par accident que le tableau où ses parents le font s’agenouiller chaque soir pour faire sa prière cache un coffre-fort bourré d’argent. Il comprend alors que tout cela, toute cette rigueur catholique qu’on lui impose, la fausse charité de ses parents, n’est qu’une mascarade, il décide alors de désobéir en tout à ses parents.

J’ai eu le même genre de réaction avec mon père, quand j’ai compris que sous couvert de souci éducatif, sa dureté ne visait qu’à le libérer de moi afin de pouvoir vivre sa vie avec sa nouvelle femme.

C’est à dire, donnez-moi des exemples.

Par exemple la scène du disjoncteur, vous l’avez lue ?

Oui. Elle est vraie ?

Tout à fait réelle. Jolie page, non ? Encore une que le myélome a fait émerger de ma mémoire.

Il m’enfermait à clé dans ma chambre pour sortir le soir, pourquoi pas? Quel besoin avait-il de couper l’électricité pour m’empêcher de lire ? Il disait que c’était pour mon bien ! Qu’il me fallait mes x heures de sommeil pour aller à l’école le lendemain etc.… Le problème est que la scène se reproduisait le week-end, surtout le week-end d’ailleurs. Pourquoi ? Pour être en forme à la messe du dimanche ?

La vérité est qu’il prenait plaisir à me persécuter. Ca devait l’aider à apaiser ses frustrations. J’étais son bouc émissaire.

Et vous savez la meilleure ? Un dimanche sur deux, on allait manger chez mes grands-parents. C’était l’horreur. Et bien, tenez-vous bien, il se vantait de ce qu’il avait fait, en se justifiant avec ces mêmes arguments. Ce devait bien être dans les idées de ses parents, ce genre de conneries, des gens nés au dix-neuvième siècle ! Il devait reproduire le même genre d’éducation qu’il avait subi trente ans auparavant, pendant la guerre. Sous la botte nazie. Mon père admire beaucoup l’armée allemande.

J’étais une gêne à sa vie privée, alors il me faisait payer. Je crois qu’à cette période, mon père me haïssait.

Qu’avez-vous fait ?

Je me suis procuré une lampe de poche.

Et au sujet de votre silence ?

Quand vous vous faites rabrouer sans cesse, que la tendresse est absente, qu’à chaque demande la réponse est toujours non, que les autorisations sont toujours refusées, les sollicitations repoussées, l’injustice et les humiliations quotidiennes, vous finissez par ne plus rien demander. Je n’ai aucun souvenir d’avoir joué avec mon père, ou qu’il m’ait raconté une histoire, ou qu’il m’ait appris à faire du vélo, enfin tous ces trucs que les pères font avec leurs enfants. J’étais une gêne qui l‘empêchait de mener sa vie à sa guise, il a décidé d’alléger la charge en réduisant mon existence à son strict minimum : peu à peu je suis devenu une inexistence.

Quand je sentais sur moi le regard excédé de sa femme, ses reproches perpétuels, ses manœuvres pour me rendre coupable des difficultés de leur relation, je savais qu’il faudrait faire le dos rond, que la punition n’allait pas tarder à tomber. Ils parvenaient à se mettre d’accord quand il s’agissait de me punir. J’étais le ciment de leur couple, en quelque sorte.

Haine et impuissance. Je les ai haïs, tous les deux, ils le sentaient et me le rendaient bien. J’étais impuissant, qu’aurais-je pu faire, je n’étais qu’un enfant. Mon frère, lui, s’est un jour castagné avec mon père, et a claqué la porte de la maison pour ne plus y remettre les pieds. Moi, je suis resté. Ils se sont vengés sur moi jusqu‘à leur divorce. Par exemple, j’étais régulièrement privé de manger ( et enfermé dans ma chambre), sous prétexte que j’étais un peu enveloppé. Donc, la privation était faite selon eux dans un but éducatif, m’apprendre à modérer mon appétit. Jolies notions de diététique ! En réalité, j’étais devenu boulimique, je bouffais tout ce qui pouvait me tomber sous la dent. Je suçais compulsivement des kilos de sucre, dégueulasse, non?

Et puis, il y avait leur fils, mon demi-frère. Un vrai petit milord. Je voyais mon père faire mine de s’intéresser à lui, acheter des jouets, des vêtements, comme s’il était capable de s’intéresser à autre chose que son propre nombril. Il ne faisait cela que pour plaire à sa femme. Elle le menait par le bout de la queue.

Mes seules armes de défense étaient le silence et la boulimie.

Alors, j’ai décidé d’attendre ce jour en silence, celui où je quitterai cette maison de fous pour le pensionnat. Je suis devenu une ombre silencieuse, comme rendu invisible sous une cloche magique. J’évitais d’être dans la même pièce qu’eux, je mangeais le moins possible aux repas pour ne pas avoir à subir leurs reproches, quitte à aller en cachette piller les armoires de tout ce que je pouvais grignoter, je faisais le moins de bruit possible pour faire oublier ma présence. J’ai fini par m’enfermer moi-même dans ma chambre. Là, j’ai découvert la lecture grâce aux livres de mon frère, les collections rose et vertes, vous connaissez ?

La lecture est devenue ma seule fenêtre sur le monde. Elle m’a permis de tenir tout ce temps jusqu’au pensionnat.

Je me suis soustrait de leur système, j’étais devenu invisible. Sans qu’ils le réalisent ils ont perdu progressivement toute prise sur moi, et surtout ils ont perdu leur bouc émissaire. Ils se sont retrouvés face à face, avec leur fils, enfin leur fils….

Qu’est-ce que vous voulez dire ?

Il semblerait que cet enfant n’a jamais été le fils de mon père. Ma belle-mère se serait fait engrosser par un « chinois » qui travaillait dans un restaurant de Cambrai, et qu’elle aurait trouvé plus pertinent d’épouser un dentiste qu’un serveur de restaurant.

Comment pouvez-vous connaître tous ses détails ?

J’ai appris beaucoup plus tard, par Mamie, qu’à l’époque où mon père a annoncé à ses parents qu’il allait se remarier, que ceux-ci avaient fait faire une enquête par un détective privé pour savoir ce que c’était que cette fille de dix-sept ans de moins que mon père, enceinte, qu’il prétendait épouser. C’est là qu’est sortie l’histoire du « chinois« . D’ailleurs le doute n’est pas permis. Il suffit de voir sa tête, ses cheveux, sa peau, ses yeux légèrement bridé : c’est un métis.

Quoiqu’il en soit, ma belle-mère n’aurait pu accepter que son fils joue le même rôle de tampon entre mon père et elle. Moi je n’existais plus, quand je suis rentré au pensionnat ils se sont retrouvés tous les trois : Ça n’a pas duré, ils ont divorcé. J’ai eu ma victoire à la Pyrrhus.

Après le divorce, les choses se sont arrangées, avec votre père ?

Non, passif trop lourd. Je n’étais pas capable à cet âge là de pardonner une enfance dévastée, je n‘avais que treize ou quatorze ans. Lui a préféré continuer sur un mode plus soft, sans plus jamais parler du passé. On est devenu deux silencieux. Le silence a tout englouti. Sauf la haine.

Un moment de silence, il caresse sa barbe.

J’aime bien votre histoire de page qui se tourne, c’est vrai que certains épisodes de notre vie peuvent ressurgir sous l’effet d’une violente émotion, des pages qui auraient pu paraître innocentes, et qui prennent un nouvel éclairage.

C’est le myélome qui me procure ses nouveaux éclairages, ça vous change un homme, le cancer.

Il a l’air content de cette séance, le signe de la barbe caressée ne trompe pas, il est temps d’énoncer la phrase rituelle que par jeu je prononcerai bien en même temps que lui : bon, on va s’arrêter là pour aujourd’hui.

Débriefing. Chèque, feuille de soins, rendez-vous, petite anecdote.

C’était dur, le pensionnat?

Oui, c’était très dur, surtout la première année.

C’était le paradis.

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9 novembre 2006 4 09 /11 /novembre /2006 00:00

Un lundi de septembre 1969, 17HOO

C’est la récré du soir. On suit les autres penscos, Jean-Mi et moi, jusqu’au ref pour le goûter alors que la cour principale se vide des derniers demi-pensionnaires et des externes. Après le pain et la confiture, l’eau teintée de vert, les cours sont entièrement vouées aux penscos. De petits groupes se forment, on fume en douce près du gymnase à l’abri du guetteur qui quémande des taffes pour sa peine, les pions déambulent, seulement soucieux d’éviter les rixes, un match de basket s’organise sur le terrain bitumé. Des gamins courent à droite et à gauche. On dispose encore de quarante cinq minutes avant la première étude.

Jean-Mi et moi avons passé la journée ensemble, nous sommes dans la même classe. Nous avons fait connaissance avec notre professeur de maths, qui est notre prof principal. C’est un homme gris, en blouse grise à ceinture serrée à la taille et aux lunettes aux verres épais. On a rempli des fiches, noté notre emploi du temps, demain on va nous distribuer les livres. Instinctivement, les autres, de la classe, ne se sont pas approchés de nous, qui sommes restés ensemble toute la journée. Les demi, les externes, tous viennent de la ville ou des villages des environs, la plupart se connaissent. Les penscos sont des êtres à part, ils viennent d’ailleurs on ne sait pour quelle inavouable raison, ils se serrent les coudes en toutes circonstances. Tous savent qu’il ne faut pas toucher à un pensco, au risque de se voir immédiatement assaillir par les penscos des grandes classes, toujours aux aguets, près à faire régner leur loi. Nous sommes des intouchables, notre statut nous protège des autres, mais entre nous, c’est la loi du plus fort.

Un autre guetteur s’est installé, l’air innocent à l’angle de la porte des toilettes sous le préau. Le pion vire à l’autre bout de la cour, des éclats de voix proviennent des sanitaires, on ne sait pas ce qui se passe, mais d’instinct, Jean-Mi et moi on préfère s’éloigner. On comprend les règles de mieux en mieux.

Manu nous rejoint. Il est le seul pensco de sa classe, un pestiféré, toute la journée sans qu’on lui parle, il n’en peut plus. On compare nos emploi du temps. L’année dernière on était dans nos écoles primaires respectives, avec un seul instituteur. Maintenant il y a plusieurs professeurs, il faut trouver une nouvelle salle à chaque cours ( avant on disait leçon), ne pas perdre de temps dans les couloirs encombrés, se frotter à de nouvelles matières. L’inquiétude rêgne, sans compter les regards en bas qui émanent d’un groupe de cinquièmes emmené par Rabet qui nous tourne autour depuis un petit moment. C’est Manu qui les détecte le premier. Après un bref conciliabule on découvre de nouvelle rêgles : faire en sorte de ne pas être seul, toujours se déplacer, avoir les yeux partout, ouvrir ses oreilles, rester dans le champ de vision du pion : on vient d‘inventer la cloche de protection. Nous sommes des proies potentielles. Inutile de compter sur la protection des grands, ceux-ci ont à traiter leurs propres affaires à cette heure.

Le groupe des cinquièmes qui s’est séparé en un grand cercle peu à peu resserre son étau, on s’est rapproché du pion tout en continuant à bavarder. Impossible de solliciter son aide : il ne se passe rien, des cinquièmes se promènent innocemment dans la cour, et puis ici, cafter une seule fois de sa vie de pensco c’est s’assurer une éternité de représailles. Les cafteurs sont les sous hommes du pensionnat, les cibles éternelles, les victimes désignées.

Soudain, un semblant de rixe éclate entre deux des cinquièmes. Le pion sort de sa rêverie et se dirige vivement vers eux, mais déjà les oiseaux s’envolent en riant aux éclats.

C’est à ce moment précis, alors que je sens un frôlement contre ma tempe, que Manu pousse un grand cri et tombe à genoux. Il porte les mains à son front en soufflant comme quelqu'un qui se brûle. Les cinquièmes ont disparus, le pion se dirige vers nous, affolé. Finalement, ce n’est presque rien. Un caillou qui m’était destiné lui a légèrement entaillé la peau du front, d’où perle une goutte de sang.

Le pion examine la plaie rapidement, puis lance un regard circulaire. Personne aux environs, de loin les regards qui ne lâchent jamais le pion scrutent nos réactions. Vous voulez aller à l’infirmerie? Demande-t-il à Manu. Celui-ci refuse en s’essuyant de son mouchoir, ça arrange le pion qui n’aura pas la peine de rédiger un rapport.

De toutes façons, il est dix-huit heures, c’est l’heure de l’étude. Le pion aide Manu à se relever, puis souffle dans le sifflet qu’il a extrait de sa poche. D’autres sifflets lui répondent. En moins de trois minutes, les rangs sont formés, Rabet me jette des regards haineux tandis que l’on gravit les escaliers qui mènent à la salle d’étude.

A l’entrée dans la salle c’est la bousculade, chaque pensco peut choisir son bureau qu’il conservera jusqu’à la fin de l’année. Les places du fond, les plus éloignées de celui du pion qui domine sur l’estrade sont les plus convoitées, les cinquièmes les monopolisent. Rabet rejette brutalement un gamin qui avait prétendu naïvement s’installer à la place qui lui revient de droit, au fond de la classe, près de la fenêtre, c‘est lui le caïd. Nous sommes à l’avant, le long du mur du couloir, mais regroupés et loin de Rabet.

Le pion exige le silence qu’il obtient rapidement une fois des gosses assis.

Les bureaux comportent un casier que l’on ferme d’un cadenas dont chacun s’est muni.

La chaîne de cadenas est l’exclusivité des penscos. Tous l’arborent, du plus petit au plus grand. Attachée à un passant de la ceinture, elle doit pendre le plus largement possible jusqu’à la poche du pantalon. C’est l’insigne des penscos, leur légion d’honneur, ils font parfois nonchalamment tournoyer leurs clés et s’enrouler la chaîne autour de leur doigt tendu, mais elle peut aussi à l’occasion se transformer en une arme redoutable. J’en ai une, que mon frère m’a donnée, Manu aussi, je ne sais par quel mystère. Jean-Mi n’en a pas. Il pourra en acheter une demain à la coopé où le modèle unique est vendu uniquement aux penscos.

On vide nos cartables du matériel recommandé par la liste reçue de l’administration de Couteaux dès l’inscription dans les casiers, on compare nos trésors, compas, règles d’aluminium, stylos à cartouches d’encre bleue ou noire, les conversations à voix basse sont tolérées par le pion qui fait claquer sa rêgle de métal sur son bureau quand le niveau sonore est trop élevé et perturbe la lecture de son livre.

19H00, en rangs, on va au ref où la tribu des penscos a attribué les places de chacun en fonction de sa hiérarchie complexe. Elles sont maintenant bien définies et ne pourront être changées qu’au prix de négociations ou de conflits ouverts. Les trois mousquetaires que nous sommes se situent au bas de l’échelle, au fond de la table des petits.

19H30, dernière récré avant l’étude du soir. Jean-Mi et moi cherchons à localiser Rabet et sa bande mais ils sont introuvables. Manu s’est fait alpaguer par un grand à la sortie du ref, mais il nous a fait un geste rassurant, nous faisant signe de poursuivre notre chemin. Une fine pluie commence à tomber. On avance lentement vers le préau où se tient Schlag qui vient de prendre son service, accompagné des autres surveillants de l’internat.

Autre rêgle des penscos : on ne parle pas aux pions. On les surveille, on les espionne, ils sont les ennemis naturels des penscos. Jean-Mi et moi nous plaçons dans leur champ visuel en continuant à rechercher Rabet, peu à peu, la pluie devenant battante, les penscos se rassemblent sous le préau.

Manu nous retrouve dans le groupe qui s’est densifié. Une grosse bosse s’est formée au milieu de son front.

Mais qu’est-ce qu’on fout là ?

Jean-Mi hausse les épaules. Moi, fait-il, ma mère s’est remariée avec un type qui a une entreprise de transport. Ils travaillent ensemble, ils finissent tard, ils n’ont pas de temps pour moi.

Et ton père ?

Il est parti de la maison il y a des années, j’étais petit. Je n’ai plus jamais eu de nouvelles.

Moi, mes parents sont mariniers, fait Manu. Toujours en voyage avec la péniche, on est jamais plus de trois jours au même endroit. Avant, je vivais chez ma grand-mère, j’allais à l’école au village, mais elle est tombée malade, elle ne peut plus s’occuper de moi.

Ma mère est morte d’un cancer quand j’avais quatre ans et demi, dis-je. Ma grand-mère est venue vivre à la maison pour s’occuper de mon frêre et moi, c’était bien. Un jour mon père, on rentrait de vacances chez Mamie, nous a annoncé qu’il venait de se remarier. Elle était là, derrière lui. On a vu tout de suite que ça n’irait pas. Mamie est repartie vivre à Roubaix, mon frêre est allé en pension, maintenant c’est mon tour.

On sait parfaitement ce qu’on fait là.

20H00. Les pions dégainent leurs sifflets. C’est l’étude du soir. Tandis que les gosses s’alignent, dans la bousculade, je reçois un violent coup de pied anonyme à la cheville qui me fait pousser un cri.

Je crois que j’ai retrouvé Rabet.

 

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8 novembre 2006 3 08 /11 /novembre /2006 00:00

Lundi 06 novembre 2006, 10H45

Je fume un cigare sur la terrasse, le brouillard refuse de se lever et va sans doute persister sur Rouen toute la journée, poissant les murs de la ville de gouttelettes d’eau grasse.

Je sursaute car on sonne . Déjà!

L’ambulancière est en avance. J’arrive, je vais tenter de descendre seul, chargé de la sacoche du portable, et d’un sac « les trois J » qui contient mon recueil d’urine des dernières vingt-quatre heures (deux litres et demi, pas mal ).

J’arrive un peu essoufflé, on charge le coffre du Picasso. On échange les quelques mots de convenance, sa fille qui est repartie à Forges au pensionnat, son compagnon qui a repris le camion ce matin à cinq heures. Tandis que je cherche mon bon de transport elle me demande vers quelle heure il faudra venir me rechercher. Je vous appellerai, je dois aussi passer une IRM cardiaque au CHU à seize heures trente. Ça roule pas trop mal, à cette heure, mais la circulation est toujours aussi chaotique aux abords de Becquerel. Elle doit se garer en double file pour me laisser descendre. Signe de la main, je passe les portes automatiques.

Maintenant, j’ai l’habitude. On fait comme à la poissonnerie de Carrefour. On prends un ticket au distributeur automatique à la droite de l’accueil, puis on va attendre sur les sièges des teufeurs de l’autre jour. L’attente est courte, les préposés courtois.

Feuillet à la main, cloche de protection au minimum ( le couloir est curieusement praticable ce matin ), j’emprunte l’ascenseur jusqu’au premier.

Seule une femme âgée dans un fauteuil roulant semble endormie dans la salle d’attente. Un léger tremblement anime son menton, comme si elle acquiesçait à tout ce qui lui arrive. Je donne ma feuille, mes bocaux, et vais m’asseoir, fatigué.

L’infirmière emmène la vieille dame pour effectuer les prélèvements, elle ne bronche pas, elle continue d’acquiescer sans fin.

J’ai renoncé à lire dans ces lieux inhospitaliers que sont les salles d’attente. Ma vision est devenue assez mauvaise, l’écran de PC me convient mieux. Des revues datant de plusieurs mois, pétries de milliers de mains, aux pages arrachées ( les recettes de cuisine font un gros succès, parfois un article dont on a lu le titre dans le sommaire a disparu ), jetées là, sur une table basse destinée à créer l’illusion de l’intimité du salon familial, gisent parmi les publicités périmées et les journaux gratuits caduques. On a l’impression de fouiller avec dégout dans le bac bleu des matières recyclables. Je préfère somnoler en écrivant mentalement quelques phrases de mon post du jour, les yeux fermés.

C’est mon tour. Je connais l’infirmière, mais elle s’étonne quand-même de la lenteur avec laquelle s’écoule mon sang noir et épais dans ses tubes aux bouchons multicolores.

Je me fais expliquer le raccourci qui mêne à l’hôpital de jour dont j’ai pressenti l’existence.

Inutile de repasser à l’accueil, je me rends directement au bureau de la surveillante.

Bonjour, Monsieur Nicolle, elle répond au téléphone tout en consultant son écran. C’est un myélogramme qui est prévu aujourd’hui, n’est-ce pas? Je hoche la tête. J’ai une faveur à vous demander, lui dis-je.Elle raccroche, je vous écoute.

J’explique que je dois passer cette IRM au CHU en fin d’après-midi, et lui demande l’autorisation d’attendre à l’hopital de jour. J’ai même emporté mon PC pour pouvoir travailler en attendant. Elle est d’accord, mais je ne pense pas que l’on pourra vous donner une chambre, fait-elle en hochant de la tête en direction de la salle d’attente. En effet, c’est bondé. Seule un dernier fauteuil reste disponible au seuil, de son bureau. Je la remercie et vais m’installer.

Beaucoup de femmes ayant passé la soixantaine, certaines accompagnées de leur mari ou de leur fille, d’autres seules, résignées, quelques hommes, seuls en majorité. Un jeune homme au look sportif me fait face. Il a perdu tous ses cheveux, mais la mode est au crane rasé. Il trépigne sur place en expliquant à son voisin que cela fait déjà presque deux heures qu’il attend. Ça promet. Je ferme les yeux et plonge dans un semi sommeil, l’ouie seule aux aguets, ressentant parfois le léger souffle du déplacement d’air occasionné par le passage silencieux des membres du personnel qui va et vient, captant à l’occasion les maigres conversations.

Impossible de savoir combien de temps ça dure. Depuis la maladie, je vis dans un autre espace-temps. Je mets le matin ma montre par habitude, mais je ne pense à la consulter que lorsque je sais que je dois me rendre à un rendez-vous. L’univers s’est rétréci aux quatre-vingt cinq mêtres carrés de notre appartement, je n’ai d’autre emploi du temps que celui de ne pas me laisser engloutir dans les eaux sombres par les moyens de mon choix.

On appelle mon nom.

Je reprends contact avec la réalité. C’est une jeune externe. Bonjour, Monsieur fait-elle en me tendant la main, je suis étudiante en médecine, voulez-vous bien venir avec moi afin que je vous interroge? Je la suis jusqu’à un cabinet de consultation.

Je commence à me déshabiller, mais elle m’arrête. On va parler d’abord un peu.

Classique interrogatoire, puis examen standard. Elle est douce et calme, elle connais déjà mon dossier. Bien, fais-je à l’issue de son bilan, on passe au myélogramme? Pas maintenant, répond-elle, il faut d’abord que l’on reçoive vos résultats, ça ne devrait pas tarder. Est-ce vous qui allez me le faire? Je ne sais pas encore, répond-elle franchement. Ce sera le première fois, n’est-ce pas? Elle marque un temps d’hésitation, puis acquiesce, désolée. Je la rassure. Ne vous inquiétez pas, dis-je . J’ai l’habitude, ce n’est pas un examen très douloureux. On ne sens quasiment rien à la piqure, c‘est l’aspiration qui est désagréable quand elle est faite trop rapidement. Je sais, on lui a expliqué, elle a un petit sourire, de voir que je prends les devants. Je vais voir si vos résultats sont arrivés. Avant de sortir elle me pose un patch d’Emla sur la partie supérieure du sternum.

Elle revient quelques minutes plus tard accompagnée d’un femme en blouse blanche aux yeux qui sourient, on sent que c’est chez elle un état d’esprit naturel, au contraire de certains soignants qui adoptent une attitude standardisée, des expressions toutes faites, des intonations de voix récurrentes. Elle se présente comme le Dr T., je n’ai pas bien compris son nom, j’ai toujours eu du mal à assimiler les noms de famille.

Elle est attachée à l’hopital de jour. Je lui explique la difficulté pour les patients, enfin ma difficulté à construire une relation avec un pool de médecins. Elle prends le temps de bavarder. On s’explique sur ce thème, j’ai besoin de sentir que je suis perçu comme un être individualisé, et non comme un acte à commettre, elle a bien compris cela dans le non-dit de notre échange et me l’accorde avec générosité. C’est une bonne professionnelle.

On passe à l’acte après ce temps préparatoire.

Injection de xylo, ça pique un peu, puis léger craquement osseux, l’aiguille est fichée dans mon sternum, je n’ai rien senti. Elle aspire si lentement que j’ai à peine le temps de réaliser que c’est terminé.

Pansement à garder vingt-quatre heures, elle insiste.

Ses yeux sourient toujours, les miens aussi.

J’en profite pour lui demander la faveur d’un petit coin où brancher mon PC pendant mon temps d’attente de cet après-midi.

Ici, vous pouvez vous installer dans ce cabinet de consultation, nous n’en aurons plus besoin pour aujourd’hui. Je la remercie.

Je rejoins la salle d’attente où deux aides soignantes poussant un chariot d’inox demandent qui veux prendre un repas. Je les suis jusqu’à une petite salle où les consultants peuvent déjeuner.

Trois table sont dressées dans une petite pièce. Je m’installe à celle qui me fait face, qui est déjà occupée par trois femmes qui chipotent du bout de leurs fourchettes dans un riz gluant de sauce à la recherche d’un bout de volaille. Silence pesant. J’avale ma cuisse de poulet et vais me prendre un café sans sucre au distributeur.

Dehors, assis sur les marches carrelées de l’hopital de jour, je savoure un cigare.

Je suis obligé de débrancher la prise de la table d’examen électrique pour y connecter mon PC.

Je suis installé à un petit bureau de métal gris, face à la fenêtre crasseuse qui donne sur la rue où défilent les bus et les piètons qui vont déjeuner eux aussi de leurs pas pressés.

Microsoft Works.Ink, ce PC met un temps infini à s’installer, sans compter que Works plante si régulièrement, m’avalant à chaque fois des lignes et des lignes de texte, que je fini par cliquer plus souvent sur la touche « enregistrer « que sur celles du clavier (clic, je le fais à l’instant), mais parfois j’oublie, et mes mots disparaissent à jamais (reclic).

J’écris un post que j’intitule «  pension ». Pas terrible, ce titre, je suis d’habitude plus inspiré.

Mais la qualité s’améliore. Tous ces posts que j’écris apparemment à tort et à travers, comme je ramasse les pièces du puzzle de ma vie, sont le premier jet d’un roman que je vais intituler «  sang d’encre « . Pour le coup, je suis particulièrement fier de mon titre. Mes lecteurs assistent en live au processus de création littéraire. Je me demande pourquoi ils ne sont pas plus nombreux à cliquer sur le bouton «  recommander » situé à la gauche du texte pour aider à ma diffusion, ou sur le bouton «  s’inscrire à la news letter » situé à la droite du texte, pour être avertis de la parution du post du jour. Chaque matin je me rends sur over-blog pour y lire mes statistiques. Merci à vous de votre fidélité.

15H30, je referme le PC.

Le temps de prendre connaissance de mes taux ( 9,3 d’hémoglobine, 104 de protéines), je me fais expliquer le chemin pour aller jusqu’à l’anneau central du CHU.

Je m’y rends à petits pas, marquant des pauses, le souffle court.

En chemin je rencontre Rosa, qui a déjà croisé mon chemin il y a une dizaine de jours alors que je fumais un midi devant Becquerel. Elle est chef de clinique au CHU. On se connaît bien. Elle emmène sa fille chez le médecin. La petite est magnifique, blonde aux yeux bleus, la peau mate, tout le portrait de sa mère me dit Rosa, qui est brune aux yeux noirs.

J’arrive enfin à l’entrée du CHU où je prends un nouveau ticket de poissonnerie.

Pas d’attente. On me fait ma « liasse » en un tour de main.

Je prends le temps de boire un Pepsi et de fumer un cigare avant d’aller m’échouer dans la salle d’attente de l’IRM.

 

 

 

 

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7 novembre 2006 2 07 /11 /novembre /2006 00:00

1699, premier dimanche de septembre, 20H00.

La cloche retentit de nouveau. Galopade. Les anciens s’alignent face aux numéros de dortoirs inscrits à la peinture noire sur le mur du réfectoire et font silence, les nouveaux les imitent. Certains petits portent des culottes courtes, je suis l’un d’eux, à partir de le cinquième, tous sont en pantalons.

Les pions passent entre les rangs et font taire les inévitables fanfarons qui cherchent à se distinguer. La rentrée scolaire est l’occasion de se positionner dans la hiérarchie secrète de l’internat . Je ne vais avoir que onze ans, il y a là des « penscos «  qui en ont dix-huit ou plus. L’un d’eux porte même la barbe. Il est rentré bon dernier dans le réfectoire tout à l’heure sous le regard impassible du surveillant de « ref » qui a fait mine de ne pas s’apercevoir qu’il ne s’était pas aligné avec les autres , et s’est dirigé vers la première place de la première table, la plus proche des cuisines, restée libre à son intention. C’est le roi, il a raté son bac, huitième année à Couteaux. Une fois assis, il a jeté un regard indifférent sur l’assemblée, et s’est servi en soupe fumante dans la soupière d’inox que les autres attablés n’avaient pas osé toucher en son absence. Quelques croûtons ont bien volé en direction de la tables des « bleus » mais le pion qui a pris sur le fait un des artilleurs, un gamin de quatrième, le met au coin pendant que les autres continuent leur repas, se qui met fin aux ardeurs balistiques.

Les penscos alignés et silencieux, le surgé fait son apparition.

C’est un homme de petite taille à la fine moustache et aux boots luisantes, ses paroles claquent et résonnent sur les murs de la cour.

Présentation des surveillants, les anciens et les nouveaux, rappel des règles de discipline, énumération des différents moyens de rétorsion mis à sa disposition.

Notre pion est un ancien à l’air mauvais. Il s’appelle Monsieur Schlag. La rentrée ne le met pas en joie, il sait qu’il a la charge des bleus qui vont faire l’objet jusqu’aux vacances de Toussaint de toutes sortes de sales blagues et d’intimidations plus ou moins poussées.

Les grands montent d’abord vers leur dortoir, certains ricanent en passant devant les petits, font des gestes menaçants, les quatrièmes semblent les plus agressifs, les grands s’en foutent, ils défilent groupe après groupe dans la cour sous le regard perçant du surgé, puis Schlag nous fait monter nos deux étages deux par deux, en silence et sans claquement de talon.

Schlag fait vider toutes les valises sur les lits, puis envoie les gamins par groupes de trois les ranger dans la bagagerie, ainsi que les cartables qui ne serviront que demain, et les chaussures dans la ciragerie. Chaussons obligatoires. Rien ne doit traîner dans le dortoir. Il nous avertit de l’extinction des feux à 21H00 précises. Puis il déambule le long du couloir, faisant régner la loi çà et là, sur le qui-vive, réagissant à la moindre velléité de chahut dont on sent chez les cinquièmes le frémissement, tandis que les sixièmes se bornent à tenter de faire leurs lits dans les règles.

Je reviens de la ciragerie accompagné de mes deux compagnons de travée. J’enfourne rapidement mes vieilles frusques dans mon armoire et commence à faire mon lit. Je suis habitué. Cela fait cinq ans que mon père m’envoie chaque été en colonies de vacances. Les réfectoires, les dortoirs, je connais ça par cœur. Seule l’ambiance martiale de Couteaux m’est étrangère, ainsi que ses règles implicites des penscos , malgré les tuyaux de mon frêre qui y a passé trois ans après s’être fait renvoyer d’un autre pensionnat. Il a de la chance, lui, maintenant il est étudiant en médecine et habite chez Mamie, à Roubaix.

J’observe à la dérobée mes deux acolytes.

Les effets qu’ils ont étalé sur leur lits semblent neufs, j’ai bien fait de balancer vivement mes hardes dans mon armoire. Ils ont caché, l’un et l’autres, sous le tas de vêtements des paquets craquants de confiseries qu’ils serrent au fond de leurs casiers. Je n’en ai pas. Pour le lit, j’ai l’avantage. Le mien est déjà terminé qu’ils en sont à tenter de distinguer le drap du dessus de celui du dessous.

Je m’avance vers le plus proche.

Tu veux que je t’aide ?

Il veut bien. On fait le lit pendant que le troisième nous observe. Je l’aide aussi, en silence, sous le regard de Schlag qui arpente le couloir de ses semelles de crêpe et qu’on n’entend jamais venir.

On se présente. Mon voisin s ’appelle Jean-Michel, on dit Jean-Mi, il est en Sixième II, comme moi; l’autre s’appelle Emmanuel, on dit Manu, il est en sixième III, moi c’est Jean-Marc, on dit Jean-Marc.

Les lits faits, il faut se mettre en pyjama.

Désarrois pour se déshabiller devant les autres. Les uns le font assis, tournant le dos, d’autre se cachent derrière la porte ouverte de leurs armoires, beaucoup gardent leurs slips.

Déjà les cinquièmes qui sont regroupés au fond du dortoir sollicitent Schlag.

On peut aller aux lavabos, M’sieur ?

Les cinquièmes d’abord, et soyez calmes, accorde-t-il.

Ce n’est pas qu’une furie hygiéniste s’empare des cinquièmes, mais chacun veut avoir la chance de déposer sa trousse de toilette à la place qu’il aura choisi et qu’il pourra conserver jusqu’à la fin de l’année. Le plus mince privilège , le plus petit morceau de territoire est à acquérir, à conserver et à défendre chez les penscos.

Ca bataille déjà là-bas, Schlag se déplace pour mettre un peu d’ordre.

C’est le moment qu’attendait un teigneux qui me bouscule méchamment alors que j’avais la mauvaise idée de pointer mon nez au bord du couloir pour essayer d’apercevoir l’origine des éclats de voix en provenance des sanitaires.

Pousse-toi, bleu, me crache-t-il au visage, tandis que je chancelle et m’étale sur mon lit.

Torse nu, pantalon de pyjama rouge, serviette autour du cou, ses yeux étincellent de haine.

J’m’appelle Rabet, fait-il. J’suis en cinquième.

On aperçois Schlag revenir au bout du couloir.

On va se revoir, souffle Rabet, et il poursuit sa route sous le regard interrogateur de Manu et Jean-Mi.

Qu’est-ce qui se passe? Fait Schlag qui a des yeux partout .

Rien M’sieur, j’ai bien compris la première rêgle : celle du silence.

Chacun peu à peu rejoint son lit, Schlag vérifie que tout le monde est bien là, que rien ne traîne ni ne se trame, lève les punitions de deux gamins agenouillés devant la porte de sa chambre.

Vingt et une heures précises, extinction des feux. Il requiert le silence total mais quelques chuchotements continuent ça et là. Il débusque les fauteurs de trouble, relève leurs noms. Mes deux compagnons et moi-même sommes silencieux. Tard, je m‘endors alors que l’ombre silencieuse de Schlag passe devant mes yeux mi-clos.

Six heures trente, la cloche résonne, tout le monde doit être debout dans les cinq minutes, au risque de se voir arracher l’ensemble des draps et couvertures par un Schlag rasé de frais.

On se lave, s’habille, refait les lits. Sept heures quinze, on a récupéré nos chaussures à la ciragerie, nos cartables à la bagagerie, Schlag obtient un rapide silence ensommeillé. En rangs, on descend l’escalier vers la cour, le réfectoire, le petit déjeuner.

J’enfonce mes mains dans les poches de ma veste pendant l’alignement.

Mon Pasteur a disparu.

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6 novembre 2006 1 06 /11 /novembre /2006 00:00

La première fenêtre s’ouvre dans ce lieu que l’on appelle la loggia. C’est un petit espace situé au bout de la cuisine, à l’opposé de la terrasse en bois qui donne sur la ville. Rangements, machine à laver, sèche-linge, vide ordure, c’est là que je vais griller mes cigares pour ne pas empuantir l’appartement, lorsqu’il fait trop froid pour la terrasse.

A droite la vue porte sur la chapelle du Carmel, lieu d’exposition des artistes locaux. En face, le Mont Fortin aux rues pentues et tortueuses, planté de maisonnettes, où paissent dans les quelques pâturages encore préservés des promoteurs immobiliers de maigres troupeaux de vaches et de moutons.

A gauche, le sixième pont laisse s’échapper la boucle de Seine qui vire au pied des silos, où viennent se remplir de blé de Beauce les ventres affamés de cargos russes ou chinois mités de rouille, que j’observe à la jumelle.

Dimanche après-midi, 14H30, Caro et Antoine font la sieste. Camille est dans le train de Paris, c‘est la fin de vacances de la Toussaint. Arabica, cigare. Je me sens si faible que depuis ce matin je me demande s’il ne vaut pas mieux appeler l’hémato pour demander conseil. Je n’ai rien dit, j’ai préparé le repas, en m’asseyant à plusieurs reprises, Caro n’a rien dit, non plus, mais elle a vu ma sale tête. Pas eu le courage de me doucher, le signe qui ne trompe pas.

Deux gamins traversent l’esplanade de la résidence. Garçon et fille. Ils portent chacun sur le dos leur cartable, et traînent leurs valises à roulettes qui brinqueballent sur le passage caillouteux qui mène au trottoir. Une voiture s’arrête à leur hauteur, d’où surgit un homme en blouson de sport. Il embrasse les enfants rapidement, charge les bagages dans le coffre sans un regard autour de lui, tandis que les petits qui se sont retournés vers moi font des signes de la main. Ils s’installent et la voiture s’éloigne dans un nuage gris.

Le gars du premier sort son chien. La trentaine, il vit chez sa mère. Il aime les gros jouets. On l’appelle le garagiste. Il achète, répare et revend de vieilles bagnoles qu’il gare un peu partout dans la résidence, à la grande colère des copropriétaires parano. Le conseil syndical a même voté l’achat et l’installation d’un panneau d’interdiction de stationner qu’ils ont fait poser au bord du trottoir qui descend à la porte de secours du parking souterrain. C’est au pied de ce panneau qu’il gare chaque soir la BMW dernier modèle qu’il vient de s’offrir, rien ne pourra le faire changer d’avis, le panneau se situe dans le rayon de détection du spot automatique qui garde la porte du garage. Faut pas s’approcher de la BM.

Pour le moment, il fait faire à son mastiff un de ces étrons épais et gras dont on retrouve au quotidien des reliefs rageusement étalés sur le tapis au pied de l’ascenseur. Pantalon de cuir, téléphone à la main, il doit attendre une de ces filles vulgaires aux bottes blanches qu’il emmène le dimanche faire un tour de moto.

Je sais à quoi pensent les vieux à la fenêtre.

Quelque part, résidence Bel Horizon, une mère écrase une larme.

La deuxième fenêtre s’appelle Windows.

Nicolas est venu samedi installer mon réseau sans fil.

Tu comprends, lui dis-je, il me fallait ce portable, au cas où je devrais rester alité, et puis, il y a les hospitalisations.

Il comprend, bien sûr. Ses doigts pianotent les claviers à une vitesse folle, comme animés d’une vie propre, ses yeux vont d’un écran à l’autre, en même temps il m’explique, je n’y comprends rien. Combien ce garçon a-t-il de cerveaux ?

En un tour de main, l’affaire est réglée.

Ils ont le wi-fi, à Becquerel ?

Pas dans les chambres d’hémato, il y a des bornes dans les chambres d’isolement, quand tu restes enfermé plusieurs semaines. C’est une des premières questions que j’ai posée au Dr. C. quand j’ai compris que j’avais ce cancer de la moelle, et qu’à un moment ou un autre il faudrait me greffer.

Je ne pouvais pas imaginer d’être déconnecté du monde pendant un temps aussi long . Je ne suis qu’un Robinson d’opérette, tu sais. Il se marre.

La troisième fenêtre s’ouvre sur l’océan noir de mes souvenirs. En plein milieu du désert liquide une minuscule île, où le myélome m’a rejeté sur la grève, seul et nu, après avoir fait éclater le puzzle de ma vie.

Les souvenirs reviennent malgré moi, ils affluent, m’obsèdent, me noient.

Des milliers de mots se pressent, comme s’il me fallait les vomir. Il me faudrait des journées de quarante huit heures, ou ne plus dormir.

Je m’oblige à rester connecté à la réalité, à Caro, à Antoine, à Camille, j’y parviens maladroitement au prix d’épuisants efforts.

J’y parviens mal.

Je n’y parviens pas .

Je n’ai qu’une hâte, celle de me jeter sur mon clavier pour y vider mes petites cellules maléfiques, au risque de griller ce qui me reste de rétine aux écrans luminescents. Quelques fois, ma tête émerge des eaux noires, je reprends de l’air, je prépare un repas, j’habille Antoine, je parle avec Caro, je téléphone à Camille, puis je replonge brutalement, comme aspiré par la masse coulissante des plongeurs en apnée.

 

 

 

 

 

 

 

 

 
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5 novembre 2006 7 05 /11 /novembre /2006 00:00

PSY

Je gare la Corsa de Caro sur un espace livraison près du cabinet de mon psychiatre. Je l’appelle sur son numéro personnel. Je viens de sortir de la deuxième hospitalisation, première cure de chimio achevée, je suis aussi solide qu’un château de cartes sur le pont d’un navire, les deux étages qui mènent à son cabinet me semblent inaccessibles.

Bon, on va voir, fait-il, attendez-moi, je suis en retard. J’ai tout mon temps, enfin, j‘espère. J’allume un cigare dont je souffle la fumée par la fenêtre grande ouverte, l’air est doux, au « téléphone sonne », le thème de l’émission est « la prise en charge du cancer« . Je coupe.

Au bout d’un moment, il se penche à la fenêtre. Je lui propose une séance de « roasted duck thérapie » au resto chinois du coin de la rue, mais il préfère un endroit plus tranquille, ou il craint pour son estomac. On roule un peu, pour aboutir face à un pub-brasserie des quais de la rive droite. Formica, billard américain, musique top cinquante, on trouve une place dans un recoin où l’on s’assied sur une banquette pur skaï.

Bref compte rendu d’hospitalisation haletant, il me faut reprendre mon souffle, on commande une bière et un whisky à la serveuse qui nous sourit.

J’étais comme tout le monde, ajoutant jour après jour une pièce au puzzle de ma vie, voyant se dessiner au fil du temps le tableau qui raconte mon histoire, peuplé de zones lumineuses et de taches obscures. Le myélome a tout chamboulé, les pièces du puzzle sont au sol, éparpillées. J’étais un père, un mari, un kiné, je passais avec bonheur de l’un à l’autre. Maintenant je ne suis plus a mes yeux qu’un malade aux mains tremblantes qui ont lâché la barre, un épouvantail, une ombre.

Je me laisse flotter au grès des traitements.

Je pense que je suis dans une phase de sidération, lui dis-je.

J’ai rencontré un type, à Becquerel, Yves, qui sait tout sur sa maladie. C’est une maladie orpheline. Il visite tous les sites qui traitent du sujet. Il connaît toutes les statistiques, tous les traitements, les essais thérapeutiques en cours. Quand il parle avec son hémato, il s’amuse à négocier les traitements, à poser les questions sans réponse. Moi, je ne demande rien au-delà d’une perspective de quelques jours. Ce qui m’intéresse c’est de savoir si je pourrai passer le week-end avec mes enfants, si j’aurai la force de marcher jusqu’à la voiture, si on ira manger une pizza, s’il ne faudra pas m’hospitaliser de nouveau pour une transfusion ou une plasmaphérèse. Comme une femme enceinte qui attend la naissance de son bébé, ma valise et mon PC sont près en permanence dans un recoin de la chambre au cas où il me faudrait repartir. Je fais peser sur ma famille le poids de ma maladie sans que je puisse rien y faire.

Quand j’étais enfant, j’ai lu «  Robinson Crusoé » dans la bibliothèque verte, lui dis-je. J’ai été ébloui instantanément. La littérature s’est engouffrée dans ma vie pour n’en jamais plus sortir. J’ai lu comme un forcené, tout se qui me tombait dans les mains. C’est fou ce que c’est facile de se procurer des livres. Martine me disais, du temps de notre mariage, tu ne vis pas, tu lis. Je vivais quand-même un peu, entre deux paragraphes.

Comment ne pas s’identifier à Robinson ?

C’est lui qui m’a permis de survivre à mon enfance sans mère, de naufragé affectif.

C’est lui qui m’a appris qu’on pouvait à force de patience et de ténacité se construire un monde à partir de presque rien.

C’est lui qui aujourd’hui encore m’accompagne chaque soir vers le sommeil.

On commande des assiettes de frites, de la bière, du whisky.

Comment va Caro ?

Caro, c’est le maillon fort et c’est le maillon faible. Elle est parfaite, comme d’habitude, trop parfaite.

Je lui raconte cette scène : Modigliani vient d’achever le portrait de Jeanne, qui sera son grand amour. C’est cette célèbre toile où il n’a pas dessiné les pupilles, laissant les yeux teintés de bleu. Devant Jeanne sidérée par la force saisissante d’émotion de l’œuvre il ajoute : je peindrai tes yeux quand je connaîtrai ton âme.

J’apprends à connaître l’âme de Caro. Depuis quelques années déjà.

Camille et Antoine ?

Camille s’épanouit à l’atelier de Sèvres, sa passion artistique se confirme jour après jour, elle s’ouvre au monde comme la corolle d’une fleur au soleil un matin d’été. On se téléphone chaque jour, on se vois chaque week-end.

Antoine sait que Papa est malade, il compte les hématomes sur mes avants-bras, ça va mieux tes bobos ? Dites-moi, vous savez, vous, pourquoi je déclenche ce myélome alors qu’Antoine a quatre ans ? Avez-vous oublié que ma mère est morte d’un cancer alors que j’avais quatre ans et demi ?

Il n’a pas oublié.

Finalement, on prendra une salade au chèvre chaud, et d’autres boissons. Sourire de la serveuse.

Le pub c’est peu à peu rempli. Clientèle jeune qui vient bavarder entre potes en grignotant un croque-monsieur et en buvant un soda.

On ramasse encore quelques pièces du puzzle qu’il m’aide à positionner.

Aujourd’hui, c’est moi qui vais le dire .

Il me regarde, interrogateur.

Mais oui, la phrase rituelle : on va s’arrêter là pour aujourd’hui .

Il sourit, comme vous voulez.

On continue néanmoins à bavarder, avec d’autres verres. Je vous pose un problème éthique, lui dis-je. On sait tous les deux que nous avons toujours à ce jour sciemment maintenu la distance thérapeutique qui doit nous séparer, pour le bon déroulement de la thérapie.

Je ne suis pas toujours psychiatre, me dit-il. Ici, au bistrot, je ne suis pas psy.

Je n’en crois pas un mot.

 

 

 

 

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4 novembre 2006 6 04 /11 /novembre /2006 00:00

1969. Premier dimanche de septembre, 17H00.

On s’est entassés dans la 404, je suis à l’arrière entre Grand-Père et Grand-Mère, Mamie est devant, mon père conduit. Il a allumé un cigare qui fout mal au cœur à tout le monde, mais il est seul maître à bord, daignant tout juste entrouvrir le toit ouvrant.

Le lycée Ernest Couteaux annonce clairement la couleur.

Des grilles de cinq mètres de haut ferment un chicane où se tient le gardien, au pied de sa loge, jambes écartées et mains derrière le dos. Il hoche la tête aux visages connus qu’il laisse entrer, mais épluche les papiers d’admission de chaque nouvelle tête, puis il indique à droite ou à gauche.

On va à gauche. Dans un hall, un surveillant assis derrière une petite table émarge la liste au fur et à mesure des arrivées. Mon père signe et on monte au deuxième étage.

Mamie souffle dans les escaliers, mais refuse absolument de lâcher mon cartable comme Grand-Père le lui demande. Je porte moi-même la valise de carton héritée de mon frère, qui contient les vieilles affaires de mon frère, mon père nous attend déjà en haut.

Deux portes sur le palier. A droite, la ciragerie, à gauche, le dortoir des sixièmes et cinquièmes.

C’est un long couloir percé de fenêtres sur la droite, les lits sont dressés par groupes de trois, séparés par des armoires de bois. Les lit sont de métal comme le mien, deux couvertures et un dessus de lit sont pliés au pied de chacun d’entre eux, il y a le chauffage central.

On trouve ma place qui est indiquée par une étiquette. C’est la bousculade, des familles arrivent de toutes parts, on cherche son nom, on se sépare, on s’interpelle, on fini par trouver . T’es au fond, près du radiateur, clame une mère. Je suis au bord, près du couloir, c’est pour cela qu’on a trouvé facilement.

Je pose la valise sur le lit, j’inspecte l’armoire, personne ne dit rien, à part Mamie qui renifle et qui détourne la tête.

Grand- Mère rompt le silence, d’ailleurs c’est incroyable qu ‘elle se soit tue si longtemps. Son tempérament d’institutrice catalane reprend le dessus, elle m’assomme de conseils que je n’écoute pas. Grand-Père, le Vosgien, se tait, je ne l’ai jamais entendu prononcer deux phrases à la suite.

Mon père est heureux. Il tâte le lit, palpe les couvertures, admire la vue à la fenêtre ( qui donne sur une cour sans arbre ), puis s’écrie : «  les sanitaires « !

Il y a des toilettes, des lavabos alignés, six douches.

Mamie entreprend de déballer ma valise, mais un surveillant qui passe lui demande d’arrêter. Ils vont avoir le temps, ce soir dit-il, il n’y aura pas d’étude. Pour le moment, ils peuvent aller dans la cour en attendant le repas.

Mon père qui n’attend que cela ajoute : et puis il faut que je vous ramène à Roubaix, et que je rentre…

On redescend l’escalier jusqu’à la grille.

Mon père m’embrasse rapidement, déjà les clés de la 404 tintent dans sa main, puis Grand-Père et Grand-Mère qui poursuit sa litanie de conseils.

Mamie, enfin. Elle me serre dans ses bras longuement mais mon père abrège. Il n’aime pas les embrassades, il faut m’endurcir. Ils partent, Mamie, à la dérobée, m’a glissé un papier dans la main. C’est un Pasteur, un billet de cinq francs.

Je me retrouve seul, errant parmi d’autres mômes abandonnés. Des petits groupes d’anciens se sont formés d’où fusent des rires et des regards en coin vers les petits nouveaux comme moi. Je fais semblant de ne rien remarquer. Mon père a lâché suffisamment d’allusions au mot « bizutage » pour que je comprenne qu’il vaut mieux jouer les passe-muraille.

Je m’éloigne vers les lieux les plus isolés en essayant de mémoriser le parcours que j’emprunte, et j’évite les rencontres jusqu’à ce qu’une cloche retentisse.

On se rassemble face au réfectoire.

Les surveillants passent plusieurs minutes à nous aligner, les sixièmes, les cinquièmes etc.…

Puis ils attendent le silence. On n’entend plus qu’un estomac qui gargouille.

Je vais prendre mon premier repas au lycée Ernest Couteaux.

Sept ans fermes.

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3 novembre 2006 5 03 /11 /novembre /2006 00:00

J’ai dix ans.

La chambre est petite, un couloir creusé d’une alcôve où s’insère un lit de métal d’origine militaire repeint en bleu ciel. L’unique fenêtre donne sur la place du village, où le poilu de pierre sur son piédestal en béton se prépare à lancer la grenade serrée dans sa main droite . A ses pieds la liste des habitants du bourg morts pour la patrie. Plus loin, au-delà de la nationale aux pavés luisants qui draine le flux incessant des camions et des tracteurs chargés de betteraves qui montent à la sucrerie, l’imposant clocher sonne ses huit coups.

C’est l’heure où je dois avoir regagné mon territoire.

Une table munie d’une lampe de bureau, une chaise, un pot de chambre de plastique d’où émane une odeur d’eau de Javel, une petite armoire à vêtements, quelques étagères, baignent dans la lueur jaunâtre de l’ampoule de soixante Watts.

On a remplacé le fourneau à charbon émaillé de bleu de la cuisine par un feu à mazout plus moderne, un deuxième du même modèle a été installé dans le séjour, des trappes ont été percées dans les plafonds pour tenter de diffuser un peu de chaleur dans la grande maison, mais rien n’y a fait, la chambre est restée tout aussi glaciale, seule une odeur douceâtre d’hydrocarbure s’est immiscée dans les moindres recoins, donnant l’illusion de confort.

Je baisse la persienne à l’aide de la sangle, à plusieurs reprises il faut la remonter puis la laisser redescendre brusquement pour forcer les lattes de bois à coulisser dans les rails gelés.

Il faut se déshabiller au plus vite dans cet air glacé, enfiler le pyjama en soufflant des jets de vapeur, se glisser raide comme une planche sous les strates de couvertures ,ajuster l’édredon de plumes au raz du menton, jambes croisées, bras repliés sur la poitrine grelottante. Attendre que le sang se remette à circuler, qu’un peu de tiédeur permette de détendre les membres et diffuse peu à peu au creux des draps.

La main droite retrouve le volume cartonné de la collection verte, l’extrait de sa cachette, cherche la page cornée, changement de décors, l’ambiance devient tropicale, ciel bleu, cocotiers, plage de sable blanc, naufrage.

Des pas pesants montent l’escalier.

Le livre rejoint vivement sa cachette.

Mon père ouvre la porte, dans une oddeur de parfum.

Une courte estafillade sanglante rougit sa joue, il a taillé sa moustache , le manteau est entrouvert sur le costume sombre. Du regard il vérifie la persienne, puis le pot de chambre, puis ma présence immobile dans le lit.

C’est l’heure, dit-il, puis il éteint la lumière.

Bonsoir, Papa.

La porte de le chambre se referme, le verrou qu’il a lui-même monté à l’extérieur claque, et les pas s’éloignent pour finir en galopade dans les escaliers.

Dehors la 404 démarre dans un rugissement de starter tiré à fond. On gratte le pare-brise soigneusement, on repousse le starter pour obtenir un régime moteur stable. Claquement de portière, vitesse qu’on enclenche, je rallume la lumière et retrouve ma page.

La 404 s’éloigne à petit régime, mais soudain stoppe et reviens à toute allure dans ce bruit caractéristique de marche arrière poussée à fond.

Tout mon corps se fige, les yeux braqués sur le mot « SEUL «  que le héros de mon livre est en train de hurler.

Les verrous de la porte d’entrée sont vivement débloqués, un énorme claquement, et une nuit d’encre s’abbat brutalement sur moi.

Mon père a coupé le disjoncteur.

La 404 repart rageusement, les roues patinant sur les pavés boueux.

Ma main est crispée sur le livre.

Robinson va-t-il survivre ?

 

 

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