Septembre 1969
17H15. En sortant du goûter, Manu nous fait signe de le suivre. Venez, dit-il, j’ai entendu dire au réf que les autres ont organisé un tournoi de basket. Je les accompagne sans enthousiasme sur le plateau de sport, mais il n‘est pas prudent pour un bleu de rester isolé. A l’école primaire, jugé trop lourdaud par mes pairs, je restais dans un coin de la cour à regarder les jeux de balle, accompagné du boiteux, un gosse affligé d’un pied bot, des autres laissés pour compte et de ceux qui ne voulaient pas jouer. Mais maintenant que je suis pensco, je ne suis plus jamais seul, ce qui est une situation inédite pour moi, qui me met parfois mal à l’aise. Ce midi, pendant la récré, je me suis enfermé pendant une demi-heure dans les toilettes. Ces trente minutes de solitude m’ont régénéré. Elles m’ont permis de recharger la cloche invisible qui me protège. Ensuite je suis retourné en classe, Jean-Mi m’avait cherché partout.
Les penscos se sont regroupés sur le terrain. Un grand en survêtement à l’allure athlétique organise les équipes sous le regard goguenard de petits groupes qui raillent les joueurs mais qui vont comme nous néanmoins les regarder pour tuer l’ennui. Seuls les fumeurs restent fidèles à leur occupation favorite derrière la salle de sport, protégés des pions par les habituels guetteurs .
Face à ce regroupement exceptionnel de pensco sur le plateau de gym, trois pions effectuent la surveillance, le quatrième veille sur l’autre cour où errent quelques solitaires.
On s’approche prudemment des deux terrains de basket où les rêgles ont été définies. Les équipes sont formées, on désigne les arbitres. Les sixièmes n‘ont pas été invités à participer, les deux premiers match opposent les cinquièmes contre les quatrièmes, et les troisièmes contre les secondes. Rabet est le capitaine des cinquièmes. Il fanfaronne au beau milieu d’un terrain en jonglant avec une balle en attendant que le grand en survêtement ait achevé la répartition des joueurs pour qu’il puisse former son équipe. Il semble qu’il ne soit pas un débutant en matière de basket. Il est le seul à avoir les chaussures adéquates. On espère bien qu’il va se faire battre, on rêve à l’accident, on décide de regarder ce match.
Coup de sifflet du grand balaise.
Un groupe de gamins, des grands de troisième, s’est agglutiné sous le panneau des cinquièmes et les encourage, menés par un costaud à lunettes. Ils sifflent bruyamment, poussent des cris grotesques, braillent des « allez «. Rabet est galvanisé, son équipe a deux paniers d’avance malgré le handicap. J’essaye de comprendre les rêgles.
A la mi-temps, son équipe mène toujours, mais d’un seul panier. C’est quand-même un exploit, compte tenu à cet âge de la différence de gabarit entre les classes. Certains sont allés aux cuisines d’où ils ont ramené un bidon d’eau rougie et des gobelets qu’ils ont posé sur une chaise, les équipes se rafraîchissent, les supporters les entourent pour profiter de la manne. Deux des pions exploitent la période de calme pour aller tenter de coincer quelques fumeurs à l’opposé du terrain. Ce sont des nouveaux. Les anciens ont renoncé à ce petit jeu et préfèrent faire les aveugles tant que les fumeurs restent discrets. C’est sans espoir car jamais aucun pensco fumeur ne s’est fait avoir. Il n‘y a que des demis ou des externes qui se font coincer. Mais ils doivent avoir les consignes du surgé qui prend de bonnes résolutions à chaque rentrée scolaire.
A cet instant, une série de coups de sifflets stridents proviennent de l’autre côté du bâtiment où se tiennent les salles de classe. Selon l‘usage en cours chez les pions le troisième, désemparé, réalise que son collègue l’appelle à l’aide dans l’autre cour. Il hésite un court instant, puis devant l’ambiance bon enfant de la rencontre sportive et l’insistance des coups de sifflet qui se font impérieux, il s’éloigne d‘un pas rapide. Les pions ne comprendront jamais l’art de la diversion chez les penscos, ils ne s’imaginent pas tout ce qui peut se passer sous leurs yeux.
C’est le moment que choisit le costaud à lunettes qui a suivi la première mi-temps sous le panier des cinquièmes pour aller féliciter Rabet. De son bras gauche il entoure le cou du vaillant capitaine en lui claquant l’épaule, et, après un regard circulaire, sa tête dominant celles du petit groupe qui l’entoure, lui écrase lourdement son poing droit sur le visage. Surpris et sonné, Rabet tombe raide au sol, aussitôt les jambes saisies par deux autres gars de troisième. Un mur de gamins se forme aussitôt pour masquer la scène aux pions qui sont presque arrivés sur le territoire des fumeurs et jettent derrière eux des regards méfiants. Sidérés par l’événement, on s’approche pour assister à l’échauffourée, emmenés par Manu qui nous incite à le suivre. Le costaud à lunettes n’en a pas fini. Après avoir vérifié que les pions ont repris leur chasse aux fumeurs qui les baladent à l’autre bout du plateau, il envoie une série de coups de pieds dans les cuisses de Rabet que les autres tiennent fermement, sous ses cris de douleur. Après quelques longues secondes de ce traitement, on le lâche. Il reste au sol, recroquevillé et gémissant, se frottant les cuisses, la lèvre inférieure et le nez sanguinolents. Le costaud s’agenouille auprès de lui et se met à retourner et à fouiller ses poches dont il jette le contenu par terre. Puis, il le fait se relever par ses sbires.
Rabet n’en mène pas large, flageolant sous la poigne des deux troisièmes, il a renoncé à chercher à se défendre ou à faire le malin, les autres l‘ont bien soigné. Les pions ont viré à l’angle de la salle de sport. On s’amuse de voir à l’angle opposé s’enfuir les fumeurs rigolards comme une volée de passereaux et venir se mêler aux spectateurs.
On se dépêche, clame le costaud à lunettes, les pions vont revenir, il se tourne vers Manu en lui faisant signe de s’avancer.
T’inquiètes pas, fait un des fumeurs dans l’assistance, il en reste d’autres là-bas derrière, ils vont leur raconter des salades, on a le temps.
Sans hésiter, Manu s’approche.
Le costaud l’empoigne, et le plante devant Rabet qui baisse les yeux.
Il désigne du doigt l’hématome qui marque le front de Manu, et allonge une claque à Rabet pour souligner ses propos. L’autre encaisse et acquiesce de la tête, puis le costaud interroge Manu qui au bout d’un instant se tourne vers moi et me fait signe de le rejoindre. Interloqué, je reste un instant interdit, mais il insiste. C’est bien de moi dont il s’agit.
Je m’avance à trois pas de Rabet. Le grand est échevelé, les lunettes de travers ont glissé sur son nez rendu glissant par la sueur. C’est lui ? Rabet hoche la tête, toute honte bue. Le costaud tend alors la main vers moi qu’il ouvre tout en grand : j’ai retrouvé mon Pasteur.
Les penscos n’aiment pas les voleurs, ni les lanceurs de cailloux. Les conflits doivent se régler à la loyale. On ne devient pas un caïd par la brutalité, mais par le respect que l’on inspire.
Mais le pion qui a été attiré dans l’autre cour par un sifflet anonyme est déjà de retour , il se dirige à toute vitesse vers l’attroupement bien conscient d’avoir été berné. Il a trouvé l’autre cour totalement vide, il est allé jusqu’au préau du fond, a fouillé les toilettes, n’a pas trouvé non plus son collègue qui aurait dû être de surveillance à cet endroit. Les quelques isolés qui étaient dans cette cour ont peu à peu gagné le terrain de sport pendant le match, suivant ainsi la consigne qu‘on est venu leur donner. Le quatrième pion devant la cour vide a quitté son poste. D’où sont venus les coups de sifflet?
Les groupes s’égaillent et vont innocemment se poster le long des lignes comme pour attendre la reprise des match. Seul Rabet sonné est resté au beau milieu du terrain à ramasser le contenu de ses poches.
Les arbitres qui ont vu le pion revenir sifflent la reprise des match, mais celui-ci s’est dirigé droit sur Rabet, interrompant la reprise du match de sa main ouverte au bout de son bras tendu. Il l’interroge.
C’est rien, m’sieur, je me suis pris une balle dans le nez, ça saigne un peu mais c’est pas grave. C’est le même pion qui a ramassé Manu hier soir. Il commence à se poser des questions au sujet de la récré du soir et de ces gosses saignants qu’il faut y ramasser.
Lui aussi il est en train d’apprendre.
La récré du soir, c’est l’heure des règlements de compte entre penscos, ça, il l’ignore encore. Ce genre de traitement s’appelle une « leçon particulière «. Quand les penscos se passent la consigne en chuchotant ces deux mots, tous savent qu’il y aura du spectacle à la récré. Il existe toutes sortes de codes, de signes, un langage secret auquel les bleus comme nous ne sommes pas encore initiés. Il y a aussi toutes sortes de punitions, la plus populaires étant le « cul trempé «. Pratiquée à la sortie du petit déjeuner, alors que le lycée est encore tout aux penscos, la victime toute habillée est assise sur la selle des toilettes, puis enfoncée de force au fond de celle-ci. Parfois, quand le niveau est trop bas, ou en fonction de la gravité de la faute, on tire la chasse. La victime doit rester ainsi jusqu’au soir, au risque de se voir infliger une punition plus cruelle. On pratique aussi la mise en quarantaine. Plus personne n’adresse la parole au puni, sous peine d‘être puni lui-même. Il doit être rejeté de tous les groupes, interdit de séjour au foyer des penscos où l‘on joue au baby-foot et à divers jeux, relégué seul à une table au réfectoire, de même en permanence. Partout où il y a une file d’attente, il doit se mettre obligatoirement à la queue, enfin il doit obéir aux ordres que les autres lui donnent en baissant la tête. La mise en quarantaine est la punition la plus grave des penscos. Elle peut ne durer qu’une journée, mais on l’a vue s’éterniser un trimestre entier. De quoi devenir fou.
Quelqu’un a décidé d’une leçon particulière pour Rabet ce soir.
Le pion ne croit pas un mot de la fable de Rabet, à le voir rassembler ses affaires éparpillées autour de lui. C’est rien, M’sieur, c’est qu’un accident bredouille-t-il.
Pas de cafteur chez les penscos, on est tous complices.
Nous, les bleus, on enregistre la leçon.
Éberlué, je tiens toujours à la main mon Pasteur que j’avais déjà fait en sorte d’oublier.
Je ne comprends rien, bredouille-je…
Manu éclate de rire en faisant un petit signe au costaud à lunettes qui s’essuie le visage de son mouchoir tout en discutant avec ses deux complices sans un regard pour Rabet et le pion qui ne sont qu’à quelques mètres d’eux. Celui-ci répond par un clin d’œil.
C’est mon frère, s’esclaffe-t-il, il s’appelle Bertrand, il est en troisième.
Le grand barbu de terminale, sorti d’on ne sait où s’est approché de Bertrand. Il fait négligemment tournoyer sa chaîne de clé qui s’enroule autour de son index tendu.
Ca c’est bien passé? Fait-il en désignant de la tête Rabet que le pion emmène à l’infirmerie sous ses protestations.
Bertrand lui répond d’un large sourire en dressant le pouce droit vers le ciel, le poing serré.
Parfait, souffle le roi en stoppant le mouvement circulaire de sa chaîne au niveau des yeux de Bertrand. L’année commence bien.
Au bout de sa chaîne pend un sifflet en inox.