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13 juillet 2007 5 13 /07 /juillet /2007 11:41
Vous pensez qu'il suffira de hâter le pas pour distancer le vide qui vous poursuit. Mais le vide n'est ni derrière ni devant. Il est en vous. Vous ne l'avez pas encore admis. Votre fuite vous amène à la voiture qui est garée à quelques rues de là.
Quelques minutes plus tard, votre main droite furète dans votre poche à la recherche de la clé qui commande la serrure électrique de l'entrée de l'immeuble. Comment vous êtes arrivé là, vous ne sauriez le dire. Vous avez perdu la mémoire du court trajet que vous venez de parcourir au volant de la Corsa.


L'appartement est silencieux.
Vous visitez cependant toutes les pièces, les moindres recoins pour vous assurer que vous êtes bien seul. Vous allumez le PC au passage. Vous vérifiez qu'il n'y a pas de message sur le répondeur. Il n'y en a pas, à votre grand soulagement. Maintenant que vous avez la certitude qu'il n'y a personne vous sentez l'étau qui vous serrait la poitrine se relâcher peu à peu. Pas de rôle à jouer. Bas les masques. Vous arpentez un moment les onze pas du couloir. Onze, vingt-deux, trente-trois. A quarante-quatre vous vous arrêtez devant le miroir. Ce crâne chauve et ce teint cadavérique ne ressemble pas à ce que vous étiez avant. Vous contemplez votre reflet en vous demandant ce que vous êtes en train de faire à déambuler de la sorte. Cette question a le pouvoir de vous irriter. Vous détournant de votre image vous filez sur la terrasse pour fumer un cigare.


Le transat émet un craquement quand vous vous laissez tombez dedans. La première bouffée de fumée s'échappe de vos lèvres tandis que vous fermez les yeux.
Votre esprit est vide. Il n'y règne pas le brouhaha habituel qui vous oblige d'ordinaire à agencer vos pensées. A trouver un fil. A réfléchir. C'est le silence. Pas un de ces silences proches de la méditation qui procurent l'apaisement. C'est un silence anxieux, annonciateur de mauvais augure. C'est cela que vous ressentez. Une sensation de catastrophe imminente. Mais un peu de temps s'écoule, disons le temps nécessaire pour fumer les deux tiers d'un cigare. Rien ne se produit, mis à part les cris.
Ils proviennent de la maison de retraite, en contre-bas. Le temps est doux. On a laissé entrouvertes les fenêtres. Vous ne comprenez pas ce que crie la vieille. C'est une vieille. Sa voix est éraillée, comme cassée d'avoir hurlé longuement. C'est toujours le même mot. Deux syllabes. Vous tendez l'oreille. Qu'est-ce que c'est? Un prénom. Sûrement un prénom. Peut-être Maurice. C'est cela. C'est Maurice. Elle appelle Maurice. Toutes les cinq secondes, ou dix secondes. Vous vous penchez par dessus la balustrade pour tenter de l'apercevoir. Vous voyez les lits médicalisés. L'ombre d'une femme du personnel qui traverse une pièce. Vous ne parvenez pas à discerner d'où proviennent les cris. Personne ne semble se soucier de Maurice ou de la vieille. Les cris continuent. Personne ne vient la voir pour tenter de la calmer. Personne ne se soucie d'elle. On l’oublie. Elle continue d'appeler Maurice, sans cesse.


Votre cigare est terminé. Vous rentrez en fermant la porte derrière vous pour étouffer les vociférations de la vieille ( vous continuez cependant à les entendre malgré le double-vitrage). Votre regard accroche le livre que vous avez posé un peu plus loin sur le vaisselier. Vous l'attrapez comme un naufragé la bouée qu'on vient de lui jeter. C'est un roman de Murakami. Vous aimez la littérature japonaise. Uehara a un secret. C'est un reclus. Depuis qu'à l'âge de quatorze ans il a refusé de retourner au collège, il est devenu un grand souci pour sa famille. Au début, on l'a emmené dans des hôpitaux psychiatriques toutes les semaines, puis tous les mois. On a fini par dire qu'il n'y avait rien à faire. Uehara ne supporte plus la présence des autres. Sa famille qui habite la banlieue de Tokyo a dû se résoudre à lui trouver un logement à quelques minutes de la maison familiale où il vit isolé du monde. Ca devenait impossible de cohabiter avec lui. Il n'y a que sa mère qui vient lui apporter de la nourriture de temps en temps. Parfois, il la bat violemment.


Vous lisez, allongé dans le canapé. Quelques phrases, et votre esprit se met à divaguer. Il faut alors revenir en arrière car vous ne comprenez plus ce que vous êtes en train de lire. Vous ne parvenez pas à vous concentrer. Vous ne parvenez pas à évacuer la sensation de catastrophe imminente qui ressurgit de façon récurrente. Vous décryptez ainsi péniblement une quarantaine de pages, puis vous vous extrayez du canapé pour fumer un autre cigare. Vous n'allez pas sur la terrasse. Les cris de la vieille vous incommodent. Non. Ce ne sont pas les cris. Ce n'est pas non plus qu'on la laisse crier ainsi. Ce qui vous épouvante, c'est cette idée fixe qui ne la lâche pas. Ce prénom. Ce mot unique qu'elle ne peut s'empêcher de proférer, qui résume à lui seul la somme de ses peurs et de ses désespoirs et qui la tourmente.


Vous allez fumer dans la loggia. Vous buvez quelques goulées d’eau gazeuse à même la bouteille. Vous retournez sur le canapé.
Uehara vient de tuer son père à coups de batte de base-ball quand vous entendez le bruit des clés qui fouillent la serrure. On n’est pas absolument sûr qu’il soit mort. Uehara s’enfuit sans prendre la peine de vérifier s’il respire encore. C’est Caro qui est allée chercher Antoine à l’école. Vous réajustez votre position. Il ne reste que trois pages pour finir le chapitre. Le petit file dans la cuisine pour prendre son goûter. Vous en profitez pour les lire à toute vitesse, comme un alcoolique qui se servirait un dernier verre à la sauvette, avant de revenir à la réalité.


Antoine a repéré le PC qui est allumé. Il vous demande de lui mettre un jeu. Quel jeu? Les avions? D’accord. Vous lui installez son jeu et vous le regardez se démener avec la souris. Il ne lui faut que quelques secondes pour être totalement absorbé. Caro passe à cet instant devant vous une cigarette à la main. Vous la rejoignez sur la terrasse. Elle vous raconte sa journée. Vous avez pris l’habitude depuis quelques temps déjà de l’accompagner à chaque fois qu’elle va fumer. Vous trouvez un soulagement à être dans son environnement immédiat, comme s’il émanait d’elle une aura protectrice. Vous ne savez que dire quand elle en a terminé de son récit. Alors vous dites : tu entends la vieille? Elle vous répond qu’elle a commencé à crier ainsi vers quatre heures du matin. Vous n’avez rien entendu, mais elle si. C’est cela qui t’as réveillé? Non. Elle est encore sujette à l’insomnie malgré les traitements. Vous ne pouvez vous empêcher de vous en sentir coupable. Je vais faire quelques papiers, dit-elle. Et vous, qu’allez-vous faire? Vous n’allez pas reprendre votre livre. Vous préférez être seul pour lire, comme s’il s’agissait d’une activité honteuse. Vous allez dans la cuisine. Vous préparez le repas. C’est votre habitude. Vous vous lancez dans une recette compliquée pour un simple repas du soir, qui nécessite beaucoup de préparation. C’est un artifice pour vous occuper. Vous épluchez méticuleusement les légumes tandis que l’eau commence à frissonner dans la casserole. Vous avez allumé machinalement la radio. Le sujet de l’émission ne vous intéresse pas mais la voix du speaker vous berce pendant que la vapeur prend possession des lieux. Vous avez oublié de brancher la hotte aspirante. Il reste encore quelques heures avant d’aller se coucher. Vous décidez de vous servir un verre. Un doigt de rhum. Plutôt deux. L’alcool brûle votre langue malgré le coca dont vous l’avez étendu. Un peu de chaleur vous monte au visage. Il en faudra un deuxième pour que vous vous sentiez décontracté. Un bruit d’eau parvient jusqu’à vous. Caro fait couler un bain pour Antoine. Elle ne tarde pas à passer derrière vous en direction de la loggia. Vous l’accompagnez bien sûr, comme pour silencieusement lui signifier que vous êtes bien là malgré votre mutisme. Mais que dire quand on se sent vide? Vous fumez sans rien dire. Ce serait bien de dire quelque chose. Juste une pauvre petite phrase. Même insignifiante, ça pourrait faire l’affaire. Finalement, quelques mots s’échappent de vos lèvres, comme malgré vous. Vous avez parlé tellement bas qu’elle vous demande de répéter.
Je disais: et si nous allions à la mer, demain?
Elle a une moue étonnée. Elle hésite.
Pourquoi pas? Finit-elle par dire.


Vous regrettez déjà ce que vous venez de dire. Maintenant, il va falloir s’exécuter. Vous avez oublié le titre du livre. C’est dans un roman de Mishima que le héros explique que tout le plaisir d’un voyage réside dans les préparatifs.


On se procure des guides touristiques. On se renseigne sur les horaires des trains. On achète son billet. On prévoit son itinéraire. On se réjouit à l’avance de tout ce qu’on se promet de voir. On rêve de son voyage pendant plusieurs semaines. Mais à peine le jour venu s’installe-t-on dans son compartiment et le train s’éloigne-t-il de la gare que l’on commence déjà à s’ennuyer.


A peine le lendemain êtes-vous réveillé que vous vous sentez tenaillé par l’envie de renoncer à ce petit voyage. Vous êtes persuadé qu’ici ou ailleurs le vide ne vous lâchera plus. Alors à quoi bon?
Seule la perspective d’occasionner une déception à Caro qui dès tôt le matin s’est préparée vous retient de changer d’avis. Vous prenez donc la route aussitôt est-elle revenue de l’école où elle a accompagné Antoine.


La promenade qui borde la mer est presque déserte. Vous la longez dans un sens puis dans l'autre, vous arrêtant aux étals des marchands de souvenirs, avant de vous asseoir à une terrasse dressée en bord de plage. Quand vous avez terminé vos cafés, vous descendez sur les galets jusqu'au bord de l'eau.
Caro ne résiste pas. Elle enfile son maillot et plonge dans les vagues, puis elle se laisse sécher au soleil sur sa serviette tandis que machinalement votre main joue avec des cailloux entre vos pieds. Vos yeux vous cuisent trop pour contempler l'horizon. Caro a pensé à emporter une casquette pour protéger la peau de votre crâne.
C'est la fin de la matinée, les familles commencent à se presser autour des marchands de frites. Vous décidez d'aller vers le port de plaisance à la recherche d'un endroit calme où déjeuner.
Il y a des restaurants tout le long du quai. Le genre attrape-touristes. Caro lit méthodiquement les menus affichés à l'extérieur. Elle tente d'apercevoir le contenu des assiettes. Vous faites mine de faire de même, mais votre regard ne fait qu'effleurer les cartes sans les lire. Vous regardez plutôt les gens qui sont attablés. Vous enviez leurs mines réjouies et leurs rires qui résonnent. Vous vous étonnez de tant d'insouciance. Votre visage dont l'image vous est renvoyée par le verre des vitrines est complètement inexpressif.
Finalement on vous installe à l'ombre d'un parasol. Vous avez passé votre commande, on vous a apporté des boissons. Vous buvez en pensant que vous devriez lui dire que vous l'aimez, mais cette phrase dans ce contexte vous semble incongrue. Vous êtes juste à vous demander quand vous pourriez la lui dire quand deux femmes viennent prendre place à côté de vous.
Elles ont la soixantaine. Elles parlent fort. Dès leurs premiers échanges, votre regard croise celui de Caro, dans lequel vous lisez que s'en est fait du moment d'intimité que vous aviez escompté. Vous ne manquez rien de leur conversation qui s'apparente plus à un monologue, l'une parlant sans cesse, l'autre se contentant de relancer la logorrhée de la première en posant une question de temps en temps, n'écoutant que distraitement, comme on le fait lorsqu'on laisse allumée la télé et que l'on vaque à autre chose.
Elle commence avec force descriptions par l'hospitalisation de sa mère qui souffre d'un cancer gynécologique. Caro et vous plongez le nez dans vos salades folles. Vous venez de comprendre qu'il en serait ainsi pendant tout le repas. Vous vous résignez à manger en silence, n'échangeant que de rares commentaires. Que lui auriez-vous dit? Que vous vous sentez vide depuis que vous en avez terminé de la chimiothérapie et des greffes de moelle? Que vous ne savez plus qui vous êtes? Que vous ne parvenez pas à vous fixer d'objectif? Que vous ressentez de la honte d'être un sujet d'inquiétude? Que vous sentez que vos nerfs vont lâcher?
Vous ne dîtes rien, profitant opportunément de la diversion que vous offre votre voisine. Il y a pourtant quelque chose qu'il faudrait que vous disiez au plus vite. Quelque chose qui vous tenaille depuis quelques jours. Mais ce n'est pas le moment.


Le repas terminé, vous partez en promenade dans la ville. Vous descendez la longue rue piétonne mais vous ne pouvez pas vous attarder. Il faut être rentré suffisamment tôt pour aller chercher Antoine à la sortie de l'école.
C'est dans la voiture sur le chemin du retour que vous trouvez la force de lui dire que vous ne pensez pas être en état de partir en vacances comme vous l'aviez prévu.
Elle a l'air surprise et déçue. Elle veut des explications. Vous lui exposez que vous redoutez d'être trop fatigué par la foule, le bruit, la chaleur. Le soleil qui brûle vos yeux et qui vous contraint à fixer le sol entre vos pieds. Vous craignez d'être un boulet. Vous ne vous sentez pas capable d'aller passer deux semaines à Barcelone. Il serait préférable qu'ils y aillent sans vous.
Elle reste silencieuse. Vous savez qu’elle a passé beaucoup de son temps pour trouver une location. Elle comptait faire la réservation dans les prochains jours, peut-être aujourd’hui même. Vous ne vous reconnaissez plus. D’habitude vous vous seriez fait une joie de partir à l’étranger. Découvrir une nouvelle culture, observer d’autres mœurs, entendre les accents d’une langue inconnue, tout cela vous attirait avant. Maintenant, cela vous effraie. A cet instant, vous vous sentez fragile. Vulnérable comme si vous aviez ces derniers mois épuisé vos ultimes ressources. Vous sentez que vous avez besoin de vous régénérer. Pour cela, vous avez besoin d’une cure de solitude pour vous recroqueviller sur vous même comme un hérisson apeuré.


Elle finit par dire que peut-être feriez-vous bien de partir un peu quand-même. Seul, de votre côté. C’est ce qu’elle a fait lorsqu’elle est allée passer cette semaine à Nice, au printemps, pour décompresser. Mais la recette ne fonctionnera pas pour vous. Pour vous, le voyage doit être intérieur. Fuir le vide ne servirait à rien. Vous l’emmèneriez partout avec vous. Peu à peu il va vous engloutir. Vous en êtes persuadé. Vous voulez leur éviter ce naufrage. Vous sentez confusément qu’il vous faudra toucher le fond. Mais pour l’heure vous vous sentez soulagé d’avoir renoncé à Barcelone malgré le dépit que vous occasionnez.


Elle ne dit plus rien. Son esprit est en train d’assimiler ces nouvelles données. Elle échafaude déjà un plan B. Elle conduit un peu trop vite mais vous n’avez pas peur. La sensation de catastrophe imminente s’est estompée.


Elle vous dépose en bas de l’immeuble. Je vais chercher Antoine, dit-elle tandis que vous sortez le sac de plage du coffre.


De la terrasse où vous êtes en train d’étendre son drap de bain, on entend toujours la vieille qui crie.
 
 
 
 
 
 
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25 juin 2007 1 25 /06 /juin /2007 17:57
Ca m'est tombé dessus en sortant de Becquerel. 
La porte vitrée automatique s'est ouverte devant moi avec un chuintement. J'ai fait les quelques pas nécessaires pour franchir le seuil, et puis, sans que je comprenne ce qu'il m'arrivait, mes jambes ont brusquement cessées d'avancer.
Je restais là, enveloppé du vacarme de la circulation et de l'odeur des gaz d'échappement, figé au milieu du va et vient de silhouettes qui déambulaient autour de moi, entrant et sortant sans un mot, m'esquivant au dernier moment comme si j'étais un pilier de béton, parfois me frôlant avec l'intention de me faire comprendre que je devrais me pousser un peu.
Je ne voyais pas les visages. Seulement les pieds, ou des ombres, furtives comme des fantômes. Je ne voyais pas les voitures non plus. Je les entendais passer à quelques mètres de moi. Il y avait du soleil, de la poussière, du vent qui faisait s'envoler les vieux papiers. Le va-et-vient des ambulances. Les brefs coups de klaxon. Les sonneries des téléphones portables. Sur le trottoir d'en face de petits groupes de lycéens chargés de sacs à dos se hâtaient vers l'arrêt de bus. Tout autour de moi n'était que mouvement. Pourtant je restais pétrifié, le corps déconnecté de mon cerveau, ne sachant que faire ni où aller, saisi de vertige comme au bord d’une falaise au pied de laquelle, cinquante mètres plus bas, les vagues déchaînées se fracassaient sur de noirs rochers.


Ce n'était pourtant qu'une simple consultation, quelques jours après ma sortie de soins intensifs. L'hôpital de jour venait de déménager. J'avais dû demander mon chemin à l'accueil. C'était au premier étage. Un bureau provisoire avait été installé à la va-vite à l'angle d'un couloir. Des fils électriques rampaient sur le sol le long des plinthes. Pendant que derrière l'écran de son PC l'hôtesse recherchait mon nom dans sa liste, j'avais remarqué une pile de questionnaires dont j'avais pris machinalement un exemplaire. Il s'agissait d'une enquête dont le sujet était l'annonce du diagnostic en cancérologie. Je n'ai pas pu m'empêcher d'esquisser un sourire.

 
Comment tu as su? Avais-je demandé un jour à Yves. Tu me dis que ton hémato ne t'a jamais donné d'explications précises sur ta maladie, ni même prononcé le mot de cancer. Pourtant, tu connais le nom de ta pathologie. On t'a forcément informé.
Je ne t'ai jamais raconté? Tu ne vas pas me croire.
C'était il y a maintenant presque un an, commença-t-il. J'étais hospitalisé depuis quelques jours. C'était la première hospitalisation. On m'avait envoyé à Becquerel. Je ne m'attendais pas à de bonnes nouvelles. J'étais épuisé, au bout du rouleau. On m'avait fait des tas d'examens. J’avais eu une plasmaphérèse. On m'avait transfusé. Je commençais à pourvoir me traîner un peu, alors tu me connais, j'ai eu envie de sortir pour fumer une cigarette.
J'ai empoigné mon pied à perf et tant bien que mal, j'ai trouvé la sortie. J'ai été absent environ une demi-heure. Quand j'ai senti aux vertiges qui recommençaient qu'il était temps que je me rallonge, j'ai regagné ma chambre.
J'ai trouvé la feuille posée en évidence sur mon lit. C'était un formulaire. Une autorisation que je devais signer pour participer à une étude dont on m'avait parlé, pour laquelle il était nécessaire que je donne mon accord. Il y avait mon nom et mon prénom. Un laïus du genre " j'autorise le centre Becquerel à utiliser mes données personnelles à des fins d'étude..." etc.. A la rubrique pathologie, quelqu'un avait manuscrit le mot "Waldenström". C'est comme ça que j'ai appris le nom de ma maladie. Depuis, on ne l’a jamais prononcé devant moi. J’ai vite compris que j’allais me heurter à un mur du silence. Ca c'est rapidement avéré exact. Les explications, j’ai dû les trouver moi-même sur internet dès que j‘ai pu rentrer chez moi.


L'hôtesse m'a tendu ma feuille et m'a indiqué un couloir de la main. La salle d'attente est un peu plus loin à votre gauche.
On était une dizaine de personnes à attendre qu'on nous appelle dans un silence de mort. Quand on échoue à Becquerel, on sait qu'on ne vient pas pour y soigner une grippe. Le simple fait de franchir la porte, et vous êtes sensés avoir compris que vous avez un cancer. Ca épargne les longs discours.
Certains patients préfèrent faire mine de ne pas comprendre. Leur conscience trouve refuge dans le déni. Le choc est trop rude. Le silence prudent des médecins les arrange. Ils préfèrent croire que tout cela n’est rien. Que c'est une erreur. Que ce n'est pas si grave que ça. On passe tous par cette phase initiale. C’est impossible de ne pas tenter de s'agripper à cet espoir. C'est sûrement une erreur. Et puis tombent les premiers résultats. Les examens complémentaires, la chimio et tout le bataclan.
Une part sans doute appréciable des patients persiste dans la cécité. De très anciens mécanismes enfouis dans leur inconscient refont surface. Ils sont comme de petits enfants qui s’abandonnent aux mains aimantes de leur maman. De la même manière, ils s'en remettre aveuglément aux décisions médicales. C’est après tout une attitude qui peut être considérée comme logique. Les hématologues sont d’éminents spécialistes en qui on peut avoir confiance. Ils ont fait de longues études. La plupart de ceux que j’ai rencontrés sont d’un abord plutôt sympathique. Une cordialité de maquignon. Ils exercent souvent avec conscience un métier difficile.
Le métier de patient est plus difficile encore. On n’a pas fait les études. On est bombardé cancéreux du jour au lendemain. On doit se débrouiller avec ça. C’est comme un saut dans le vide. Une perte totale des repères. Une interminable chute.


Yves est de ceux qui ont besoin de comprendre. Il a toujours mené sa vie à sa guise. Il ne supporte pas qu’on veuille lui imposer quoi que ce soit, qu’on cherche à le manipuler ou à l’influencer. Ce qu'il veut, c'est qu’on lui donne les éléments qui lui permettraient de choisir lui-même son traitement. Qu’il y ait un vrai dialogue. Qu’on lui propose des alternatives. Sa vie, il tient plus que tout à l’assumer jusqu’au bout, comme il l'a toujours fait. Quel qu’en soit le prix à payer.
 
 
Je ne l’ai pas attendue très longtemps. Toujours très souriante, elle m’a fait entrer dans un cabinet de consultation.
J’en suis ressorti quelques minutes plus tard avec une prescription de facteurs de croissance à la main, et un rendez-vous pour faire le bilan de la greffe deux mois plus tard.
C’est tout? Ai-je demandé.
Oui, c’est tout. Vous êtes officiellement en vacances.
Je me suis dirigé vers la sortie. C’est là que je me trouve, interdit au bord de la falaise, tétanisé devant un vide effroyable.



Cette fois je réalise qu’il y a un problème. Un ambulancier a stoppé son brancard à quelques centimètres de moi et a pris le parti d’attendre que je revienne sur terre. Je sors brutalement de mon rêve éveillé et m’écarte vivement du passage en bredouillant de vagues excuses. Plus de vide à mes pieds mais un trottoir bitumé que j’emprunte aussitôt d’un pas nerveux pour remonter la rue d’Amiens.


On est officiellement en vacances. Alors on passe sans ralentir devant la Corsa que j’ai réussi à garer dans le secteur et on poursuit notre chemin. Je n’ai plus qu’à espérer qu’il se tienne tranquille. Je vais l’emmener boire un verre en terrasse. On regardera les passants. C’est une bonne occupation pour des vacances. On tourne à gauche vers la place Saint Marc. Il ne me lâche pas d’une semelle. Un vrai chien fidèle. J’ai fait le bon petit soldat jusqu’ici. Je m’en suis remis à eux. J’ai bien pris ma chimio sans rechigner. J’ai accepté les deux autogreffes. Je prends mes deux comprimés de Lytos chaque jour que Dieu fait. L’infirmière passe pour la prise de sang chaque lundi. Les résultats sont faxés par le labo à l’hôpital de jour de Becquerel. On nous surveille de loin. Pas de souci à avoir. Finalement, c’est assez cool comme cancer, comme dirait Yves.
On est en vacances jusqu’au prochain bilan.
 
 
Je commande un panaché. Presque personne à cette heure en terrasse. Les serveurs gominés en profitent pour dresser les couverts en prévision du coup de feu de midi. Les passants sont pressés. La matinée s’achève. On fait la queue pour acheter le pain. Un type à une table est absorbé par la lecture de son journal de turf. Il prend des notes dans la marge en marmonnant tout bas. Quand on les observe, on se rend compte que beaucoup de gens parlent seuls dans la rue. Comme si le monde n'existait pas vraiment. Un autre au téléphone assure son correspondant qu’il ne sera pas à Rouen avant trois jours. Une femme en imper rose laisse fumer sa cigarette dans le cendrier. Elle lit attentivement une ordonnance en vérifiant le contenu du sachet qu’on lui a remis à la pharmacie. Un clodo en anorak jaune crasseux fait la manche à l’entrée de la boulangerie voisine. Il vient tenter sa chance jusqu’ici en titubant mais se fait refouler vite fait par le patron qui l’avait à l’œil. Il repart résigné à son poste en traînant des pieds sans chercher à protester. Ses chaussures n'ont plus de lacet.
Un homme vient s’asseoir près de moi. Il laisse une table vide entre nous. On ne vient s’asseoir à côté de quelqu’un que lorsqu’on ne peut faire autrement. Mieux vaut garder les distances.
Impossible de lui donner un âge précis. Mince, vêtu d’un blouson et d’un pantalon de jeans, les cheveux grisonnants qui se raréfient dressés sur la tête. Petite barbiche, anneau à l’oreille. Il étale sur la table un journal, du papier à lettre, un paquet de tabac à rouler. Il lui manque une phalange au pouce droit. Son regard est étrange. Il regarde partout, à droite et à gauche, sur le qui-vive, sans sembler rien voir. Il attend que le serveur qui est venu prendre sa commande tourne les talons pour sortir discrètement de sa poche une fiole de verre fumé qu’il décapsule pour en avaler le contenu d’un trait.
Méthadone peut-être.



Chacun dans son monde poursuit sa route vaille que vaille, chargé des ses peines et de ses peurs. Maintenant que les traitements sont terminés, je me sens désorienté. Perdu. Je ne sais où aller ni comment m'y prendre. Il est où, mon chemin? J'ai été un malade en traitement jusqu'à ce jour. C'était facile. Il suffisait de se conformer aux prescriptions médicales. Prendre des ambulances pour aller en chimio à l'hôpital de jour. Se rendre aux consultations. Subir les examens complémentaires. Suivre le parcours balisé par les hémato. C'est ce que j'ai fait pendant neuf mois. J'y ai épuisé toute mon énergie. Maintenant je suis un sursitaire. Changement de rythme. Changement de statut. Plus de calendrier. Plus d'objectif précis. Plus d'échéance. Juste l'attente de la rechute qui viendra tôt ou tard. Il faut que je m'habitue. Que je trouve le moyen d'oublier. Que je rende supportable cette attente. Que je comble le vide. Que j'apprenne à connaître celui que je suis devenu. Que je devienne un autre. Mais qui? Je sais seulement ce que je ne suis plus. Qu'il me faut encore avancer. Avoir des projets. Trouver quelque chose à construire.
 
 
Je ne peux plus rester là. On commence à s'asseoir aux tables pour le déjeuner. Les conversations parviennent jusqu'à moi. Les rires. L'insouciance. La palpitation de la vie tout autour de moi accentue ma perte de repères. Trop de brouhaha. J'ai besoin d'être seul pour réfléchir.
Il faut que je bouge. Il faut que je marche. Sinon j'ai l'impression que je vais me dissoudre sur place.
Je me lève d'un bond en manquant de renverser ma table. Je rattrape de justesse mon verre avant qu’il ne se fracasse au sol. Je pars. C’est une fuite. La seule solution qui s’impose à moi à cet instant.
Je me hâte vers la voiture, laissant le vide derrière moi.
 
 
 
 
 
 
 
 
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11 juin 2007 1 11 /06 /juin /2007 15:15
Entre, dis-je à Martine, tu as bien un peu de temps?
Elle a un sac à la main qu'elle me tend avant de m'embrasser.
Tiens, ce sont les vêtements que Camille m’a demandés. Elle n'est pas là?
Non, je suis seul. Elle est descendue à Rouen pour aller au cinéma. Au Melville, je crois. Elle voulait voir le dernier Tarantino en V.O.
Quand elle est chez nous, elle va, elle vient. C’est facile pour elle d'aller en ville pour traîner un peu ou retrouver ses amis. Ce n’est pas comme chez toi à la campagne. Là-bas, loin de tout, elle s’ennuie.
Je sais bien... Et Caroline?
A la pharmacie, pour mes médicaments. Ensuite elle doit passer récupérer Antoine au centre aéré. Ils ne vont pas tarder.
On s'installe sur la terrasse, un verre de Perrier à la main.

Camille va mieux lui dis-je. Elle nous a fait très peur, hier soir. Elle était si désespérée...
Tout a commencé quand elle m'a appelé de la gare. Elle attendait son train pour Paris, sur le quai. La ligne était très mauvaise. On était sans cesse coupé. J’ai fini par comprendre qu’une copine venait de lui apprendre que les résultats du concours de l’ENSAD devaient tomber aujourd’hui . Elle voulait que je regarde tout de suite sur le PC.
Je suis allé sur le site, j’ai trouvé la liste. Son nom n’y était pas. Je l'ai rappelée. Il fallait trouver les mots. Je lui ai annoncé son échec comme j'ai pu, en l'assurant que ce n'était pas grave. Qu'elle l'aurait l'année prochaine. Que je l'aimais. Qu'on l'aimait tous. Qu'on avait confiance en elle.
Si, c’est grave, disait-elle.
Ce n’est pas si grave. Tu es encore si jeune. Dix-huit ans à peine. Tu as un an d'avance. C’est douloureux parce que c’est ton premier échec... Personne ne peut t’en vouloir. Personne ne t’en voudra...
Tu dois être déçu, répétait-elle sans cesse. Elle ne parvenait pas à dire autre chose. Maman aussi va être déçue. Je vous déçois tous les deux...
J'étais un peu déçu. Pour elle. J'étais surtout triste de la peine qu'elle ressentait. Mes mots ne suffisaient pas à calmer son chagrin. Je me sentais tellement impuissant. Qu'est-ce que tu peux faire au téléphone, à part essayer de trouver des mots? Il aurait fallu que je puisse la prendre dans mes bras. Que je puisse essuyer ses larmes. Comme quand elle était petite. Les mots ne sont pas suffisants. Et puis le train entrait en gare. Elle est montée dedans. C’est ça qu’elle avait prévu. Il y avait cette soirée ou elle voulait se rendre... Elle n’a pas réfléchi. Moi non plus. Je n’ai pas eu la présence d’esprit de lui dire ne bouge pas, je viens te chercher. C’est ça que j’aurai dû faire. Tout c’est passé si vite. Je n'y ai pas pensé. C’était déjà trop tard. Le train s‘en allait. Je me suis dit qu'elle aurait le temps de reprendre ses esprits pendant le trajet. Je croyais que les mots seraient suffisants. Les mots ne suffisent jamais. Il faut des actes. Des gestes. Des preuves. Comme les caresses qu'on fait aux tous-petits pour apaiser leur chagrin. C'est de ça dont elle avait besoin. Être prise dans les bras.
Après, il y a eu des tunnels. Le téléphone ne passait plus du tout. Mon portable affichait sans cesse "échec de connexion" à chaque tentative pour la rappeler. Tu te rends compte? Échec! Au moins dix fois de suite. Comme si on n’avait pas compris. Je tournais dans l'appartement comme un lion en cage en tapant sans arrêt son numéro sur le clavier. Échec, toujours échec...
J'ai abandonné. Un peu plus tard, quand j'ai recommencé, c'était toujours occupé.
 
Elle était avec moi en ligne... Elle me disait la même chose qu'à toi. Moi non plus je ne pouvais rien faire. Elle était dans le train qui filait pour Paris. Je devais me préparer pour un important dîner d'affaires. J'étais déjà en retard...
Je m'en suis douté. Je me suis dit que je la rappellerai un peu plus tard, quand elle serait arrivée. Mais finalement, c'est elle qui m'a rappelé. Elle était devant chez elle. La porte de la rue refusait de s’ouvrir. La clé électronique en panne. Les chiffres du digicode changés. Impossible de rentrer dans l'immeuble. Impossible de sonner chez un voisin à cause de la double entrée. Il faut passer la première porte pour accéder aux sonnettes. Elle n’avait pas le numéro du concierge. Elle ne savait plus quoi faire. L'échec au concours, et maintenant elle était bloquée devant chez elle. A la rue. Abandonnée de tous. Elle a pêté les plombs. Elle sanglotait. Complètement désemparée. Je ne comprenais plus rien de ce qu’elle me disait. Je la faisais répéter. Je lui demandais d’essayer de se calmer. Elle me disait qu’elle avait tenté de te joindre pour que tu lui donnes le code, mais que tu venais de tomber en panne de batterie.
Mon téléphone m’a lâché quand je suis arrivée au restaurant. J’ai passé pas mal de temps au téléphone du comptoir à tenter de la joindre. C’était occupé. Je me doutais qu’elle était en ligne avec toi. Mes invités attendaient à la table. Des médecins et des pharmaciens du CHU. Des chefs de service. Tout le monde était gêné. Moi la première. J’avais presque une heure de retard. J’ai fini par la joindre. Quelqu’un sortait de l’immeuble à ce moment. Elle en a profité pour regagner son appartement. Je me suis dit que tout allait rentrer dans l’ordre. Je me suis installée à table en m’excusant de tous ces désagréments. Ils m’ont dit qu’ils m’excusaient. Eux aussi savaient ce que c’était que d’avoir des enfants. C’est ce qu’on dit dans ces cas-là. L’ambiance c’est un peu détendue. Tout de même, je n’étais pas tranquille...
Moi aussi j’essayais de te joindre. Je tombais sans cesse sur ta messagerie. Tu avais raison de ne pas être tranquille. Car tout ça c’est envenimé quand elle est arrivée dans l’appartement.
Son premier réflexe a été d’allumer son PC pour se rendre sur le site de l’ENSAD. Là, quand elle a vu les noms des gens de son école qui avaient été reçus, elle s’est effondrée. Pendant toute l’année, elle avait obtenu de meilleurs résultats que tous ceux dont le nom s’affichait sur la liste des admissibles. En plus de l’échec, elle ressentait un profond sentiment d’injustice.
Elle ne voulait plus rester là. Elle étouffait. Elle voulait rentrer à Rouen. Il n’y avait pas de train avant vingt-trois heures quarante. Il fallait attendre deux heures, puis traverser à nouveau tout Paris jusqu’à Saint-Lazare. Je commençais à avoir vraiment peur pour elle. Quelle proie facile elle aurait été pour la première personne mal attentionnée qu’elle aurait croisée, dans l’état de désarroi où elle se trouvait. Mais que pouvais-je faire?
 
A ce moment, Caro m’a pris le téléphone des mains. Elle était en pyjama. Antoine était couché. Elle aussi a essayé de la rassurer. Elle a vite compris que c’était inutile. Les mots ne pouvaient plus rien. Au bout de quelques minutes, elle lui a dit : Camille, je viens te chercher.
Camille ne comprenait pas. Elle lui a donc répété qu’elle allait venir la chercher. C’est simple, a-t-elle dit, j’enfile un jean, je prends la route. Dans une heure et demie je suis chez toi à Paris, et je te ramène.
Camille ne voulait pas. Ce n’est pas la peine, disait-elle. Mais quand Caro a pris sa décision, c’est inutile de vouloir la faire varier. On a sorti un plan de Paris, on lui a demandé quelques explications. Camille tentait bien encore de la convaincre que ce n'était pas indispensable de venir la chercher, mais on sentait quand-même qu’elle était soulagée.
Dix minutes plus tard, Caro était partie. Il était vingt-deux heures. Je n’ai pas eu mon mot à dire. Que pouvais-je faire de plus? Je n’ose déjà plus conduire de jour à cause de ma vue, alors la nuit jusqu’à Paris... Je me suis rassuré en me disant qu’il fallait que quelqu’un reste pour surveiller Antoine.
Le cancer grignote peu à peu la capacité que j'avais de protéger mes enfants. On joue à cache-cache tous les deux. Par moments il fait mine de me laisser tranquille. Il se fait oublier. Mais à chaque fois qu'il sort de sa cachette, il m'envoie à l'hôpital en m'arrachant au passage un petit morceau de plus, et à chaque fois, il faut que j'accepte de nouvelles limites.
Je ne pouvais rien faire de plus que de rappeler Camille, jeter un coup d’œil dans l’embrasure de la porte de la chambre pour vérifier qu’Antoine dormait paisiblement en serrant son doudou dans les bras, et attendre qu'elles reviennent.
Elles sont rentrées tard?
Oui, très tard. Le périphérique intérieur était fermé quand Caro a voulu sortir porte de Sèvre. Elle s'est perdue. Ca lui a pris une heure pour retrouver son chemin. J'ai fini par m'endormir. Le lendemain, Caro m'a raconté qu'elles avaient beaucoup discuté sur la route du retour. En arrivant, Camille s'était détendue. Elle s'est couchée et s'est endormie aussitôt.
Regarde, me dit Martine en sortant une feuille de son sac. J'ai reçu ses notes.
Vas-y, lis-la moi.
Elle a obtenu une super note pour le dossier et l'entretien, 17/20. C'est au devoir sur table qu'elle s'est ramassée. Elle n'a obtenu que 5/20. Elle a manifestement fait un hors-sujet. Elle nous l'avait d'ailleurs plus ou moins avoué. Elle n'a pas voulu faire comme les autres quand elle a vu le sujet. Ca lui semblait trop banal. Qu'est-ce qui lui a pris? La peur, peut-être. Les soucis.
Évidemment, avec une note comme celle-là, la messe était dite.
Elle repassera le concours l'année prochaine. Elle est jeune...
On laisse flotter un peu de silence.
Vous avez une vue vraiment magnifique sur Rouen.
Oui, c'est ce qui nous a décidé à acheter l'appartement. Je passe beaucoup de temps à regarder ce panorama. J'ai besoin de voir l'horizon de chez moi. 
Comment va Caro? Finit-elle par me demander.
Elle va démissionner du centre de rééducation. Je crois que c'est ce soir qu'elle a rendez-vous avec les médecins pour leur annoncer la nouvelle. Camille ne t'en a pas parlé?
Vaguement. Qu'est-ce qui lui prend?
Je crois que tu n'imagines pas la force dont il faut disposer pour travailler avec des grands handicapés. C'est épuisant. Il faut être très équilibré. Bourré d'énergie. Avoir des compensations en dehors du travail. Trouver le soir à la maison l'apaisement suffisant pour avoir le courage d'y retourner le lendemain. Ca fait dix ans qu'elle mène ce combat de chaque jour. Ca devient trop difficile. Elle commence à craindre d'y laisser des plumes. Mieux vaut jeter l'éponge avant de se mettre vraiment à dérailler, à perdre le contrôle.
Qu'est-ce qu'elle va faire? Elle a un projet?
Oui. Elle va s'associer avec des collègues en ville. Elle va reprendre l'exercice libéral. Ce sera moins intéressant comme travail, mais ce sera aussi moins lourd physiquement et psychologiquement. Elle gagnera un peu mieux sa vie. Qui sait si j'aurai un jour la force de reprendre le travail? 
En parlant de perte de contrôle, qu'est-ce que c'est que ce malade qui t'a envoyé ce message haineux sur ton blog?
Ce n'est pas un malade. C'est une soignante qui écrit sous le pseudonyme "un patient".
Tu en es sûr?
J'en suis certain. On est totalement isolé en soins intensifs. Aucun contact avec aucun patient, uniquement avec des soignants. Seul un soignant qui s'est occupé de moi a pu porter un jugement sur la façon que j'avais de me comporter pendant mon hospitalisation.
C'est incroyable! Tu sais qui c'est?
Je pense le savoir. Peut-être cette même infirmière aux gestes brusques qui un midi n'a pas trouvé utile de me faire l'injection de Primpéran qui était prévue, ce qui m'a coûté un après-midi de vomissements.
C'est assez troublant, le choix de ce pseudo, avec changement de sexe et de personnalité. Complètement névrotique. Cette soignante perd les pédales. Elle a oublié le sens fondamental de sa profession: soigner, aider, protéger. Elle est dans la souffrance. Elle a déjà un doigt dans l'engrenage de la maltraitance. Maltraitance verbale au moins, et peut-être déjà défaut de soins. Pourtant elle doit sentir confusément que quelque chose ne va pas chez elle. Ca explique la maladresse de son intervention. Dans son texte, on comprend aisément qu'elle est une soignante. Elle doit savoir qu'on peut facilement la cerner en recoupant l'horaire auquel le message a été envoyé avec le planning de la journée. On peut aussi l'identifier par l'adresse IP de son ordinateur. On dirait qu'elle sème les indices derrière elle pour qu'on la trouve, comme si quelque chose en elle nous demandait de l'aider à s'arrêter. Quelque chose de l'ordre de la honte, peut-être. La honte de faillir au contrat moral qu'elle a pris à l'égard des malades en s’engageant dans la profession de soignante. Ca m'a rappelé mes collègues infirmières et aides-soignantes de l'unité d'éveil de coma. Chaque jour je les observais prendre en charge nos patients aux cerveaux abîmés et aux corps torturés avec une infinie patience. Chaque jour je recevais d'elles une magistrale leçon d'humanité. Mais tout le monde n'est pas capable d'une telle force.
A l'hôpital, les malades ne sont pas toujours ceux qu'on croit.
Qu'est-ce que tu comptes faire? Tu sais qu'ils ont une commission de recours pour les usagers, à Becquerel? C'est une obligation légale. Si tu leur écris, ils doivent faire une enquête.
Ce que je compte faire? Rien pour le moment. J’ai des problèmes autrement plus importants à gérer. Et puis il n'y a pas de place pour la haine dans mon cœur.
 
Le bruit de la clé dans la serrure nous fait sursauter. Caro et Camille entrent ensemble dans l’appartement. Elles se sont retrouvées au pied de l’ascenseur. Antoine s’attarde sur le palier. Il s'obstine à se hisser sur la pointe des pieds pour tenter d’atteindre le bouton de la sonnette sans y parvenir. Cet enfant adore appuyer sur les boutons. Mais quand il aperçoit Martine, il oublie la sonnette et fonce joyeusement vers elle en criant « la maman de Camille! ». Il a oublié son prénom. C'est Martine, lui rappelle Caro. Mais il est déjà passé à autre chose. Maintenant, il veut aller jouer avec Théo, notre petit voisin. Martine et Caro sont en train de bavarder. Camille les écoute.
Viens, dis-je à Antoine. Tu veux sonner toi-même?
 
 
 
 
 
 
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5 juin 2007 2 05 /06 /juin /2007 11:47
Enfant, quand j'étais dans la peine, mon père me rappelait doctement que les grandes douleurs sont muettes, avant de refermer la porte de ma chambre. Ma mère pendant ce temps se reposait de son cancer au cimetière du village. J'étais absolument seul face à ma douleur. J'ai dû apprendre à l'étouffer en moi, en silence.
On n'échappe pas aisément aux fonctionnements psychologiques acquis pendant l'enfance. Mes proches savent qu'ils ne pourront rien faire pour moi pendant cette période d'hospitalisation. Je ne souhaite ni visite ni appel téléphonique. Ils le savent sans forcément le comprendre, mais me font la faveur de l'admettre. L'enfermement physique qui m'attend dans la chambre stérile va se doubler d'un enfermement mental auquel je ne peux me soustraire. Seule Caro échappe à la règle. Elle restera mon unique lien avec la réalité du monde extérieur pendant toute cette période. Pourtant quand la voiture s'arrête elle me demande encore une fois si je veux qu'elle m'accompagne.
Inutile, lui dis-je en l'embrassant, puis je sors mes bagages du coffre et lui fait un dernier signe de la main en me dirigeant vers l'entrée de Becquerel.
 
On ne perd pas de temps. Je suis arrivé depuis une heure à peine que déjà on m'a branché la perfusion de chimiothérapie destinée à détruire les cellules de la moelle.
Tant mieux, me dis-je en regardant le poison incolore s'écouler goutte à goutte dans la tubulure. Ne suis-je pas ici pour cela? J'ai encore quelques heures de tranquillité avant que les nausées ne s'emparent de moi.
Deux jours plus tard, elles sont là à traîner, quelque part entre le fond de ma gorge et la masse palpitante de mes tripes. Comme une troupe de hyènes en maraude, nez au vent, elles flairent à distance l'animal blessé et la charogne encore tiède. Je les connais. Elles ont le pouvoir redoutable de vous réduire à ce que vous êtes: un tube digestif doté de raison. Un tuyau pensant.
Je les connais bien. Sournoises, elles attendent le moment propice, c’est à dire le plus inattendu, pour lancer l'attaque, déchaîner leurs spasmes, distiller leur fiel.
Pour l'instant, elles rôdent.
J’ai parfois l’impression que s’espacent les cercles qu‘elles dessinent autour de moi. J'essaye de m'en persuader. Je tente l'autosuggestion. Tout ça, c'est dans la tête, me dis-je. Et puis on m’a administré tout à l’heure deux ampoules de Primpéran. Il suffit de penser à autre chose.
On essaye de n’y pas penser, mais on finit à un moment où à un autre, sous la pression du malaise qui croît, par ne plus penser qu’à ça.
Je connais par expérience quelques rêgles que je m'empresse de respecter.
Ne pas changer brusquement de position.
Ne rien avaler que par lentes et minuscules gorgées.
Ne pas tousser dans le but d’expectorer. Surtout pas.
Tâcher de se faire oublier.
Je n’avale rien d‘autre que ma salive, avec mesure et prudence. Je reste immobile dans mon lit et respire à petites goulées. Ma dernière tentative pour prendre un peu d’eau pour cause de bouche desséchée était risquée mais je n’en pouvais plus. Il me fallait de l'eau absolument.
L'attaque est foudroyante.
Brusque afflux de salive glacée qui inonde la bouche, j’ai juste le temps de m’asseoir et d’attraper un récipient à la volée.
Cette fois j’ai l’impression que je vais vomir mon propre estomac. Il s’y reprend à maintes reprises, le bougre, avant d’admettre qu’il ne pourra pas passer en un seul morceau par mon œsophage. Enfin, après une ultime et violente tentative qui me tire les larmes des yeux, il finit par régurgiter comme par dépit une petite cuillérée d’un liquide mousseux de couleur jaune vif au goût tellement corrosif que je crois bien voir s’échapper de la bassine de plastique une vapeur méphitique, verte comme un nuage de chlore.
J’observe un moment ce maigre résidu le souffle court et les yeux embués, bouchant toujours d’une main mes narines afin d’éviter les douloureuses remontées par les fosses nasales, indifférent aux lamentables filets de salive qui font le téléphérique entre mes lèvres et le fond de la bassine. J’attends le cœur battant la vague suivante.
Elle ne tarde pas.
Nouvelle lutte entre l’estomac qui veut passer et l’œsophage qui résiste. Brève et violente. Quelques longs spasmes accompagnés d’odieuses éructations. Au bout du compte il n’y a pas plus de liquide dans la bassine que tout à l’heure, mais mon corps est entièrement recouvert d’une pellicule de sueur glacée. Je halète comme un animal blessé. Je tremble. La bave coule de ma bouche sans retenue.
C’est le moment délicat. On espère que s’en est terminé pour cette fois, mais il suffit de rien pour faire repartir une nouvelle série de spasmes. Renifler, avaler sa salive, penser…
Et ça recommence cet estomac dont j’imagine qu’il se retourne dans mon ventre comme un gant qu’on essore, et qui finit quand-même par délivrer au prix exorbitant de rots infâmes et de gémissements incontrôlables un ultime filet de suc gastrique, quintessence de la quintessence de ce que mon corps peut délivrer de plus infect.
Épuisé, je ne suis plus qu’un viscère grelottant qui tient une bassine à la main en bavant. Je reste ainsi plusieurs minutes l’esprit totalement hagard jusqu’à ce que la sueur qui sèche me fasse frissonner de froid et que je me rallonge en tremblant sous les couvertures.
C’est à partir de ce moment que je cesse totalement de m’alimenter.
On vérifie ma tension artérielle et ma température toutes les quatre heures. On m'injecte des drogues. Le matin, vers huit heures, on prélève un peu de mon sang et on me pèse. Je me laisse faire dans un brouillard ouateux.
L’interne passe m’ausculter chaque matin. On vous fait la greffe cet après-midi, me dit-elle. Déjà j’ai perdu la notion du temps. Celui-ci refuse de s’écouler, épais comme de l’huile gelée.
Le greffe se résume à une simple transfusion des cellules souches qu’on m’a prélevé en décembre et débarrassées des cellules malignes. On me la passe en deux fois à quelques heures d'intervalle.
Un matin, j'ai la surprise de voir entrer dans ma chambre mon hématologue référent accompagné de l'interne. Il est de garde. Il me serre vigoureusement la main avant de m'examiner.
Bon, dit-il, un peu trop jovial à mon goût, ça se passe comme prévu. On aura peut-être un léger mieux après cette deuxième greffe... Ou peut-être pas...
Le voilà qui prépare le terrain. Il me sort son "peut-être pas" comme un prestidigitateur le lapin de son chapeau, en me regardant droit dans les yeux pour voir si le message est bien reçu.
Vous ne mangez plus depuis combien de temps?
Je ne sais pas. Trois jours?
Il faudra peut-être vous alimenter par voie parentérale... Toujours pas de température? Ca ne va pas tarder...
Le lendemain comme je me réveille à grand peine d'une nuit chaotique, je remarque avec étonnement que le liquide habituellement limpide qui s'écoule par la tubulure de ma perfusion a changé de couleur. Il est maintenant blanchâtre comme du lait mêlé d'eau. L’interne entre à cet instant.
Qu’est-ce que c’est? Lui dis-je en désignant la poche de plastique laiteuse suspendue au dessus de ma tête après qu’elle m’ait examiné.
Vous savez bien. C’est l’alimentation parentérale dont on vous a parlé hier.
C’est fou ce qu’on apprend à la faculté de médecine. Jusqu’à l’art de la manipulation linguistique. Comment transformer un « il faudra peut-être... » en un « on va vous imposer... » sans passer par la case du consentement éclairé.
 
Je n’ai vraiment pas la force de discuter. Ma température est comme prévu montée en flèche, accompagnée de diarrhées. Je commence vraiment à me sentir mal malgré les traitements que l’on me donne. Très faible. Le matin, je dois me tenir des deux mains pour monter sur le pèse-personne. Tension à neuf-cinq. Je ne connais pas mon taux d’hémoglobine. Il ne doit pas être bien fameux. Impossible de faire quoi que ce soit. Je ne peux pas tenir un livre plus de quelques minutes. D’ailleurs je ne comprends rien à ce que je lis. La télévision réclame trop d’efforts visuels. Il reste la radio qui même en sourdine me fatigue trop. Mieux vaut le silence. Les grandes douleurs sont muettes, n’est-ce pas? Je m’enfonce malgré moi dans une sorte d’autisme. La leçon, je l’ai trop bien apprise. Maintenant, c’est elle qui me mène par le bout du nez.
Chaque jour je m’arrache au vide pour dialoguer au téléphone avec Caro. Les conversations sont courtes. C’est moi qui les abrège. Antoine refuse de me parler. Il a peur. Caro m’affirme qu’il va bien. J’appelle aussi Camille. Puis, épuisé, je replonge dans le mutisme.
Les infirmières viennent toutes les quatre heures. C’est ainsi que je mesure le temps. A leurs allées et venues. Elles sont pour la plupart douces, dévouées et bienveillantes.
D’autres, rares, s’irritent de mon silence. Celles-là on besoin de mots, de remerciements, de gratitude clairement exprimée. Elles veulent être payées cash. Ce sont elles qui sont dans la souffrance, beaucoup plus que moi.
Désolé. Je suis à sec. Les mots sont bloqués tout au fond. Verrouillés avec le reste.
L’une d’elles perd son sang-froid au point de m’envoyer un commentaire haineux par le biais de mon blog, que chacun peut lire. Son but est clairement de me nuire. Elle veut que je souffre un peu plus. Belle leçon pour les naïfs qui imagineraient l’hôpital comme un refuge sûr. Ici comme dans la vie, le pire côtoie le meilleur. On peut faire de mauvaises rencontres.
 
Un jour, après une transfusion, je commence enfin à me sentir mieux. Mes globules blancs ont atteint un niveau tel qu’on peut lever les mesures d’isolement. Je sors du trou. Les mots reviennent. L’hématologue qui me rend visite est un peu estomaquée quand je lui dis que je souhaite sortir dès le lendemain. Elle voudrait bien me garder encore quelques jours en observation, mais je la pousse à négocier en lui disant que je sortirai s’il le faut contre avis médical. On finit par trouver un terrain d’entente raisonnable.
Je sors quarante-huit heures plus tard.
Dix-neuf jours se sont écoulés.
 
 
 
 
 
 
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13 mai 2007 7 13 /05 /mai /2007 10:55

 

Ils font un bruit mat et visqueux quand ils s’abattent dans les caisses de plastique qu’on a empilées au bord du quai, à l’arrière d’une fourgonnette. Pourtant leur peau semble sèche. On dirait du cuir légèrement râpeux. Les hommes les arrachent vivement de la bassine d’aluminium qu’ils ont hâlée en gémissant sur le débarcadère à l’aide de cordages noircis. Ils les jettent ensuite en les saisissant par la queue vers les bacs multicolores sans plus les regarder, estimant leur tâche terminée, se désintéressant de leur sort.
Ce sont des requins de petite taille. Tout un banc. Ils ont gardé dans la mort, malgré leurs yeux vitreux et leur ultime raideur, un aspect menaçant et vaguement repoussant. Leurs gueules entrouvertes aux dents aiguës paraissent encore prêtes à mordre, une dernière fois.
Antoine, fasciné par le spectacle, se penche dangereusement pour observer le travail des pêcheurs. Sa main impatiente tente peu à peu d’échapper à la mienne qui se resserre à faire blanchir mes phalanges à mesure qu’il s’approche du bord.
Je serre trop fort. J’agrippe. Je cramponne. Il tourne vers moi un regard réprobateur. J’ai peur de la lâcher. Qu’il m’échappe. Qu’il tombe à l’eau, ou se mette, sous l’emprise d’une brusque impulsion enfantine, à courir le long du quai encombré de cordages et de chaînes, de badauds, de chiens errants, de caisses, de filets, de toutes sortes de pièges. Et juste derrière, la route où défilent les voitures en un flot ininterrompu.
Lâche-moi Papa, gémit-il.
Je n’abandonne sa main que lorsque je me suis assuré que sa mère s’est emparée de l’autre.
Je n’ai plus aucune confiance en ma capacité à le rattraper s’il parvient à s’échapper. Il y a toute une série de choses dont je doute être capable désormais.

Travailler, être un père, un mari, conduire une voiture, être serein, réparer, construire, espérer, oublier. Vivre.

 

On a pris quelques jours de vacances au bord de la mer. Antoine a mis du temps à accepter que nous n’allions plus dans la maison de Papoum. On savait pourtant qu’il avait compris. La mort de Papoum. La vente de la maison de Dinard. On lui avait tout expliqué, mais il ne voulait pas en démordre. Il a fallu reprendre les explications. Mais avec l’obstination des enfants de cet âge, il persévérait à nier l’évidence, confrontant ainsi avec dépit la vérité à son irrépressible désir de toute puissance.

Il a fini par admettre la réalité quand on nous a ouvert l’appartement qu’on avait loué et qu‘on a sorti les bagages du coffre de la voiture.Vue sur mer, comme dans le descriptif. Cent mètres du port. Confort et décoration agréable. Mais ce n’était pas la maison de Papoum.

On a tâché de faire tout ce qu’on fait pendant les vacances au bord de la mer, presque tout.Boire des verres en terrasse, abrités du vent derrière des panneaux de plexiglas. Manger des fruits de mer. Tourteaux et bulots que je préfère cuire moi-même, crevettes grises et roses, huîtres que Caro ne me laisse pas ouvrir, moules frites un midi dans une brasserie sur le port.

Le temps est trop frais pour la baignade, malgré le soleil.
On ramasse des coquillages, on cherche les crevettes et les crabes dans les mares à marée basse. On fait des pâtés, des châteaux de sable. Rapidement la position accroupie m’est pénible. Je finis par dénicher un rocher qui peut servir de siège. Je regarde l’horizon. Je distingue de l’œil gauche l’île de Tatihou et sa tour d’observation conçue par Vauban avec le fort de la Hougue pour protéger le port de Saint-Vaast. Je ne vois presque rien de l’œil gauche. Un brouillard grisâtre. Il me reste l’odeur iodée et le cri de rares goélands.
La veille, au pied du phare de Gatteville, au-delà de Barfleur, dont j’avais renoncé à gravir les 365 marches, une femme vulgaire aux cheveux teints en orange surgie d’un monospace avec ses deux enfants s’est exclamée : ça pue la mer !
Je l’aurai volontiers étranglée, mais il y avait des témoins. Entre autres ses enfants.
Quand Antoine et Caro sont redescendus, j’ai regardé sur l’appareil photo numérique les photos qu’ils avaient faites du sommet. Le paysage, les lentilles de Freynel, Antoine se tenant à la rambarde d’acier, les cheveux ébouriffés par le vent qui était fort à cette altitude.
 
 
 
Puis, c’est comme sortir brusquement d’un rêve.
Il y a ce moment de stupeur, où se brouillent images et pensées confuses, suivi d’un bref temps mort interrogatif pendant lequel l’esprit hésite encore entre l’onirisme et les informations en provenance des organes des sens. Cela ne dure qu’un instant. Juste le temps que s’ouvrent devant moi les portes automatiques de Becquerel.

Je bascule dans la réalité.

J’avais reconnu la voix au téléphone, ce jour là. Je m’attendais à son appel. Elle m’a déjà dit qu’elle préférait appeler avant que d’envoyer la convocation par le courrier.Je lui ai répondu que j’appréciais cette façon de faire. De plus, il s’est avéré que le jour qu’elle me proposait ne convenait pas. C’était pile dans la semaine de vacances qu’on avait programmée. La réservation était déjà faite.Ca n’a pas posé de problème pour trouver une autre date. On est parti.

Puis le jour dit est arrivé.

Dès que je franchis le seuil je sais pour quoi je suis là. Bilan systématique avant la deuxième autogreffe.
J’avais assez bien réussi à l’oublier jusque là. J’avais laissé derrière moi les désagréables souvenirs de mon parcours médical des derniers mois. On avait chargé la voiture, Caro avait pris le volant.
 
J’attends que le numéro de mon ticket s’affiche au panneau lumineux.
L’oubli est toujours de courte durée malgré l‘ingéniosité qu‘on met à élaborer des stratégies de refoulement. On biaise, on feinte, on s’étourdit comme on peut.
Le balancier finit par revenir inlassablement.
101. C’est mon tour. Les formalités administratives accomplies, je monte au labo pour la prise de sang.
Quelques personnes attendent qu’on appelle leur nom dans un silence pesant. Les gestes sont rares, les regards braqués au sol entre les deux pieds, parfois attirés par l’intrusion d’un nouveau venu qui vite sous leur poids comprend qu’il faut faire en sorte de respecter le calme des lieux.
 
Il rêgne le même silence dans la salle d’attente de médecine nucléaire. Le léger grincement de la double porte battante fait se lever à l’unisson tous les regards.
C’est un brancard qui pénètre dans les lieux. La plupart des yeux, gênés, se baissent aussitôt dès qu’ils ont vu qu’il s’agit d’un jeune enfant qui gît là sous les couvertures.
Il doit avoir l’âge d’Antoine. Une jeune stagiaire au visage doux l’accompagne pour l’examen. Elle tient à la main un jouet de plastique rouge, une voiture de pompier. Mais l’enfant ne s’y intéresse pas. Il ne quitte pas des yeux le tuyau transparent de la perfusion comme si le reste du monde n’existait pas. Tout ça c’est un rêve. Un mauvais rêve, comme dit maman quand la nuit il se réveille plein d’effroi, trempé de sueur, qu’il court à tâtons la rejoindre dans la pénombre.
La réalité c’est qu’on l’emmène à l’école. Tous ses copains sont là qui crient de joie quand il arrive. Ce n’est pas l’hôpital.
On lui a expliqué qu’il allait passer un examen. Non, ça ne fera pas mal. Il y aura juste deux petites piqûres, et puis se sera terminé. Sandrine viendra avec toi. Tu l’aimes bien, Sandrine? Sandrine, c’est la jeune stagiaire. Il répond que non. Qu’il n’aime pas Sandrine. Qu’il ne veut pas. Pourtant, il est content qu’elle soit là quand-même. Mais la voiture de pompier, elle n’est pas à lui. Il n’en veut pas. Elle est trop réelle. Il préfère regarder le tuyau. Le liquide qui coule, limpide comme de l’eau. Comme celle des poissons rouges à la maison. Il les voit, les poissons rouges. Non, ils n’ont pas de nom. Quelle drôle d’idée. Ils s’appellent poisson. Tout simplement.

Il a peur. Il est plein d’effroi. Trempé de sueur. Maman n’est pas là. Il y a juste le tuyau. Et les poissons, dans le sac accroché là-haut au dessus de sa tête, si minuscules qu’il faut bien regarder.

 

Les autres ont tous baissés les yeux. Les rares conversations se son tues. Ils savent bien ce qu’il pense, le petit. Pour eux c’est pareil. Ils sont là, mais ils n’y sont pas vraiment. Ils sont ailleurs, à la maison, en vacances, à la plage. Ils sont jeunes. Ils sont en bonne santé. Ils vivent la vie des people dont ils regardent les photos dans les magazines qu’ils ont trouvé sur une table. Ils s’y essayent, mais eux, ils n’y arrivent plus vraiment. Ils ont fini d’y croire, aux rêves qu’on se crée, aux histoires qu’on se raconte. Leur lot, maintenant, c’est la réalité. Et puis d’un moment à l’autre une femme en blanc va passer la tête dans l’embrasure de la porte. Leur nom va retentir. Ils auront ce bref instant d’incertitude. Auront-ils bien entendu? Oui. Ce sera leur tour. A chacun son tour. Ils se lèveront alors pour franchir la porte qu’on leur aura indiqué, abandonnant derrière eux sur le siège de plastique un rêve bancal, inachevé, usé jusqu‘à la corde.

 

Je continue à observer l’enfant de loin. Oui, il doit avoir l’âge d’Antoine. Est-ce que lui aussi commence à faire du vélo sans les petites roulettes? A-t-il seulement jamais fait de vélo? Pourquoi sa mère n’est-elle pas avec lui, ou son père? Sandrine a cessé de lui parler à l’oreille. Il ne répond pas, il ne veut pas entendre. Ses paupières ne cillent même pas quand s’ouvrent les deux battants pour laisser le passage au brancard. Il les voit, les poissons, maintenant. Mais si, Sandrine. Regarde bien.

 

 
Ils en avaient au moins quatre tonnes. C’est ce qu’ils ont dit. C’est rare comme poisson, par ici. Oui, ce sont bien des requins. Les plus gros pèsent cinq kilos environ. Il y en a aussi de plus petits. Celui-là, par exemple doit faire ses cinq livres.
On en achète?
Un poisson de cinq livres, pour nous trois? C’est plutôt énorme, non?
On discute un moment, finalement, on renonce. On ira acheter quelques crevettes et des huîtres. Ou bien le restaurant?
Antoine est parvenu à échapper à notre vigilance. On le rattrape quelques mètres plus loin. Dans l’autre bateau, on nettoie le filet qu’on a juste remonté et jeté en vrac sur le pont avant de rentrer au port.
Les deux hommes le déroulent ensemble et le vident de ses maigres prises. Ils ont pris essentiellement des araignées, ou des moussettes. Ils ne s’embarrassent pas des plus petites qu’ils rejettent à la mer, et arrachent d’un geste sec les pattes de celles par trop emmêlées dans le filet.
Ils ont deux caisses. Dans l’une ils lancent les pièces destinées à la revente, dans l’autre celles qui finiront dans la soupe familiale.
On observe leur travail. Caisse bleue, caisse rouge, caisse bleue…

On ira au restaurant. Il est déjà tard. L’air de la mer a aiguisé nos appétits. Antoine saute de joie. Il adore le restaurant. Il ouvre la carte devant lui, comme les grands, et fait semblant de lire...

 

Une femme en blanc passe la tête par l’embrasure de la porte et appelle mon nom.
Je me lève.
 
 
 
 
 
 
 
 

 

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3 mai 2007 4 03 /05 /mai /2007 14:16
Je dois fermer l'œil droit toutes les deux à trois minutes. Impossible malgré mes efforts de l’aligner plus longtemps avec l’autre. Tantôt je vois double, tantôt tout se brouille. Pas très pratique sur l’autoroute.
Déroutant, ce trait discontinu de la bande d’arrêt d’urgence qui croise sans cesse avec la ligne centrale. Avec un seul oeil, j’y vois plus net. Pas le choix. Sans parler du soleil qui me force à plisser les paupières. Je savais que ce ne serait pas une partie de plaisir.
Caro voulait que j’emmène Antoine dans la Peugeot, mais je lui ai dit qu’il était plus raisonnable que je sois seul à bord.
On avait besoin de prendre les deux voitures pour ramener un meuble de Papy de chez ses parents.
Ils sont partis ce matin. J’ai attendu la fin d’après-midi pour prendre la route.
J’ai coupé l’autoradio pour ne pas être distrait, ainsi que le téléphone. Je ne dépasse pas le 110, concentré sur la conduite, les doigts crispés plus que de coutume sur le volant. Quand je croise les deux motards de la gendarmerie stationnés sur un zébra, je réalise que je n’ai même pas vu le radar en amont.
Heureusement, je connais parfaitement le trajet. Je ne me risquerai pas dans des secteurs inconnus. Dire qu’avant j’adorais conduire. Maintenant, j’évite autant que je le peux.
Je trouve une place juste devant l’entrée de l’immeuble. Je sors de la Corsa avec soulagement.
Tout se passe bien jusqu’à ce que la mère de Caro m’ouvre la porte.
Caro et Antoine sont à l’hôpital, me dit-elle d’emblée. On a bien essayé de vous prévenir, mais on tombait sans cesse sur le répondeur...
Je reste un instant pétrifié. Incroyable ce qui peut vous passer par la tête en aussi peu de temps. En moins d’une seconde je suis trempé d’une sueur glacée. J’imagine la voiture fracassée contre un mur, le sang qui s’étale en flaque sombre dans la poussière, les gyrophares.
C’est Antoine, poursuit-elle. Il s’est réveillé bouillant de la sieste…
J’entends à peine ses paroles au travers des pulsations assourdissantes de mon cœur qui cogne comme une brute.
…Caro a pris sa température. Il avait près de 40. Elle a préféré l’emmener au urgences pédiatriques.
La tension redescend d’un cran. Où ai-je bien pu fourrer mon téléphone? Je finis par le retrouver après quelques secondes de palpation fébrile.
Tu veux que je vienne?
Elle me répond d’une voix qui paraît lointaine, calme cependant.
Ce n’est pas utile. Pour le moment, on attend. Il y a du monde. Tu penses, un samedi soir...
Les pompiers viennent de déposer un gamin qui s’est fait renverser par une voiture. Le type ne s’est même pas arrêté.
Et Antoine?
Ca va. J’ai apporté des jouets. Il joue. Tu le connais. Impossible de savoir qu’il est malade. Il tousse beaucoup, mais il ne se plaint pas. Maman doit venir me rapporter son sac, au cas où ils le garderaient.
Elle n’est pas encore partie. Je vais venir avec elle.
Non, non. Ca ne sert à rien. Ils ne le garderont peut-être pas. On crève de chaud, ici. Je n’ai rien à boire, et pas de monnaie pour le distributeur. Maman va m’apporter ce qu’il me faut.
Vous attendez depuis combien de temps?
Une bonne heure. A vue de nez, j’en ai encore pour une heure au mieux avant qu’on puisse être reçus par un médecin.
Tu me rappelles dès que tu as du neuf?
Promis. A tout à l’heure.
 
Chacun tâche en attendant de trouver une occupation. On vide les valises, on donne un coup de main en cuisine, on feuillette un magazine. Tout ce monde désœuvré finit par se retrouver au salon.
Il faut bien faire passer le temps. On est là pour fêter les anniversaires des parents et de la sœur de Caro, alors on décide un peu à contre-cœur d’ouvrir tout de suite le champagne et de bavarder un peu.
Assis en cercle dans les fauteuils, on m’interroge sur ma santé. Autant éliminer tout de suite le sujet. Je donne quelques réponses rassurantes, avec ce qu’il faut de désinvolture dans le ton pour qu’on ne s’éternise pas sur ce thème. On peut passer ensuite, tous soulagés, à des conversations plus légères.
 
Ils reviennent deux heures plus tard, après un passage par la pharmacie de garde. Antoine fonce direct vers la table du salon se servir de biscuits apéritifs, bousculant tout sur son passage, tandis que la famille saisissant l’occasion d’échapper aux causeries qui s’étiolent assaille Caro de questions sans lui laisser le temps de poser son sac de papier frappé de la croix verte.
Ca a le don de l’énerver :
Mais laissez-moi arriver, et d’abord, servez-moi un verre.
L’effervescence retombe un peu. Elle annonce à tous qu’il s’agit d’une double otite pour avoir la paix pendant qu’elle déchiffre les notices qu’elle extrait des boites de médicaments. Antoine est déjà parti jouer avec sa cousine dans la chambre du fond en semant derrière lui des miettes de gâteau comme le petit Poucet. On replonge en silence nos nez dans les coupes de champagne…
 
Ca ne c’est pas arrêté là, dis-je à Yves en levant mon demi…
Je me suis installé à l’ombre d’un parasol à cause de mes yeux. Lui, le soleil ne le dérange pas.
A l’arrière plan, les commerçants commencent à démonter les étals du marché. On est à la terrasse du café des sports. Les femmes ont sorti leurs tenues d’été.
…Le lendemain, Antoine a vomi dans la voiture sur la route du retour. Il avait du mal à respirer. Caro l’a emmené directement aux urgences pédiatriques. Moi, j’étais déjà rentré à la maison avec l’autre voiture. C’était une crise d’asthme. Ils ne l’ont pas gardé, mais il lui a fallu quelques jours pour être un peu mieux.
Et maintenant?
Ca peut aller. Il n’est pas encore guéri, mais son état va en s’améliorant.
Et ta fille?
Elle a été admise aux premières parties de ses deux concours. Elle reste à Paris pour bûcher. On ne la verra sans doute pas pendant quelques semaines.
 
Il garde le silence pendant quelques instants, sans que je parvienne à deviner s’il se félicite de n’avoir ni femme ni enfant, ou s’il le regrette. Il doit penser que tout cela représente une somme infinie d’emmerdements. Ce n’est pas le genre de type à avoir des regrets.
Bien sûr que tout serait plus simple sans femme ni enfants. Personne à ménager. Le rêve. Ces pensées là, on ne peut les éviter quand le cancer te tombe dessus.
On sait tous qu’on va mourir un jour ou l’autre, mais tous on pense que ce sera plus tard. Dans très longtemps. On pense qu’on s’éteindra tout doucement. Que ça se fera à l’usure, normal. Qu’on aura réglé ses affaires. Qu’on aura eu le temps de faire les deux ou trois choses auxquels on accordait un peu d’importance, comme d’avoir vécu une passion amoureuse, une grande amitié, ou sauvé la vie d’un inconnu, ce genre de truc. Et puis on serait fatigué de vivre. On attendrait que ça s’arrête, avec un peu d’impatience, surpris et vaguement dépité de s’éveiller encore chaque matin avec la perspective d’une longue journée vide à affronter une fois de plus.
Ou alors on espère que ce sera brutal, inattendu. Une bonne crise cardiaque, comme un coup de tonnerre dans un ciel d’été, et basta.
Là, évidemment, c’est un peu différent. Le cancer te donne un préavis.
C’est comme si tu recevais une lettre recommandée très officielle du ministère de la santé, qui te dirait :
Cher Monsieur, vous êtes atteint d’un cancer incurable. Selon toute probabilité, et en fonction des connaissances actuelles, nous estimons votre espérance de vie entre trois et cinq ans. En espérant bonne réception, nous vous prions de croire en nos regrets les plus sincères…
Le cancer te dépouille de ce qu’il pouvait te rester d’insouciance. Tu perds le bénéfice du doute. Tu ne peux plus faire mine de ne pas penser à l’issue. De croire qu’il te reste suffisamment de marge.
T’es dans le couloir de la mort.
On y est, Yves et moi, dans ce couloir. Cellules cancéreuses dans des cellules contiguës.
Ca crée des liens, ce destin conjoint. Une relation différente de toutes celles que tu as pu connaître avant. C’est une intimité brutale, crue, sans fard. On n’a pas à s’épargner. Pas de passé commun ni de temps à perdre. Les mots sont directs. Ce sont ceux que l’on ne peut pas utiliser avec ceux qu’on aime, mais qui nous remplissent la bouche. Il faut qu’on les crache, qu’on les vomisse. On ne s’en est pas privé au début, lors de nos premières conversation. Souffrir, crever, suicide. On les a usés jusqu’à la corde les mots tabous. On sait à quoi s’en tenir. Inutile d’y revenir. Maintenant, on peut jouer à prendre les choses un peu plus à la légère.
 
Le récit de ta consultation avec l’hématologue m’a bien fait rire, finit-il par dire. Au moins tu as entendu le mot cancer. Moi, je n’en suis pas encore là!
Tu as eu un rendez-vous récemment?
Oui, il y a une semaine. Elle m’a encore parlé d’une greffe. Elle m’a reproché de ne pas lui avoir encore donné les adresses des mes frères et sœurs, pour les prélèvements de moelle. J’ai fait l’abruti. Je lui ai dit que j’avais oublié. Mais je ne les lui donnerai pas.
Pour quelle raison?
Parce qu’elle ne me donne aucune explication. Ni sur ma maladie, ni sur les traitements, ni sur ce qu’elle espère d’une greffe. Je ne lui ai pas donné mes raisons. J’ai juste refusé. Je voulais d’abord qu’elle me balance ce qu’elle sait sur le sujet. Qu’elle fasse son job, qu’elle me traite en adulte.
Pourtant, tu es au courant. Je sais que tu le maîtrises bien, le sujet…
Parce que j’ai fait des recherches sur internet. Elle le sait pertinemment. Elle procède par allusions pour tenter de percer à jour ce que je sais, comme l’a fait ton hémato, mais je ne lui ai pas tout lâché.
Je me suis renseigné sur ce qu’elle me propose. C’est complètement expérimental. Je suis tombé sur les résultats d’une série. Bon d’accord, c’est une série courte : douze cas, c’est pas très significatif. N’empêche que sur les douze, six sont morts dans la première année suivant la greffe. Rien de très encourageant.
Naturellement, elle ne m’a pas dit un mot là dessus.
Alors tu comprends que je n’ai pas spécialement envie de servir de cobaye pour leurs petites expériences. En particulier quand je sais qu’on tente de me cacher des informations essentielles. J’ai horreur qu’on ne joue pas franc jeu avec moi.
Et puis, en ce moment, je pète la forme. Douze grammes d’hémoglobine! Tu te rends compte? Un mois que je ne prends plus aucun traitement.
Ca l’a un peu abasourdi que je lui dise non d’entrée. Elle ne doit pas avoir l’habitude. La plupart des patients doivent dire oui à tout. Tu les imagines, tassés sur leurs chaises, devant le grand docteur en blouse blanche derrière son bureau? Le grand détenteur de la vérité, qui décide de la vie ou de la mort… Ils ne doivent pas avoir l’habitude qu’on discute leurs décisions. Alors, par politesse, j’ai pas discuté. J’ai juste dit non.
Elle m’a demandé si je voulais bien reprendre les prises de sang hebdomadaires. Je lui ai dit d’accord, mais que je les ferai effectuer en ville. Quand je les faisais à Becquerel, on ne me communiquait jamais les résultats. C’est pour ça que j’ai fini par arrêter. Elle n’a pas fait de commentaire.
A la fin de l’entretien, elle a dit qu’elle allait néanmoins reparler de cette éventuelle greffe avec le « pool », comme ils disent. Je lui ai répondu « si vous voulez » un peu ironiquement, et je me suis cassé…
Je la connais, mon espérance de vie, poursuit-il en se roulant une cigarette. Cinq ans. Ca va faire un an qu’on m’a découvert ma maladie. Une greffe n’y changera rien. J’ai lu qu’aux Etats-Unis ils ont un mec qui survit depuis trente ans avec son Valdenström. Maintenant, il est à moitié gâteux dans une maison de retraite. Le cas exceptionnel. Je ne sais pas si je dois envier son sort. Mais en tout cas, j’ai encore un peu de temps.
Qu’est-ce que tu en fais, de ton temps?
Je travaille à créer mon site web. C’est un travail énorme quand tu n’y connais rien. J’apprends pas à pas. J’ai plaisir à apprendre. Ca me prend déjà une dizaine d’heures par jour…Chaque difficulté franchie est une petite victoire. Après, quand je suis fatigué et satisfait de mes progrès, je traîne un peu, et puis je dors.
Et tu n’as pas envie de partir? Je ne sais pas, moi, au bout du monde. Soleil, plage, jolies filles…Ca ne te tente pas? Après tout, rien ne te retient ici.
Non, c’est fini tout ça. J’ai roulé ma bosse toute ma vie. Maintenant, j’ai envie de me poser.
Il y a un silence pendant lequel on se laisse peu à peu envelopper par le brouhaha des tables qui autour de nous se sont remplies. La place du marché est presque déserte. Un type en combinaison empile les cageots vides auprès d’un camion, tandis que le vent qui se lève arrache au sol une volée de papiers froissés.
La serveuse a repéré nos assiettes vides. La voilà qui s’approche.
On commande deux cafés.
 
 
 
 
 
 
 
 
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17 avril 2007 2 17 /04 /avril /2007 17:58
Tu as vu? Ton portail se déglingue, dis-je à Martine qui vient de m'ouvrir, en désignant une planche pourrissante qui frotte au sol.
Il n'est pourtant pas si vieux. Dix ans, peut-être.
C'est ça, environ dix ans. Tout se déglingue, répond-elle en m'embrassant. Je n’ai pas le temps de m’occuper de tout. Il faut bien lâcher du lest.
C'est incroyable comme le jardin s'est transformé. Les arbustes
qui ont poussé ça et là l'ont transfiguré. La rangée de hêtres est toujours là. Leurs branches sont couvertes de bourgeons dont certains commencent à donner les premières feuilles.
Tu as déjà tondu la pelouse. C’est bon cette odeur…
Oui, j’y ai passé l’après-midi d’hier. Entre, on va s'installer sur la terrasse. Le chien est à l'intérieur. Camille termine de se préparer. On va prendre un café. Camille t'a dit que ma mère et ma sœur sont là?
Je suis au courant. Je voudrais dire bonjour à ta mère. C’est possible?
Bien sûr. On l’a couchée après le repas pour qu’elle se repose. Je lui ai installé un lit dans le salon. Suis-moi.
On franchit la porte-fenêtre. Martine a transformé le salon en chambre d’hôpital. Elle a évacué les Chesterfield et a descendu de l’étage le lit de métal dans lequel dormait Camille quand elle était petite. A côté, une petite table couverte de boites de médicaments surmontée d’une lampe, et une chaise percée. Au mur le long duquel est replié un fauteuil roulant s’affichent encore les cadres de cette série de Jacques Henri Lartigue que j’avais ramenés des rencontres photographiques de Arles dans les années quatre-vingt.
Il n'y a rien à faire. Je me sens toujours mal à l’aise quand je reviens dans cette maison. Rien à voir avec Martine. Nos relations sont apaisées. On n’a plus que Camille en commun, et quelques souvenirs qui s’estompent peu à peu. On ne se revoit vraiment que depuis le début de la maladie. On peut dire que la maladie a amélioré les choses, d'un certain point de vue.
Avant, on faisait en sorte de s'éviter. On réglait les problèmes relatifs à Camille par téléphone ou par e-mails. Quand je venais la chercher pour le week-end, je sonnais à la porte et j'attendais à l'abri dans ma voiture qu'elle me rejoigne.
C’est le lot des pères que d’attendre dans des voitures.
 
Le visage de la grand-mère de Camille n’a pas changé. C’est ce que je lui dit après l’avoir embrassée.
Ca fait huit ans que je ne l’ai pas vue. On essaye d'échanger quelques amabilités d’usage. Le dialogue est difficile en raison de l’aphasie qui l’afflige depuis son AVC de l’année passée.
Pendant ce temps Martine prépare le café.
Viens, allons profiter un peu du soleil. Je viendrai te lever tout à l’heure dit-elle en s’adressant à sa mère.
On s'assied face à face sur des chaises de jardin. Je tourne le dos au soleil pour éviter d'être ébloui.
C’est vrai ce que disais à ta mère. Je trouve que les traits de son visage n’ont pas changés. Comment ça se passe avec ton père? Il est encore valide? Il se prend en charge? Il s’habille seul?
Oui, il est autonome pour ce genre de chose, mais il ne fait rien d’autre que de rester assis à la fenêtre de la cuisine toute la journée à faire des mots croisés. Il y a des années qu’il ne sort plus. Il perd un peu la tête. Il se répète, il radote... Il devient de plus en plus agressif. Il n’a pas vraiment changé lui non plus.
Tout se déglingue...
Comme tu t'en doutes, il n'a pas voulu venir. C'est Marie-Jo qui a eu l'idée d’amener Maman pour le week-end. Moi, je ne pouvais pas remonter dans le Nord. J'avais du travail à finir. De l'administratif. Et puis tu connais Camille. Elle déteste aller chez ses grands-parents.
Ce n'est pas très drôle pour elle. Que veux-tu qu'elle fasse de ses journées, là-bas? Perdue au fin fond de la campagne, avec des grands-parents à qui elle n’a pas grand-chose à dire…
Elle pourrait faire un effort de temps en temps. Ce sont ses grands-parents…
Et ici, que crois-tu qu'elle fasse? Elle se laisse vivre...
Elle se fait un peu dorloter par sa mère. C'est déjà pas si mal. C'est pour ça qu'elle revient, non?
Oui, mais moi, j'ai d'autres choses à faire... Je ne suis pas disponible à cent pour cent. Elle ne fait pas grand-chose pour m'aider.
Tu as peut-être simplement d'un peu de repos?
Oui. Sans doute. D'ailleurs j'ai prévu de prendre des vacances. Caroline est revenue de Nice?
Oui. Elle va un peu mieux, mais elle est toujours épuisée. Il faudrait qu'elle puisse dormir...
Elle fait des insomnies?
Depuis six mois.
Je vois.
Vous êtes chez vous la semaine des examens de Camille?
Non. On a loué pour les vacances un appartement dans la Manche. Il faut qu'on change d'air. On rentre le jour de sa dernière épreuve.
Elle pourra quand-même aller chez vous le week-end?
Bien sûr. Elle peut y aller même en notre absence. Elle a les clés. Mais on sera rentrés.
Ca va faire deux ans que je n'ai pas eu de vraies vacances, poursuit-elle en allumant une cigarette. Cette fois, c'est décidé. Je pars en thalasso une semaine avec une copine.
Tu as raison. Il faut savoir lâcher prise de temps en temps. Ton dos te fait toujours souffrir?
Oui. J'ai mal, mais je ne prends plus d'anti-inflammatoire. C'est un progrès.
 
Mais toi, quoi de neuf? J’ai lu le blog et j’ai reçu ton e-mail... C’est plutôt bon tout ça...
Martine travaille pour un laboratoire pharmaceutique qui commercialise des produits destinés à l’hématologie. Elle connaît parfaitement le sujet. C’est son métier que d’être au courant de tout ce qui s’expérimente en la matière. Son labo est à l’origine de nombreux protocoles d’études qu’elle suit en collaboration avec les hématologues.
Je lui détaille la consultation tout en buvant mon café, tout comme je le ferai pour un intime.
Elle me confirme l’essentiel des informations que j’ai pu recueillir.
Tiens, me dit-elle, j'ai rencontré X la semaine dernière...
Ce nom me dit quelque chose... Qui est-ce?
C’est le patron de Becquerel. Il m’a reçu pour un projet qu’on a en commun. Dans son bureau, j’ai bien vu qu’il tiquait sur mon nom. Ca lui rappelait quelque chose.
C’est moi qui lui ai rafraîchi la mémoire. Il a tout de suite fait le lien quand je lui ai dit que mon ex-mari avait été hospitalisé en soins intensifs il y a quelques semaines.
Je vois, a-t-il dit en souriant. C’est lui qui a semé le trouble chez les infirmières. Le fameux blog...
Je n’ai pas pu lui annoncer que tu allais revenir parce je ne le savais pas encore à ce moment. On est passé à autre chose, on avait à faire...
Amusant. Il lira peut-être la suite. J'ai bien l'intention de poursuivre pendant ma prochaine hospitalisation... Je continuerai à dire ce que je vois et ce que je sens. Avoir un angle de vue un peu différent, ça évite de s’endormir sur ses lauriers. Avec la maturité, on finit par entendre les avis contradictoires comme autant d’opportunités qui aident à se comprendre. Je n'ai pas l'intention de me taire.
On peut dire que ça se passe bien pour toi. J’ai relu mes dossiers quand j’ai su. C’est normal qu’on te propose cette deuxième greffe. C'est le protocole. Le taux de survie est bien meilleurs.
J'ai accepté sans hésiter. De toutes façons, c'était déjà plus ou moins prévu.
On m’a déjà proposé un traitement pour la suite. Tu sais de quoi il s’agit?
Oui, c’est mon labo qui a mis au point cette molécule. Je t’en reparlerai, me dit-elle en apercevant Marie-Jo suivie de Camille qui apparaissent à l’opposé de la terrasse.
Sa sœur a les cheveux mouillés.
Je sors de la douche. Tu n’as pas changé, mis à part tes cheveux, dit-elle en effleurant mon crâne du bout de ses doigts.
Je les rase. Ils commencent à repousser, comme ma barbe. Mais comme on remet ça dans quelques semaines... Tiens, voilà ma fille préférée!
Salut, Papa. Tu es en avance?
Non. Je suis à l’heure.
Je me tourne vers Martine.
Elle arrivait à peine à me parler au téléphone l’autre jour tellement elle était excitée. J’ai dû lui faire répéter trois fois avant de comprendre qu’elle était aussi reçue à la première partie du concours de l’ENSAD. Joli doublé! Félicitations, ma fille.
C’est pas encore gagné. Elle a encore pas mal d’épreuves à passer.
Elle a franchi la première étape, dis-je. C'est essentiel.
Tu auras bien l’un des deux concours?
J’espère bien!
Et si tu as les deux, qu’est ce que tu choisis?
On n’en est pas là!
Supposons.
Je crois que je choisirai l’ENSAD. Ca donne droit à des équivalences aux Beaux-Arts si jamais je change d’avis en cours d’études.
On bavarde encore un moment autour du café, mais Camille montre des signes d'impatience. On ne tarde pas à s'éclipser.
Qu'est-ce que tu oublies, Camille? Lui dis-je.
C'est un jeu entre nous.
Ton téléphone, ton chargeur de téléphone, tes clés, tes papiers, ton étui à lentilles, tes chaussures?
Elle est un peu tête en l'air.
Mais non, j'ai tout. Je t'assure que j'ai tout.... On y va?
 
Ouf, je suis contente de partir, me dit-elle alors que j'enclenche la seconde dans la descente.
Ce n'est pas très gentil pour ta mère, ce que tu dis là...
C'est pas ça. Je suis contente de rentrer chez Maman, mais au bout de deux jours, on finit toujours par s'engueuler...
Rien de grave. C'est toujours pour des trucs insignifiants. Des histoires de vaisselle, de bout de pain qui traîne... Des broutilles. On a du mal à se supporter.
Et puis là, l'atmosphère est pesante. Avec Mamie... Je ne sais pas quoi lui dire...
On l'a empruntée ensemble combien de fois, cette autoroute? Des centaines de fois. C'est le no man's land qui sépare ses deux vies, entre sa mère et son père. On a notre vraie intimité pendant le quart d'heure que dure le trajet. La voiture est notre confessionnal.
Tu devrais être plus compréhensive avec ta mère. N'as-tu pas tendance à oublier le mal qu'elle se donne pour toi? Ca va lui faire du bien un peu de vacances...
Quoi? Elle part en vacances?
Zut! Je crois que j'ai gaffé. Je suis bien obligé de poursuivre.
Elle ne t'a rien dit? Elle vient de me parler de thalasso.
Non, elle me disait qu'elle n'avait pas de quoi s'offrir des vacances... Quelle cachottière...
Elle a peut-être pris sa décision tout à l‘heure, en me parlant. Elle mérite bien de s'offrir un peu de repos, non?
J'aime pas qu'elle me raconte des histoires...
Soit un peu plus tolérante, Camille. Tu ne lui en racontes jamais, toi, des histoires?
Non, non... Enfin pas trop.
C'est normal d'avoir ses petits secrets. De garder pour soi une part d'intimité. On ment souvent pour ménager ceux qu'on aime. Et puis il y a aussi tout un fatras de petites choses dont on n’est pas très fier.
Tu racontes tout, toi, sur ton blog.
Ne sois pas naïve. Tu crois vraiment que je raconte tout?
Papa?
Oui?
Tu me dis toute la vérité à propos de cette deuxième greffe?
Bien sûr. Je te dis tout ce que je sais. Ce n'est pas à ça que je pensais.
Alors à quoi?
A toutes sortes de choses, qu’on ne peut pas dire sans blesser. Aux mensonges par omission. Aux silences complices. C’est pour cela que je vais sans doute arrêter après la greffe. Le blog impose trop de contraintes de ce genre. J’écrirai d’autres choses.
Il y a un silence.
Mais tu continueras à tout me dire?
Je n'ai pas besoin du blog pour te parler avec franchise.
Ce serait plutôt navrant, entre un père et une fille, non?
 
 
 
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13 avril 2007 5 13 /04 /avril /2007 15:43
Les gros cendriers de béton qui encadraient l'entrée de Becquerel ont été retirés.
On a affiché bien en vue sur les parois vitrées du hall les recommandations de la nouvelle loi sur le tabac dans les lieux publics. Pas un pousseur de pied à perf à l'horizon. Ils ont dû se trouver un lieu plus discret. Je parie que je les déniche en moins de deux minutes. Ils ne doivent pas être bien loin. Sans doute juste là, planqués à l'angle de cette palissade, vérifiant l'œil inquiet que le sang ne remonte pas dans le tube de plastique transparent de leur perfusion, aspirant nerveusement la fumée de leur cigarette, s’efforçant de ne pas penser... Mais n’y parvenant pas, alors s’en rallumant une avec rage.
Ca la foutait mal, ces fumeurs hirsutes, dépenaillés, hagards, formant une haie d'honneur grotesque à l'entrée du bâtiment. J'ai été l'un d'eux.
Le soleil printanier m'oblige à plisser les paupières.
Seuls deux ambulanciers rustauds tirent béatement sur leurs clopes à deux pas du panneau d’interdiction de fumer en jetant des regards furtifs vers l’intérieur pour s'assurer qu'ils sont bien dans l'angle mort du vigile. Ca leur ferait quoi de s'éloigner d'une dizaine de mètres?
Je longe le chantier d’extension de Becquerel que je surplombais de ma chambre quand j’étais aux soins intensifs. Les souvenirs me reviennent par bouffées. La tubulure qui me reliait en permanence au goutte à goutte, comme un cordon ombilical que je devais tirer derrière moi à chaque déplacement. L'état vaseux de semi-somnolence dans lequel j'étais maintenu à force de tranquillisants. Les désagréments des traitements. Les nausées.
Je chasse au plus vite ces pensées de mon esprit. J'ai encore quelques semaines d'insouciance devant moi avant qu'on remette ça.
Le chantier s'est étendu jusqu'au milieu de la chaussée. La circulation est encore plus chaotique qu'avant. A l’entrée de l’hôpital de jour, la guérite de Diadié a été démantelée. C’est un autre type que je n’ai jamais vu qui tente de remettre un peu d’ordre dans la circulation.
Dommage. Je lui aurai volontiers donné de mes nouvelles en passant. On aurait parlé de tout et de rien, puis on se serait quitté en se faisant un signe amical de la main. Son large et lumineux sourire m'aurait accompagné quelques pas. Cet homme rayonne de toute la chaleur de l'Afrique.
Ma démarche est légère. Je me suis garé assez loin. Tout en haut de la rue d’Amiens. Il y a quelques mois, j’étais à peine capable d’atteindre la moitié de cette distance. A un train infiniment plus lent, haletant, le cœur battant à tout rompre.
Je m’arrête néanmoins un peu plus loin pour appeler Caro.
Je n'aime pas téléphoner en marchant. Vieille habitude héritée des téléphones filaires.
On était debout, statique pour parler à son correspondant. Ou assis, si ça devait durer. On était forcé de garder un minimum d'attention à son interlocuteur. Une forme de politesse, un peu contrainte par les limites de la technique.
Du coup on n'appelait pas pour ne rien dire. On choisissait avec soin l'heure de son appel pour ne pas être importun. On tâchait d'être concis pour ne pas déranger. Avec les portables est apparue la nouvelle grossièreté.
Incroyable ce que font les gens en téléphonant. Et de où ils le font.
 
Je lui fait une synthèse rapide de la consultation avec l'hémato.
...Au total, les nouvelles sont plutôt bonnes.
Oui. Tant mieux. Je suis soulagée. C'est pour quelle date, la greffe?
Je ne sais pas encore. Ils doivent me téléphoner. Mais je suis presque arrivé à la voiture. Je suis à la maison dans quelques minutes. On en parlera plus longuement quand je serai rentré. Je te laisse. Je voudrais contacter Camille.
 
C'est elle qui m’a appelé hier en fin d’après-midi. J’étais en train d’écrire.
Papa? Ca y-est, j'ai les résultats des Beaux-Arts. Je suis prise!
Comment? Déjà? Je pensais que les résultats du concours ne tombaient que jeudi...
Il y a eu une rumeur, à l'école. On disait que les résultats étaient déjà affichés sur leur site. J'ai couru jusqu'à chez moi pour vérifier.. J'y suis! Je suis dans la liste! Je l'ai sous les yeux!
Félicitations, Camille. C'est génial. Je suis très heureux. Et très heureux pour toi. On a bien fait ta mère et moi de te pousser à présenter tes travaux. Tu étais prête à tout abandonner.
J'ai eu juste un coup de mou...
Tu te souviens de ce slogan de la Française des Jeux dont on parlait l'autre jour?
Ah, oui. 100% des gagnants ont tenté leur chance... c'est ça?
C'est ça.
Mais ce n'est pas encore gagné. Ce n'est que la première partie du concours.
C'est celle que tu redoutais le plus, non?
Oui, c'est vrai. Tu ne peux pas t'imaginer comme je me sens soulagée. Je suis motivée à fond pour la suite.
Les épreuves s'affrontent étape par étape, lui dis-je.
Ne pas renoncer, Camille. C'est ça que tu es en train d'apprendre.
Je tâcherai de m'en souvenir...
Bon, Papa, il faut que je te quitte. Je vais annoncer la nouvelle à Maman.
Je te rappelle ce soir.
D'accord. Bisous.
Camille?
Oui?
Encore toutes mes félicitations...
Merci, Papa...
 
Je n’ai pas pu résister au plaisir de voir de mes propres yeux son nom dans la liste des admissibles. Je l’ai déniché en quelques secondes sur le site des Beaux-Arts de Paris. Il était là, noyé dans le classement alphabétique, anonyme parmi d’autres, symbole cependant de ses premiers efforts pour prendre son envol.
 
J'essaye de l'appeler. Pas de chance. Je n’obtiens que sa messagerie. Elle doit être en cours. Je recommencerai plus tard.
 
Ne pas renoncer, me dis-je en m’installant au volant de la Corsa...
Il l’ignorait, mais l’hémato pouvait ce matin me proposer n’importe quoi. Je l’aurai accepté. Pour Camille, pour les miens. Parce que j’ai encore un rôle à jouer. C’est un élément qui pèse lourd dans la balance. Si j’étais seul, sans enfant, sans famille, je réagirai sans doute différemment face à la maladie.
Je baisse la vitre et pose mon coude sur le montant de la portière. L’embouteillage m’indiffère. Il fait chaud, au soleil. Un jeune type raccroche comme il peut le pare-choc défoncé de sa Ford Fiesta avec un fil de fer sur le bord d’un trottoir. Les tôles se frôlent, les coups de klaxon fusent, les visages se crispent derrière les volants poisseux de sueur.
C’est agréable d’être calme au milieu de toute cette hystérie.
 
... Tu es beaucoup plus calme depuis la greffe, me dit Caro, alors que je me décide enfin à poser ma veste.
Tu as raison. Maintenant je m’en rends compte. Mais crois-tu qu’on puisse toujours être maître de ses émotions et de ses comportements? Je ne voyais même plus que par moments je perdais le contrôle. Tout m’échappait. Comme de l’eau entre les doigts.
Mon identité, ma vie, ma famille... J'étais en sursis. Impuissant à peser sur les évènements, diminué, inutile... Une source d'angoisse chez mes proches. Une charge. Une moitié d'homme. Un quart...
Tu n’es plus le même dans ces moments d’extrêmes perturbations. Tu fonctionnes par automatismes archaïques. Tu deviens irritable, agressif. Tu as la sensation de n’avoir plus rien à perdre. Tu as la sensation d’avoir déjà presque tout perdu. Tu te demandes à quoi tu sers. Pourquoi tu vis. Tu coules.
Il faut du temps pour se situer. Pour modifier son angle de vue. Pour donner un sens à tout ça. Pour être capable de refaire surface...
Du temps, je ne savais même pas si j'en avais.
J’aurai pu faire une dépression. J’ai échappé à ça. Je ne pense pas que ton sort eût été meilleurs. A ça aussi tu aurais dû faire face.
Crois-tu que j’ignore que mon cancer fait des victimes collatérales? Que je n’en conçois pas de culpabilité?
 
J’aurai préféré venir avec toi à la consultation...
Je sais bien. On en avait parlé. Je t’avais dit que je ne pouvais pas exactement t’expliquer pour quelles raisons j’avais besoin d’être en tête à tête avec lui. Ce n’était pas très clair dans mon esprit. Maintenant, je sais.
C’est trop facile d’avoir deux interlocuteurs. Ca offre trop de possibilités de dérobades.
On élude. On fait la sourde oreille. On choisit les questions auxquelles on veut répondre. On parle à l’un en regardant l’autre. On utilise des mots ambigus que chacun pourra interpréter à sa façon. On fait des périphrases en adoptant des attitudes ou des mimiques contradictoires avec les mots employés.
Comprenne qui pourra.
C’est humain, cette attitude. Le mensonge par omission peut être considéré comme une forme de sollicitude. Parfois.
Mais parfois non.
Ce dont il faut s’assurer, c’est à qui est adressée cette sollicitude. A l’autre interlocuteur? A soi-même?
Imagine qu’en ouvrant un dossier il découvre des résultats catastrophiques.
Sa mécanique biologique se déclenche aussitôt. Le système orthosympathique entre en jeu, libérant adrénaline et noradrénaline à flots dans son sang. Son pouls s’accélère, ainsi que son rythme respiratoire. Ses pupilles se dilatent...
Sa voix intérieure lui dit que le pauvre type qu’il a en face de lui n’en a plus que pour un mois à vivre. Que sa fin sera probablement des plus pénible.
Le mental reprend le contrôle. Que faire?
Dire? Taire?
Comment dire? Comment taire?
Qu’est-ce que le type en face, qui attend le verdict, raide dans son fauteuil, ou au contraire confiant, peut entendre? Est capable d’entendre?
Une seule solution. Il faut procéder en douceur. Pas à pas. Par petites touches. Tenter des mots. Observer les réactions. Faire en sorte que les mots entraînent des questions. Progresser avec prudence. Chercher le passage en douceur, comme dans un champ de mines.
Moins on est nombreux dans le champ de mine, mieux on s’en sort.
Je n’avais pas l’intention de lui donner les moyens de tergiverser en lui apportant ta présence.
Seul à seul, plus d’échappatoire possible. Je lui ai offert la capacité d’être plus direct. J’ai essayé de l’orienter dans ce sens. Finalement, j’ai facilité sa tâche.
Je pense qu’il m’en a dit plus que si nous avions été tous les deux.
Ce n’est pas que je pense qu’il soit un dissimulateur. Je sens que c’est un type honnête. Soucieux de faire son travail consciencieusement. Je veux dire avec conscience.
Mais qui d’autre mieux que moi peut lui indiquer la façon dont je souhaite être informé?
Il était content des résultats, non?
Oui, c'est ce qu'il m'a dit. Je le crois. Il était sincère.
Tu as un rendez-vous avec lui cet après-midi. Tu vas pouvoir lui demander toutes les précisions que tu souhaites, dis-je en lui tendant le carton.
C’est au septième étage.
J’ai un peu honte quand-même répond-elle. J’ai l’impression de lui faire perdre son temps avec ces deux rendez-vous consécutifs.
Je ne pense pas qu’il s’agisse d’une perte de temps.
Ca correspond à un besoin réel.
Tu veux bien m’excuser un instant?
Je vais envoyer un e-mail à la famille. Je n'en ai que pour quelques minutes.
 
C'était juste des coups de mou, me dis-je pour paraphraser Camille en allumant le PC. Difficile de rester impassible quand on tu comprends que tu as un cancer.
Je me sens prêt pour l’étape suivante.
Je me demande quand-même ce que peut bien vouloir dire "bon résultat" dans la bouche d'un hématologue, pendant que s'installent les fichiers de Windows.
Je ne suis pas sûr qu'on parle exactement le même langage.
 
 
 
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11 avril 2007 3 11 /04 /avril /2007 15:07
Je vais découvrir les résultats en même temps que vous, dit-il en ouvrant devant lui l’épais dossier bleu.
Je suis dans mes petits souliers. Quinze jours que j'ai fait ce bilan. Quinze jours que j'en attends les résultats.
J’ai l’impression d’être un prévenu devant son juge à la lecture du verdict. Je n’ai pourtant rien d’autre à me reprocher qu’un processus cancéreux qui à mon insu s’est développé au creux de mes os.
Non coupable, j’encours la peine de mort.
J’observe son visage pendant qu’il feuillette quelques pages.
De quand date votre dernier myélogramme?
Quinze jours.
Coup de téléphone. Les résultats ne sont pas dans le dossier. Encore un peu de suspense. Il prend des notes, un peu agacé pendant qu’on lui dicte des chiffres à l’autre bout du fil, puis il compare encore quelques diagrammes avant de lever les yeux sur moi.
De quand date la greffe?
J’ai oublié la date précise. Je l’ai dans mon agenda, dit-je en tendant la main vers mon sac.
Inutile, je vais la retrouver dans le dossier. Voilà. Deux février.
Il hésite encore un peu.
Les résultats sont bons, finit-il par dire en souriant…
Il module aussitôt son propos.
…Si l’on se rappelle les débuts de la maladie.
Il effectue un bref retour en arrière, alors que je me dit qu'il va falloir que je fasse en sorte de recueillir un maximum de renseignements.
De la façon dont votre organisme réagissait, on pensait qu’on n’y arriverait pas par la voie qu’on avait choisie. J’avais même à un moment envisagé des méthodes plus radicales. Vous vous rappelez, je vous en avait parlé?…
C’était à l’hôpital de jour. J’allais entamer, je crois, la troisième cure de Velcade quand il m’avait pris à part dans une chambre pour m’annoncer qu’il ne semblait pas y avoir de résultats. J’étais assis sur le lit, cramponné à la barre d’inox. Pas de résultat. Je ne pouvais l'ignorer. Je me traînais comme un vieillard asthmatique. Il avait pris place sur la seule chaise, en contrebas, les coudes en appui sur les genoux, la tête redressée vers moi avec sur le visage l'expression à la fois sombre et désolée qu'on arbore lorsqu'on est contraint d'annoncer une mauvaise nouvelle. La seule alternative qu’il avait à proposer était l’allogreffe. Ultime ressource en l’absence de solution curative.
Je ne m’imaginais pas survivre jusqu’à Noël. L'avenir se comptait en semaines.
On avait néanmoins continué le traitement en cours.
Vous nous avez surpris une première fois, poursuit-il, quand vous avez fini par répondre correctement au Velcade…
On pourrait croire qu’il s’adresse à moi comme si ma volonté de réagir ou pas aux traitement était engagée. Il n’ignore pas que je ne suis que l’hôte du processus. En réalité, quand il prononce « vous », il parle à mon organisme. Il commente la lutte en cours. Nous sommes spectateurs d’un combat dont ma survie est l’enjeu. Le myélome mène la danse. Il tente de le contrecarrer en usant de son mieux de l’arsenal thérapeutique dont il dispose.
Dans cette lutte, mon rôle se borne à accepter ou pas les stratégies qu’il me propose. Il est persuadé que mon intérêt est de le suivre là où il veut m’emmener. Il est animé par le devoir d'en découdre jusqu’au bout. Comment pourrait-il en être autrement? C’est l’essence même de son métier. Il postule d’emblée que je ne peux faire autrement que d’être de son avis.
Mais il ignore jusqu’où j’accepterai de le suivre.
Moi non plus je ne sais pas jusqu’où je suis prêt à aller. Je sais juste qu’il y a une limite à ce que je puis tolérer, mais que je ne perçois pas encore. Cette limite existe pourtant, chaque jour qui passe m'en rapproche.
Chacun de nous a en tête des données qu'il n'est pas prêt à livrer. Il ne connaît pas mes limites, mais il ne doute pas de leur existence. C'est un professionnel. Il a l'expérience de toutes sortes de réactions. Il cache ses cartes comme un joueur de poker. Sa main est plus riche que la mienne. Tout va se jouer sur les mots.
Je juge aujourd’hui ma qualité de vie acceptable. Je ne souffre pas physiquement. La fatigue me contraint à réduire mon activité, en raison de cette sensation intime de fragilité qui m'oblige à évaluer à l'avance chaque effort. J’ai basculé très vite, en quelques jours, dans la vieillesse physique. Mon mental a eu du mal à suivre cette brutale dégradation. Je n'avais pas l'habitude de me ménager ainsi. Je sentais à peine la fatigue. Je faisais ce que j’avais à faire sans me poser de question.
J'ai dû apprendre à renoncer.
 
…Et aujourd’hui je suis agréablement surpris du résultat de la greffe.
Il sort à ce moment quelques schémas qu’il me commente en m’apportant des éléments destinés à faciliter ma compréhension. Il enchaîne même sur un descriptif simplifié de ma maladie en se grattant le crâne.
Je suis attentif à chacune de ses attitudes. J'observe autant son langage corporel que j'écoute ses paroles. J’écoute surtout ce qu’il ne dit pas. Il a décidé d'entrer dans le vif du sujet. Les bonnes nouvelles qu'il m'annonce lui libèrent un peu de marge de manœuvre. Il peut s’autoriser à jouer un jeu un peu plus franc.
Un répit. On peut espérer un répit.
Mieux valait se taire quand la situation était critique. Ca devait bouillonner dans son esprit tous ces mots à ne pas prononcer. Toutes ces statistiques, ces taux d’espérance de vie. Mais là, il semble que la situation daigne s’éclaircir. On a gagné un peu de terrain. Il va pouvoir se décharger d’informations que jusqu'alors il préférait taire. Sa main droite qui frotte sa tempe manifeste ses dernières hésitations. Le débit de sa voix qui ralentit est révélateur du soin qu’il prend à choisir ses mots. La prudence néanmoins s’impose.
C’est la première fois que quelqu’un prends la peine depuis sept mois de me décrire ma pathologie avec une relative précision. Ca doit lui faire autant de bien qu’à moi-même. Pourquoi avoir attendu si longtemps? Je l’écoute attentivement. Je l’incite à poursuivre en prenant garde à ne pas l’interrompre. J’adopte une posture décontractée sur la chaise face à lui, je l’encourage du regard à continuer quand ses phrases se terminent sur une note interrogative. Il ne faut pas empêcher la bobine de se dévider. Si je conserve cette attitude, il finira bien par aller plus loin que la limite qu’il s’est fixé. Je pense qu’à ce moment il me dit la vérité. Il est sincèrement heureux de la tournure que prennent les évènements. Au moins soulagé. Ca, c’est un truc qu’on peut partager facilement, le soulagement.
Il est essentiellement question des IGG. Dans le feu de ses explications, il finit par glisser le mot cancer, mine de rien. Il le lâche comme un ballon d'essai, avec une note interrogative dans le regard.
Ca va, ce terme? Semble-t-il me demander. Ce n'est pas trop rude? Je peux l'employer?
C’est étonnant comme ils craignent de prononcer ce mot. C’est la première fois que je l’entends dans la bouche d’un hémato. Je ne le relève pas spécialement. Je manifeste juste d'un hochement de tête un calme assentiment. Je voudrais qu'il continue son propos.
Je le connais, moi, ce mot. Il a fait irruption spontanément dans mon esprit dès le premier jour des investigations médicales, quand le chef de service d’ophtalmologie m’a expliqué qu’il devait me transférer d’urgence à Becquerel. Ca m’a pété à la gueule comme un cocktail Molotov. Une explosion silencieuse. Interne. Suivie d’un effondrement. Interne lui aussi. Pas de cri, pas de larmes. Une brutale perte d’identité. Je n’étais plus qu’un corps vide de sa substance qui suivait mécaniquement l’aide soignante compatissante qui m’accompagnait jusqu’à Becquerel. J’écoutais ses paroles de réconfort. Elle s’arrêtait en chemin pour me permettre de passer un coup de fil à Caro que je voulais donner de l’extérieur, pauvre stratégie pour retarder le moment où je devrai passer le seuil. Après, ce serait trop tard.
Becquerel-cancer. Évidente association.
Là-bas ils ne m’ont rien dit. Ils n’ont pas prononcé le mot. Il fallait pratiquer les examens, attendre les résultats pour mettre un nom sur cette... Chose...
Mais nous, on l’a utilisé très vite. Il fallait bien qu’on en parle. On a jugé que c’était plus simple. On se l’est gardé pour notre usage familial.
Je le laisse poursuivre. Je ne tiens pas à l’effaroucher. Il y a encore toute une litanie de mot qu’il s’efforce d’éviter. Je voudrais qu’il se sente à l’aise par rapport aux libertés de langage qu’il peut prendre avec moi. Le petit jeu des questions et des réponses qu’on se joue sert aussi à fixer les limites de notre vocabulaire. Il y a des mots que certains patients ne veulent pas entendre. Les hématologues répugnent eux aussi à les prononcer. Inutile de préciser lesquels.
 
…Regardez, dit-il en caressant de la pointe de son stylo le sommet d’une courbe. En septembre vous étiez à soixante douze. Là, en décembre, vous descendez à cinquante-cinq, juste après la cure de Velcade. Et là, après la greffe, vous chutez à vingt-deux. Je suis très content du résultat.
A combien se situe la normale?
Aux environs de douze.
Il ne se prive pas pour saisir aussitôt la perche que je lui tends.
Le résultat est bon, mais je vais néanmoins vous proposer une deuxième greffe. Je vous en avais d’ailleurs déjà parlé…
C’est exact.
Que va m’apporter une deuxième greffe? Pardon de la naïveté de mes questions, mais que va-t-elle m’apporter? Pourquoi si vite? N’a-t-on pas intérêt à la garder en recours en cas de rechute?
Les études, me répond-il. Ce sont les études qui montrent que dans votre cas une deuxième greffe dans la foulée de la première apporte des rémissions plus longues. Parfois même très longues.
Il ne va pas jusqu’à avancer un chiffre.
Il n’est pas question de guérison, n’est-ce pas?
Coincé.
Non, en effet. A ce jour, on ne peut parler que de rémission.
Je m’en contenterai. D’accord pour la greffe.
Très bien dit-il en plongeant à nouveau dans le dossier. Ca c’était bien passé, la première greffe? Ca ne semble pas trop long, trois semaines?...
Petit malin... Il doit être parfaitement au courant de la façon dont c’est passée la première greffe. Je sais que mon blog à ce sujet a fait quelques remous. C’est forcément parvenu jusqu’à ses oreilles. Moi aussi je sais jouer les innocents. Tirons un trait. Tout ça, c’est du passé.
Ca c’est passé. Ce n’est pas la durée d’hospitalisation qui est pénible. Ce sont plutôt les effets secondaires des traitements...
Quand pourrions-nous programmer cela?
Je compte prendre quelques jours de vacances à la fin du mois. Une semaine, au bord de la mer.
Pas de problème. On va organiser ça pour la mi-mai.
Il décroche son téléphone. Bref conciliabule.
Je ne peux pas vous donner la date aujourd’hui, dit-il. La surveillante des soins intensifs est absente. Elle vous téléphonera à votre domicile dès qu’elle aura une place. En attendant, il y aura un bilan à faire, des examens…
Quel genre d’examens?
Essentiellement cardiaques, fait-il en glissant machinalement sa main droite sur son cœur.
Il ne m’en dit pas plus, car aussitôt il enchaîne.
Vous avez passé des radios?
Oui, le corps entier.
Bien, je vais les trouver sur le PC.
Il ouvre mon dossier en quelques clics, et tourne l’écran vers moi pour que je puisse voir les images en même temps que lui.
Le rachis n’est pas mal. Quelques becs de perroquet au niveau dorsal, disques lombaires amincis. Pas de tassement vrai. Le rachis d’une personne de mon âge.
Les hanches montrent une coxarthrose débutante bilatérale, une légère déminéralisation. On distingue cependant deux ombres lacunaires sur le col droit et le gros trochanter gauche directement imputables à la maladie.
Le reste des radios est sans particularité, hormis une autre lacune de petite taille au niveau de l’os frontal.
Il semble que je m’en sort pas trop mal sur le plan osseux pour le moment.
C’est d’ailleurs ce qu’il me confirme.
Les lésions osseuses sont très modérées. Vous avez sûrement vu plus spectaculaire sur internet…
Lui aussi il mène son enquête. Il sait pratiquer la question innocente. Il voudrait bien savoir ce que je sais.
 
Tous les hématologues que j’ai vus à ce jour m’ont déconseillé d’aller chercher des renseignements sur le web.
On y trouve selon eux le meilleurs comme le pire. Surtout le pire. Des données brutes, indéchiffrables au commun. J’allais préciser au commun des mortels.
Mais où trouver ailleurs les renseignements qu’ils répugnent à donner?
Le mieux serait de se laisser flotter dans l’inconnu? De s’abandonner entre leurs mains bienveillantes sans se poser de questions? De faire mine d'ignorer l'issue de la maladie? De renoncer à prendre au plus vite des mesures destinées à protéger ses proches?
Oui, j’en ai vu des catalogues de radios. Des vertèbres écrasées, des crânes grêlés de trous gros comme des pièces de monnaie, des os longs déminéralisés, mités comme des bouts de bois morts, prêts à se briser au moindre souffle.
Bien sûr que je suis allé à la pêche aux renseignements. Sans que ce soit une obsession, il fallait bien que j’en sache un peu plus.
Ce sont eux qui les premiers ont évoqués le web.
 
...Je pense qu’après la greffe, je vous proposerai un traitement d’entretien sur lequel on fonde beaucoup d’espoirs. C’est encore une étude de phase trois. Comme pour le Velcade. Molécule très prometteuse. Quasiment pas d’effets secondaires... Mais je vous en reparlerai en temps utile. Vous avez parfaitement le profil…
Je lui indique que je suis d’accord pour en reparler.
Je lui accorde tout ce qu’il veut. C’est que je voudrais pousser un peu l’avantage. Fouiller un peu plus profond dans ses pensées.
Quand pensez-vous que je pourrai reprendre mon travail, lui fais-je innocemment?
Je sais parfaitement que j’en suis à ce jour totalement incapable.
C’est que je commence à me sentir un peu inutile...
J’aimerais qu’il se mouille un peu plus, qu’il m’annonce un délai à ses yeux vraisemblable. Ce n’est pas à ses statistiques que je fait appel, mais à une évaluation basée sur son expérience. Une simple fourchette ferait l’affaire. Même large. Je sais qu’il l’a en tête, cette fourchette. Il l’a son petit scénario. Comment pourrait-il en être autrement? Il en a même plusieurs. Rien de très précis, bien sûr, rien de certain. Peut-être sont-ils complètement contradictoires. Bonne ou mauvaise pioche. Deux possibilités.
Ou alors qu’il me dise carrément qu’il n’est pas raisonnable d’y songer. Qu’il est préférable d’y renoncer. Car maintenant que j’ai entendu des nouvelles positives, je me mets à envisager l’avenir en mois, et pourquoi pas même en années.
Voilà que je m’emballe.
Il faudra bien que je les occupe ces années. Que je les remplisse. Qu’elles soient utiles. Qu’elles soient intéressantes à vivre.
Il bascule brusquement en arrière dans son fauteuil. Ses bras se referment sur son ventre. Son regard échappe un instant au mien pour y revenir aussitôt.
Il a senti le piège.
J’ai dû y aller un peu fort malgré toute la candeur que j’ai tenté de mettre dans ma demande. Le voilà qui se ferme comme une huître. Tout ce passait bien jusqu’à présent, et je gâche tout avec ma question vicieuse. Il va devoir trouver une façon de taire ce qu’il a en tête tout en me répondant. Je n’ai pourtant posé qu’une simple question, preuve évidente que je suis prêt à entendre tout type de réponse.
Qu’est-ce que vous faites déjà, comme métier?
Il le sait parfaitement. Je ne répond pas à sa question qui est uniquement destinée à lui faire gagner un peu de temps. Je me contente de le fixer et d’attendre sa réponse.
Ah, oui, c’est vrai. C’est peut-être un peu prématuré de parler de reprise de travail... Pas avant la rentrée... Disons septembre... Il faudra qu’on en reparle en septembre...
Il a gagné quelques mois.
Mais j’ai malgré tout ma réponse. Il y a donc bien plusieurs scénarios possibles. La balance ne penche pas encore de façon significative vers le bon. Si c’était le cas, je pense qu’il se serait mouillé un peu plus.
On en est où? Cinquante-cinquante? Ce ne serait pas si mal.
D’accord, nous en reparlerons en septembre, dis-je pour lui signifier que j’accepte d’en rester là.
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6 avril 2007 5 06 /04 /avril /2007 18:04
Embouteillage monstre.
 
Plusieurs voitures de pompiers, trois ou quatre ambulances aux gyrophares clignotants et aux sirènes hurlantes, des engins de chantier, quelques motos, deux hélicoptères. Je vois même apparaître à l’angle du couloir un bateau pirate et tout son équipage. Antoine a sorti son armada des placards et déballe ses caisses de jouets pour s'assurer que tout est bien là.
L’ensemble devient indescriptible quand il déverse un seau de militaires en kaki par dessus la mêlée, accompagnés d’une troupe de chevaliers casqués de heaumes emplumés sur leurs montures de plastique.
 
 
Il était très réticent hier quand je suis allé le rechercher chez Christian et Céline. Fatigué, refusant de partir, accroché de toutes ses forces à la rampe de l’escalier comme un militant de Greenpeace aux grilles d’une préfecture maritime, puis au contraire s’enfuyant dehors à toute vitesse vers la voiture en pieds de chaussettes sur les pavés humides de pluie, alors qu’on finissait de réunir ses affaires, au risque de se retrouver ébahi au milieu de la chaussée. J'ai mis un moment pour comprendre que c’était les adieux qui lui était pénibles, non pas le fait de rentrer chez lui. Il a fallu qu’on abrège.
Je me suis dit que toute la journée j’aurai à subir sa mauvaise humeur en quittant, piteux, Christian et Céline sans avoir pu bavarder avec eux dans le calme. Mais à peine installé dans son siège auto, le petit a retrouvé un comportement habituel, comme si le simple clac de la portière qui se referme avait suffi à le faire instantanément basculer dans un univers familier rassurant.
Son ton s'est aussitôt radouci.
Elle est où, Maman?
Maman rentre demain, Antoine. Dans un dodo.
On va à la maison?
Oui, on rentre. On va aller réveiller Camille.
Elle est là, Camille? Chouette!
 
 
La porte s’ouvre dans un fracas de jouets qui s'effondrent.
Mais tu es déjà là? Tu es toute bronzée...
Pas tant que ça.
Et tu es chargée comme une mule...
J'ai fait quelques achats. Je te montrerai.
Elle porte les boucles d'oreilles que je lui ai offertes quand je suis sorti des soins intensifs.
On s'embrasse dans le couloir au milieu des voitures, des valises et des paquets en prenant garde de ne rien écraser.
Qu'est-ce qui se passe? C'est le salon de l'auto miniature?
Ce n'est pas grave, on rangera plus tard.
Ca sent bon, ici...
Je t’ai préparé une blanquette.
Camille est là?
Non, Martine est venue le rechercher hier soir.
Antoine surgit à ce moment dans le couloir.
Maman!
Il saute dans ses bras. Elle en perd l'équilibre et doit le reposer au sol rapidement. Il devient trop lourd pour elle.
Je m'écarte pour les laisser s'enlacer. Comme ça risque de s'éterniser, je passe sur la terrasse où j'allume un cigare. Je n'existe plus quand Antoine retrouve sa mère.
 
 
Un peu plus tard j'observe ses mains quand elle s'allume une cigarette à son tour sur le balcon, en me donnant les détails de son voyage.
Tes mains tremblent. Qu'est-ce que tu as?
Je ne sais pas ce qui me prend. Une crise d'angoisse. Ca a commencé quand je suis descendue de la voiture. Je crois que j'ai oublié de prendre mes médicaments ce matin avant de partir de Paris. J'ai peut-être aussi bu trop de café...
Ils sont où tes médicaments? Dans ta valise? Tu veux que je te les donne?
Attends un peu. Je sais où ils sont. Je les prendrai plus tard. Ca va passer.
Elle a beau dire ça pour me rassurer, je ne peux m'empêcher de continuer à fixer ses mains qu'elle tente de soustraire tant bien que mal à ma vue tandis que je sens une onde de sueur glacée perler au travers de ma peau.
J'essaye de ne rien laisser paraître du sentiment de culpabilité qui commence à tournoyer dans mon esprit. Il faut garder la tête froide. Maîtriser ce genre d'émotion qui ne demande qu'à s'étendre comme une tumeur et à générer une sensation de malaise. Garder le cœur ouvert pour avoir une chance de préserver notre équilibre sérieusement ébranlé.
Assieds-toi, lui dis-je en lui désignant un transat. Et raconte-moi tout.
 
 
J’ai appris à prendre au sérieux le besoin qu’elle ressent de changer son look et son cadre de vie, ce qui pourrait à première vue sembler futile aux yeux d'un homme. Les bouleversements émotionnels et affectifs s’accompagnent chez elle d’une nécessité impérieuse de tout réformer. Rompre avec le passé est bien plus qu’une simple mue. Elle tire un trait définitif et passe à tout autre chose. Elle le fait radicalement, dans l’urgence, et ne s’arrête pas tant qu’elle n’est pas parvenue à ses fins, jusque dans les plus petits détails.
On a déjà vécu ça, quand a débuté notre vie commune. Elle voulait effacer de son environnement toute trace de sa vie passée avec son ancien compagnon. De la même manière, je me suis débarrassé de tout ce qui pouvait me rappeler ma vie précédente. On avait décidé de repartir ensemble de zéro.
La remise à neuf de notre appartement a été le point de départ de cette nouvelle mutation. Nos murs uniformément blanc se sont couverts de couleurs douces, les stores et les rideaux on été changés, ainsi que certains meubles de la cuisine, les tapis....
Et ce n'est pas fini. J'ai commandé de nouvelles couettes. On va mettre un peu plus de couleurs. Il faudra aussi penser aux luminaires, à de nouvelles étagères...
Mais attends, je vais te montrer mes achats.
Elle me détaille un à un ses nouveaux vêtements. Pantalons, jeans, tee-shirts, ceinture... J'avais repéré d'autre articles, et des chaussures, mais j'étais déjà en retard. J'étais en nage quand je suis arrivée en catastrophe à la gare de Nice. J'ai bien failli louper mon train.
J'ai sérieusement entamé mes réserves que je destinais à un autre usage. C'était pour changer la Corsa quand elle sera morte. Tant pis. C'est de ça dont j'ai besoin en ce moment. On n'est pas éternels, non?
Je suis bien d'accord sur ce point.
Mon regard porte justement à ce moment au pied de l'immeuble.
En contrebas, une femme, septuagénaire alerte, traîne son vieux mari par le bras dans l'allée de la maison de retraite.
Le vieillard en casquette et cardigan tente de la suivre à petits pas rapides et saccadés, donnant l’impression d’être en permanence à la limite de la perte d’équilibre. Il est à l’évidence atteint de la maladie de Parkinson. On sent que la femme s’impatiente à la façon qu’elle a de tirer sur son bras.
Bien sûr on n’est pas éternel.
L’éternité, c’est long, dis-je en paraphrasant Woody Allen. Surtout vers la fin.
Si on passait à table?
 
L’après-midi après une longue sieste, elle emmène Antoine faire du vélo dans les allées bétonnées de la résidence. Il est fier de lui montrer comment il sait rouler vite sans ses petites roues.
Regarde devant toi, lui crie-t-elle tandis qu’elle tente de le suivre chaussée de ses rollers.
Je les observe du haut de ma fenêtre en écoutant résonner leurs rires.
 
 
Je vais lui donner le grand bain, dit-elle en remontant. Ils sont tous les deux en sueur. Lui laver les cheveux, couper ses ongles, hydrater sa peau...
Les retrouvailles entre mère et fils doivent passer par ces petits rituels intimes de jeux et de soins.
Non, pas les ongles, gémit Antoine.
Ils vont reprendre tous les deux leur jeu du chat et de la souris.
 
 
Le soir, alors qu'Antoine est couché, je la vois qui contemple ses valises qui sont restées à l’endroit où elle les a posées en arrivant le midi.
Ce n’est pas dans ses habitudes de laisser traîner quoi que ce soit. Elle commence à lâcher du lest, sans que je sache si c’est délibéré de sa part, ou si c’est là une preuve de son épuisement.
On verra ça demain, fait-elle en accompagnant ses mots d’un geste las.
C'est quand, déjà, ton rendez-vous avec l'hémato?
Mercredi.
Tu m'as dit que tu ne voulais pas que je t'accompagne?
Non. La dernière fois nous étions ensemble. Je n'ai pas posé de question. Je ne peux pas t'expliquer pourquoi, mais je sens qu'il vaut mieux que j'y aille seul. Si tu veux, je te prendrai un rendez-vous familial.
D'accord. On va faire ça.
 
 
Le lendemain, elle est dans le salon quand je me lève.
Tu as bien dormi? Tu t'es réveillée à quelle heure?
Cinq heures. Impossible de me rendormir. Je suis claquée en me levant.
Le Dr. T. m'avait bien dit que ce ne serait pas suffisant cette semaine de repos. Je suis épuisée.
Je vais l'appeler tout à l'heure pour prendre rendez-vous.
 
 
 
 
 
 
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