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13 avril 2007 5 13 /04 /avril /2007 15:43
Les gros cendriers de béton qui encadraient l'entrée de Becquerel ont été retirés.
On a affiché bien en vue sur les parois vitrées du hall les recommandations de la nouvelle loi sur le tabac dans les lieux publics. Pas un pousseur de pied à perf à l'horizon. Ils ont dû se trouver un lieu plus discret. Je parie que je les déniche en moins de deux minutes. Ils ne doivent pas être bien loin. Sans doute juste là, planqués à l'angle de cette palissade, vérifiant l'œil inquiet que le sang ne remonte pas dans le tube de plastique transparent de leur perfusion, aspirant nerveusement la fumée de leur cigarette, s’efforçant de ne pas penser... Mais n’y parvenant pas, alors s’en rallumant une avec rage.
Ca la foutait mal, ces fumeurs hirsutes, dépenaillés, hagards, formant une haie d'honneur grotesque à l'entrée du bâtiment. J'ai été l'un d'eux.
Le soleil printanier m'oblige à plisser les paupières.
Seuls deux ambulanciers rustauds tirent béatement sur leurs clopes à deux pas du panneau d’interdiction de fumer en jetant des regards furtifs vers l’intérieur pour s'assurer qu'ils sont bien dans l'angle mort du vigile. Ca leur ferait quoi de s'éloigner d'une dizaine de mètres?
Je longe le chantier d’extension de Becquerel que je surplombais de ma chambre quand j’étais aux soins intensifs. Les souvenirs me reviennent par bouffées. La tubulure qui me reliait en permanence au goutte à goutte, comme un cordon ombilical que je devais tirer derrière moi à chaque déplacement. L'état vaseux de semi-somnolence dans lequel j'étais maintenu à force de tranquillisants. Les désagréments des traitements. Les nausées.
Je chasse au plus vite ces pensées de mon esprit. J'ai encore quelques semaines d'insouciance devant moi avant qu'on remette ça.
Le chantier s'est étendu jusqu'au milieu de la chaussée. La circulation est encore plus chaotique qu'avant. A l’entrée de l’hôpital de jour, la guérite de Diadié a été démantelée. C’est un autre type que je n’ai jamais vu qui tente de remettre un peu d’ordre dans la circulation.
Dommage. Je lui aurai volontiers donné de mes nouvelles en passant. On aurait parlé de tout et de rien, puis on se serait quitté en se faisant un signe amical de la main. Son large et lumineux sourire m'aurait accompagné quelques pas. Cet homme rayonne de toute la chaleur de l'Afrique.
Ma démarche est légère. Je me suis garé assez loin. Tout en haut de la rue d’Amiens. Il y a quelques mois, j’étais à peine capable d’atteindre la moitié de cette distance. A un train infiniment plus lent, haletant, le cœur battant à tout rompre.
Je m’arrête néanmoins un peu plus loin pour appeler Caro.
Je n'aime pas téléphoner en marchant. Vieille habitude héritée des téléphones filaires.
On était debout, statique pour parler à son correspondant. Ou assis, si ça devait durer. On était forcé de garder un minimum d'attention à son interlocuteur. Une forme de politesse, un peu contrainte par les limites de la technique.
Du coup on n'appelait pas pour ne rien dire. On choisissait avec soin l'heure de son appel pour ne pas être importun. On tâchait d'être concis pour ne pas déranger. Avec les portables est apparue la nouvelle grossièreté.
Incroyable ce que font les gens en téléphonant. Et de où ils le font.
 
Je lui fait une synthèse rapide de la consultation avec l'hémato.
...Au total, les nouvelles sont plutôt bonnes.
Oui. Tant mieux. Je suis soulagée. C'est pour quelle date, la greffe?
Je ne sais pas encore. Ils doivent me téléphoner. Mais je suis presque arrivé à la voiture. Je suis à la maison dans quelques minutes. On en parlera plus longuement quand je serai rentré. Je te laisse. Je voudrais contacter Camille.
 
C'est elle qui m’a appelé hier en fin d’après-midi. J’étais en train d’écrire.
Papa? Ca y-est, j'ai les résultats des Beaux-Arts. Je suis prise!
Comment? Déjà? Je pensais que les résultats du concours ne tombaient que jeudi...
Il y a eu une rumeur, à l'école. On disait que les résultats étaient déjà affichés sur leur site. J'ai couru jusqu'à chez moi pour vérifier.. J'y suis! Je suis dans la liste! Je l'ai sous les yeux!
Félicitations, Camille. C'est génial. Je suis très heureux. Et très heureux pour toi. On a bien fait ta mère et moi de te pousser à présenter tes travaux. Tu étais prête à tout abandonner.
J'ai eu juste un coup de mou...
Tu te souviens de ce slogan de la Française des Jeux dont on parlait l'autre jour?
Ah, oui. 100% des gagnants ont tenté leur chance... c'est ça?
C'est ça.
Mais ce n'est pas encore gagné. Ce n'est que la première partie du concours.
C'est celle que tu redoutais le plus, non?
Oui, c'est vrai. Tu ne peux pas t'imaginer comme je me sens soulagée. Je suis motivée à fond pour la suite.
Les épreuves s'affrontent étape par étape, lui dis-je.
Ne pas renoncer, Camille. C'est ça que tu es en train d'apprendre.
Je tâcherai de m'en souvenir...
Bon, Papa, il faut que je te quitte. Je vais annoncer la nouvelle à Maman.
Je te rappelle ce soir.
D'accord. Bisous.
Camille?
Oui?
Encore toutes mes félicitations...
Merci, Papa...
 
Je n’ai pas pu résister au plaisir de voir de mes propres yeux son nom dans la liste des admissibles. Je l’ai déniché en quelques secondes sur le site des Beaux-Arts de Paris. Il était là, noyé dans le classement alphabétique, anonyme parmi d’autres, symbole cependant de ses premiers efforts pour prendre son envol.
 
J'essaye de l'appeler. Pas de chance. Je n’obtiens que sa messagerie. Elle doit être en cours. Je recommencerai plus tard.
 
Ne pas renoncer, me dis-je en m’installant au volant de la Corsa...
Il l’ignorait, mais l’hémato pouvait ce matin me proposer n’importe quoi. Je l’aurai accepté. Pour Camille, pour les miens. Parce que j’ai encore un rôle à jouer. C’est un élément qui pèse lourd dans la balance. Si j’étais seul, sans enfant, sans famille, je réagirai sans doute différemment face à la maladie.
Je baisse la vitre et pose mon coude sur le montant de la portière. L’embouteillage m’indiffère. Il fait chaud, au soleil. Un jeune type raccroche comme il peut le pare-choc défoncé de sa Ford Fiesta avec un fil de fer sur le bord d’un trottoir. Les tôles se frôlent, les coups de klaxon fusent, les visages se crispent derrière les volants poisseux de sueur.
C’est agréable d’être calme au milieu de toute cette hystérie.
 
... Tu es beaucoup plus calme depuis la greffe, me dit Caro, alors que je me décide enfin à poser ma veste.
Tu as raison. Maintenant je m’en rends compte. Mais crois-tu qu’on puisse toujours être maître de ses émotions et de ses comportements? Je ne voyais même plus que par moments je perdais le contrôle. Tout m’échappait. Comme de l’eau entre les doigts.
Mon identité, ma vie, ma famille... J'étais en sursis. Impuissant à peser sur les évènements, diminué, inutile... Une source d'angoisse chez mes proches. Une charge. Une moitié d'homme. Un quart...
Tu n’es plus le même dans ces moments d’extrêmes perturbations. Tu fonctionnes par automatismes archaïques. Tu deviens irritable, agressif. Tu as la sensation de n’avoir plus rien à perdre. Tu as la sensation d’avoir déjà presque tout perdu. Tu te demandes à quoi tu sers. Pourquoi tu vis. Tu coules.
Il faut du temps pour se situer. Pour modifier son angle de vue. Pour donner un sens à tout ça. Pour être capable de refaire surface...
Du temps, je ne savais même pas si j'en avais.
J’aurai pu faire une dépression. J’ai échappé à ça. Je ne pense pas que ton sort eût été meilleurs. A ça aussi tu aurais dû faire face.
Crois-tu que j’ignore que mon cancer fait des victimes collatérales? Que je n’en conçois pas de culpabilité?
 
J’aurai préféré venir avec toi à la consultation...
Je sais bien. On en avait parlé. Je t’avais dit que je ne pouvais pas exactement t’expliquer pour quelles raisons j’avais besoin d’être en tête à tête avec lui. Ce n’était pas très clair dans mon esprit. Maintenant, je sais.
C’est trop facile d’avoir deux interlocuteurs. Ca offre trop de possibilités de dérobades.
On élude. On fait la sourde oreille. On choisit les questions auxquelles on veut répondre. On parle à l’un en regardant l’autre. On utilise des mots ambigus que chacun pourra interpréter à sa façon. On fait des périphrases en adoptant des attitudes ou des mimiques contradictoires avec les mots employés.
Comprenne qui pourra.
C’est humain, cette attitude. Le mensonge par omission peut être considéré comme une forme de sollicitude. Parfois.
Mais parfois non.
Ce dont il faut s’assurer, c’est à qui est adressée cette sollicitude. A l’autre interlocuteur? A soi-même?
Imagine qu’en ouvrant un dossier il découvre des résultats catastrophiques.
Sa mécanique biologique se déclenche aussitôt. Le système orthosympathique entre en jeu, libérant adrénaline et noradrénaline à flots dans son sang. Son pouls s’accélère, ainsi que son rythme respiratoire. Ses pupilles se dilatent...
Sa voix intérieure lui dit que le pauvre type qu’il a en face de lui n’en a plus que pour un mois à vivre. Que sa fin sera probablement des plus pénible.
Le mental reprend le contrôle. Que faire?
Dire? Taire?
Comment dire? Comment taire?
Qu’est-ce que le type en face, qui attend le verdict, raide dans son fauteuil, ou au contraire confiant, peut entendre? Est capable d’entendre?
Une seule solution. Il faut procéder en douceur. Pas à pas. Par petites touches. Tenter des mots. Observer les réactions. Faire en sorte que les mots entraînent des questions. Progresser avec prudence. Chercher le passage en douceur, comme dans un champ de mines.
Moins on est nombreux dans le champ de mine, mieux on s’en sort.
Je n’avais pas l’intention de lui donner les moyens de tergiverser en lui apportant ta présence.
Seul à seul, plus d’échappatoire possible. Je lui ai offert la capacité d’être plus direct. J’ai essayé de l’orienter dans ce sens. Finalement, j’ai facilité sa tâche.
Je pense qu’il m’en a dit plus que si nous avions été tous les deux.
Ce n’est pas que je pense qu’il soit un dissimulateur. Je sens que c’est un type honnête. Soucieux de faire son travail consciencieusement. Je veux dire avec conscience.
Mais qui d’autre mieux que moi peut lui indiquer la façon dont je souhaite être informé?
Il était content des résultats, non?
Oui, c'est ce qu'il m'a dit. Je le crois. Il était sincère.
Tu as un rendez-vous avec lui cet après-midi. Tu vas pouvoir lui demander toutes les précisions que tu souhaites, dis-je en lui tendant le carton.
C’est au septième étage.
J’ai un peu honte quand-même répond-elle. J’ai l’impression de lui faire perdre son temps avec ces deux rendez-vous consécutifs.
Je ne pense pas qu’il s’agisse d’une perte de temps.
Ca correspond à un besoin réel.
Tu veux bien m’excuser un instant?
Je vais envoyer un e-mail à la famille. Je n'en ai que pour quelques minutes.
 
C'était juste des coups de mou, me dis-je pour paraphraser Camille en allumant le PC. Difficile de rester impassible quand on tu comprends que tu as un cancer.
Je me sens prêt pour l’étape suivante.
Je me demande quand-même ce que peut bien vouloir dire "bon résultat" dans la bouche d'un hématologue, pendant que s'installent les fichiers de Windows.
Je ne suis pas sûr qu'on parle exactement le même langage.
 
 
 
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commentaires

N
je suis contente de voir que ça va mieux. Je suis une lectrice  assidu  même si je ne fais pas souvent de commentaire. Je pense bien à vous.
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