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11 avril 2007 3 11 /04 /avril /2007 15:07
Je vais découvrir les résultats en même temps que vous, dit-il en ouvrant devant lui l’épais dossier bleu.
Je suis dans mes petits souliers. Quinze jours que j'ai fait ce bilan. Quinze jours que j'en attends les résultats.
J’ai l’impression d’être un prévenu devant son juge à la lecture du verdict. Je n’ai pourtant rien d’autre à me reprocher qu’un processus cancéreux qui à mon insu s’est développé au creux de mes os.
Non coupable, j’encours la peine de mort.
J’observe son visage pendant qu’il feuillette quelques pages.
De quand date votre dernier myélogramme?
Quinze jours.
Coup de téléphone. Les résultats ne sont pas dans le dossier. Encore un peu de suspense. Il prend des notes, un peu agacé pendant qu’on lui dicte des chiffres à l’autre bout du fil, puis il compare encore quelques diagrammes avant de lever les yeux sur moi.
De quand date la greffe?
J’ai oublié la date précise. Je l’ai dans mon agenda, dit-je en tendant la main vers mon sac.
Inutile, je vais la retrouver dans le dossier. Voilà. Deux février.
Il hésite encore un peu.
Les résultats sont bons, finit-il par dire en souriant…
Il module aussitôt son propos.
…Si l’on se rappelle les débuts de la maladie.
Il effectue un bref retour en arrière, alors que je me dit qu'il va falloir que je fasse en sorte de recueillir un maximum de renseignements.
De la façon dont votre organisme réagissait, on pensait qu’on n’y arriverait pas par la voie qu’on avait choisie. J’avais même à un moment envisagé des méthodes plus radicales. Vous vous rappelez, je vous en avait parlé?…
C’était à l’hôpital de jour. J’allais entamer, je crois, la troisième cure de Velcade quand il m’avait pris à part dans une chambre pour m’annoncer qu’il ne semblait pas y avoir de résultats. J’étais assis sur le lit, cramponné à la barre d’inox. Pas de résultat. Je ne pouvais l'ignorer. Je me traînais comme un vieillard asthmatique. Il avait pris place sur la seule chaise, en contrebas, les coudes en appui sur les genoux, la tête redressée vers moi avec sur le visage l'expression à la fois sombre et désolée qu'on arbore lorsqu'on est contraint d'annoncer une mauvaise nouvelle. La seule alternative qu’il avait à proposer était l’allogreffe. Ultime ressource en l’absence de solution curative.
Je ne m’imaginais pas survivre jusqu’à Noël. L'avenir se comptait en semaines.
On avait néanmoins continué le traitement en cours.
Vous nous avez surpris une première fois, poursuit-il, quand vous avez fini par répondre correctement au Velcade…
On pourrait croire qu’il s’adresse à moi comme si ma volonté de réagir ou pas aux traitement était engagée. Il n’ignore pas que je ne suis que l’hôte du processus. En réalité, quand il prononce « vous », il parle à mon organisme. Il commente la lutte en cours. Nous sommes spectateurs d’un combat dont ma survie est l’enjeu. Le myélome mène la danse. Il tente de le contrecarrer en usant de son mieux de l’arsenal thérapeutique dont il dispose.
Dans cette lutte, mon rôle se borne à accepter ou pas les stratégies qu’il me propose. Il est persuadé que mon intérêt est de le suivre là où il veut m’emmener. Il est animé par le devoir d'en découdre jusqu’au bout. Comment pourrait-il en être autrement? C’est l’essence même de son métier. Il postule d’emblée que je ne peux faire autrement que d’être de son avis.
Mais il ignore jusqu’où j’accepterai de le suivre.
Moi non plus je ne sais pas jusqu’où je suis prêt à aller. Je sais juste qu’il y a une limite à ce que je puis tolérer, mais que je ne perçois pas encore. Cette limite existe pourtant, chaque jour qui passe m'en rapproche.
Chacun de nous a en tête des données qu'il n'est pas prêt à livrer. Il ne connaît pas mes limites, mais il ne doute pas de leur existence. C'est un professionnel. Il a l'expérience de toutes sortes de réactions. Il cache ses cartes comme un joueur de poker. Sa main est plus riche que la mienne. Tout va se jouer sur les mots.
Je juge aujourd’hui ma qualité de vie acceptable. Je ne souffre pas physiquement. La fatigue me contraint à réduire mon activité, en raison de cette sensation intime de fragilité qui m'oblige à évaluer à l'avance chaque effort. J’ai basculé très vite, en quelques jours, dans la vieillesse physique. Mon mental a eu du mal à suivre cette brutale dégradation. Je n'avais pas l'habitude de me ménager ainsi. Je sentais à peine la fatigue. Je faisais ce que j’avais à faire sans me poser de question.
J'ai dû apprendre à renoncer.
 
…Et aujourd’hui je suis agréablement surpris du résultat de la greffe.
Il sort à ce moment quelques schémas qu’il me commente en m’apportant des éléments destinés à faciliter ma compréhension. Il enchaîne même sur un descriptif simplifié de ma maladie en se grattant le crâne.
Je suis attentif à chacune de ses attitudes. J'observe autant son langage corporel que j'écoute ses paroles. J’écoute surtout ce qu’il ne dit pas. Il a décidé d'entrer dans le vif du sujet. Les bonnes nouvelles qu'il m'annonce lui libèrent un peu de marge de manœuvre. Il peut s’autoriser à jouer un jeu un peu plus franc.
Un répit. On peut espérer un répit.
Mieux valait se taire quand la situation était critique. Ca devait bouillonner dans son esprit tous ces mots à ne pas prononcer. Toutes ces statistiques, ces taux d’espérance de vie. Mais là, il semble que la situation daigne s’éclaircir. On a gagné un peu de terrain. Il va pouvoir se décharger d’informations que jusqu'alors il préférait taire. Sa main droite qui frotte sa tempe manifeste ses dernières hésitations. Le débit de sa voix qui ralentit est révélateur du soin qu’il prend à choisir ses mots. La prudence néanmoins s’impose.
C’est la première fois que quelqu’un prends la peine depuis sept mois de me décrire ma pathologie avec une relative précision. Ca doit lui faire autant de bien qu’à moi-même. Pourquoi avoir attendu si longtemps? Je l’écoute attentivement. Je l’incite à poursuivre en prenant garde à ne pas l’interrompre. J’adopte une posture décontractée sur la chaise face à lui, je l’encourage du regard à continuer quand ses phrases se terminent sur une note interrogative. Il ne faut pas empêcher la bobine de se dévider. Si je conserve cette attitude, il finira bien par aller plus loin que la limite qu’il s’est fixé. Je pense qu’à ce moment il me dit la vérité. Il est sincèrement heureux de la tournure que prennent les évènements. Au moins soulagé. Ca, c’est un truc qu’on peut partager facilement, le soulagement.
Il est essentiellement question des IGG. Dans le feu de ses explications, il finit par glisser le mot cancer, mine de rien. Il le lâche comme un ballon d'essai, avec une note interrogative dans le regard.
Ca va, ce terme? Semble-t-il me demander. Ce n'est pas trop rude? Je peux l'employer?
C’est étonnant comme ils craignent de prononcer ce mot. C’est la première fois que je l’entends dans la bouche d’un hémato. Je ne le relève pas spécialement. Je manifeste juste d'un hochement de tête un calme assentiment. Je voudrais qu'il continue son propos.
Je le connais, moi, ce mot. Il a fait irruption spontanément dans mon esprit dès le premier jour des investigations médicales, quand le chef de service d’ophtalmologie m’a expliqué qu’il devait me transférer d’urgence à Becquerel. Ca m’a pété à la gueule comme un cocktail Molotov. Une explosion silencieuse. Interne. Suivie d’un effondrement. Interne lui aussi. Pas de cri, pas de larmes. Une brutale perte d’identité. Je n’étais plus qu’un corps vide de sa substance qui suivait mécaniquement l’aide soignante compatissante qui m’accompagnait jusqu’à Becquerel. J’écoutais ses paroles de réconfort. Elle s’arrêtait en chemin pour me permettre de passer un coup de fil à Caro que je voulais donner de l’extérieur, pauvre stratégie pour retarder le moment où je devrai passer le seuil. Après, ce serait trop tard.
Becquerel-cancer. Évidente association.
Là-bas ils ne m’ont rien dit. Ils n’ont pas prononcé le mot. Il fallait pratiquer les examens, attendre les résultats pour mettre un nom sur cette... Chose...
Mais nous, on l’a utilisé très vite. Il fallait bien qu’on en parle. On a jugé que c’était plus simple. On se l’est gardé pour notre usage familial.
Je le laisse poursuivre. Je ne tiens pas à l’effaroucher. Il y a encore toute une litanie de mot qu’il s’efforce d’éviter. Je voudrais qu’il se sente à l’aise par rapport aux libertés de langage qu’il peut prendre avec moi. Le petit jeu des questions et des réponses qu’on se joue sert aussi à fixer les limites de notre vocabulaire. Il y a des mots que certains patients ne veulent pas entendre. Les hématologues répugnent eux aussi à les prononcer. Inutile de préciser lesquels.
 
…Regardez, dit-il en caressant de la pointe de son stylo le sommet d’une courbe. En septembre vous étiez à soixante douze. Là, en décembre, vous descendez à cinquante-cinq, juste après la cure de Velcade. Et là, après la greffe, vous chutez à vingt-deux. Je suis très content du résultat.
A combien se situe la normale?
Aux environs de douze.
Il ne se prive pas pour saisir aussitôt la perche que je lui tends.
Le résultat est bon, mais je vais néanmoins vous proposer une deuxième greffe. Je vous en avais d’ailleurs déjà parlé…
C’est exact.
Que va m’apporter une deuxième greffe? Pardon de la naïveté de mes questions, mais que va-t-elle m’apporter? Pourquoi si vite? N’a-t-on pas intérêt à la garder en recours en cas de rechute?
Les études, me répond-il. Ce sont les études qui montrent que dans votre cas une deuxième greffe dans la foulée de la première apporte des rémissions plus longues. Parfois même très longues.
Il ne va pas jusqu’à avancer un chiffre.
Il n’est pas question de guérison, n’est-ce pas?
Coincé.
Non, en effet. A ce jour, on ne peut parler que de rémission.
Je m’en contenterai. D’accord pour la greffe.
Très bien dit-il en plongeant à nouveau dans le dossier. Ca c’était bien passé, la première greffe? Ca ne semble pas trop long, trois semaines?...
Petit malin... Il doit être parfaitement au courant de la façon dont c’est passée la première greffe. Je sais que mon blog à ce sujet a fait quelques remous. C’est forcément parvenu jusqu’à ses oreilles. Moi aussi je sais jouer les innocents. Tirons un trait. Tout ça, c’est du passé.
Ca c’est passé. Ce n’est pas la durée d’hospitalisation qui est pénible. Ce sont plutôt les effets secondaires des traitements...
Quand pourrions-nous programmer cela?
Je compte prendre quelques jours de vacances à la fin du mois. Une semaine, au bord de la mer.
Pas de problème. On va organiser ça pour la mi-mai.
Il décroche son téléphone. Bref conciliabule.
Je ne peux pas vous donner la date aujourd’hui, dit-il. La surveillante des soins intensifs est absente. Elle vous téléphonera à votre domicile dès qu’elle aura une place. En attendant, il y aura un bilan à faire, des examens…
Quel genre d’examens?
Essentiellement cardiaques, fait-il en glissant machinalement sa main droite sur son cœur.
Il ne m’en dit pas plus, car aussitôt il enchaîne.
Vous avez passé des radios?
Oui, le corps entier.
Bien, je vais les trouver sur le PC.
Il ouvre mon dossier en quelques clics, et tourne l’écran vers moi pour que je puisse voir les images en même temps que lui.
Le rachis n’est pas mal. Quelques becs de perroquet au niveau dorsal, disques lombaires amincis. Pas de tassement vrai. Le rachis d’une personne de mon âge.
Les hanches montrent une coxarthrose débutante bilatérale, une légère déminéralisation. On distingue cependant deux ombres lacunaires sur le col droit et le gros trochanter gauche directement imputables à la maladie.
Le reste des radios est sans particularité, hormis une autre lacune de petite taille au niveau de l’os frontal.
Il semble que je m’en sort pas trop mal sur le plan osseux pour le moment.
C’est d’ailleurs ce qu’il me confirme.
Les lésions osseuses sont très modérées. Vous avez sûrement vu plus spectaculaire sur internet…
Lui aussi il mène son enquête. Il sait pratiquer la question innocente. Il voudrait bien savoir ce que je sais.
 
Tous les hématologues que j’ai vus à ce jour m’ont déconseillé d’aller chercher des renseignements sur le web.
On y trouve selon eux le meilleurs comme le pire. Surtout le pire. Des données brutes, indéchiffrables au commun. J’allais préciser au commun des mortels.
Mais où trouver ailleurs les renseignements qu’ils répugnent à donner?
Le mieux serait de se laisser flotter dans l’inconnu? De s’abandonner entre leurs mains bienveillantes sans se poser de questions? De faire mine d'ignorer l'issue de la maladie? De renoncer à prendre au plus vite des mesures destinées à protéger ses proches?
Oui, j’en ai vu des catalogues de radios. Des vertèbres écrasées, des crânes grêlés de trous gros comme des pièces de monnaie, des os longs déminéralisés, mités comme des bouts de bois morts, prêts à se briser au moindre souffle.
Bien sûr que je suis allé à la pêche aux renseignements. Sans que ce soit une obsession, il fallait bien que j’en sache un peu plus.
Ce sont eux qui les premiers ont évoqués le web.
 
...Je pense qu’après la greffe, je vous proposerai un traitement d’entretien sur lequel on fonde beaucoup d’espoirs. C’est encore une étude de phase trois. Comme pour le Velcade. Molécule très prometteuse. Quasiment pas d’effets secondaires... Mais je vous en reparlerai en temps utile. Vous avez parfaitement le profil…
Je lui indique que je suis d’accord pour en reparler.
Je lui accorde tout ce qu’il veut. C’est que je voudrais pousser un peu l’avantage. Fouiller un peu plus profond dans ses pensées.
Quand pensez-vous que je pourrai reprendre mon travail, lui fais-je innocemment?
Je sais parfaitement que j’en suis à ce jour totalement incapable.
C’est que je commence à me sentir un peu inutile...
J’aimerais qu’il se mouille un peu plus, qu’il m’annonce un délai à ses yeux vraisemblable. Ce n’est pas à ses statistiques que je fait appel, mais à une évaluation basée sur son expérience. Une simple fourchette ferait l’affaire. Même large. Je sais qu’il l’a en tête, cette fourchette. Il l’a son petit scénario. Comment pourrait-il en être autrement? Il en a même plusieurs. Rien de très précis, bien sûr, rien de certain. Peut-être sont-ils complètement contradictoires. Bonne ou mauvaise pioche. Deux possibilités.
Ou alors qu’il me dise carrément qu’il n’est pas raisonnable d’y songer. Qu’il est préférable d’y renoncer. Car maintenant que j’ai entendu des nouvelles positives, je me mets à envisager l’avenir en mois, et pourquoi pas même en années.
Voilà que je m’emballe.
Il faudra bien que je les occupe ces années. Que je les remplisse. Qu’elles soient utiles. Qu’elles soient intéressantes à vivre.
Il bascule brusquement en arrière dans son fauteuil. Ses bras se referment sur son ventre. Son regard échappe un instant au mien pour y revenir aussitôt.
Il a senti le piège.
J’ai dû y aller un peu fort malgré toute la candeur que j’ai tenté de mettre dans ma demande. Le voilà qui se ferme comme une huître. Tout ce passait bien jusqu’à présent, et je gâche tout avec ma question vicieuse. Il va devoir trouver une façon de taire ce qu’il a en tête tout en me répondant. Je n’ai pourtant posé qu’une simple question, preuve évidente que je suis prêt à entendre tout type de réponse.
Qu’est-ce que vous faites déjà, comme métier?
Il le sait parfaitement. Je ne répond pas à sa question qui est uniquement destinée à lui faire gagner un peu de temps. Je me contente de le fixer et d’attendre sa réponse.
Ah, oui, c’est vrai. C’est peut-être un peu prématuré de parler de reprise de travail... Pas avant la rentrée... Disons septembre... Il faudra qu’on en reparle en septembre...
Il a gagné quelques mois.
Mais j’ai malgré tout ma réponse. Il y a donc bien plusieurs scénarios possibles. La balance ne penche pas encore de façon significative vers le bon. Si c’était le cas, je pense qu’il se serait mouillé un peu plus.
On en est où? Cinquante-cinquante? Ce ne serait pas si mal.
D’accord, nous en reparlerons en septembre, dis-je pour lui signifier que j’accepte d’en rester là.
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commentaires

D
Salut Môssieur Jean Marc<br /> Je retrouve avec plaisir le style que tu avais me semble-t-il délaissé ces derniers post. Tes descriptions minutieuses des gestes, les moments d'introspection, tes hypothèses sur les pensées de celui qui est en face de toi et ton sens de l'image et de la métaphore...<br /> Ca me met dans un état mental particulier : est-ce qu'il nous a annoncé des bonnes nouvelles ? Je n'ai pas vraiment la réponse mais j'ai trouvé tout de même du plaisir à lire !? Je reste donc "agréablement dubitatif" (dubitatif ce qui n'a rien à voir avec éjaculateur précoce comme le rappelait le brillant Desproges...désolé les blagues graveleuses éculées je ne peux pas m'en empêcher !)<br /> Intéressant également la position du patient empathique!! Il me semble que tu fais tout pour l'aider ce médecin !!<br /> Donne de tes nouvelles<br /> A bientôt<br /> Dr No
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M
<br /> <br /> <br /> Je vois que tes conversations médicales sont pleines d'humour!<br /> <br /> A plus...  <br /> <br /> <br /> <br />
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