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3 mai 2007 4 03 /05 /mai /2007 14:16
Je dois fermer l'œil droit toutes les deux à trois minutes. Impossible malgré mes efforts de l’aligner plus longtemps avec l’autre. Tantôt je vois double, tantôt tout se brouille. Pas très pratique sur l’autoroute.
Déroutant, ce trait discontinu de la bande d’arrêt d’urgence qui croise sans cesse avec la ligne centrale. Avec un seul oeil, j’y vois plus net. Pas le choix. Sans parler du soleil qui me force à plisser les paupières. Je savais que ce ne serait pas une partie de plaisir.
Caro voulait que j’emmène Antoine dans la Peugeot, mais je lui ai dit qu’il était plus raisonnable que je sois seul à bord.
On avait besoin de prendre les deux voitures pour ramener un meuble de Papy de chez ses parents.
Ils sont partis ce matin. J’ai attendu la fin d’après-midi pour prendre la route.
J’ai coupé l’autoradio pour ne pas être distrait, ainsi que le téléphone. Je ne dépasse pas le 110, concentré sur la conduite, les doigts crispés plus que de coutume sur le volant. Quand je croise les deux motards de la gendarmerie stationnés sur un zébra, je réalise que je n’ai même pas vu le radar en amont.
Heureusement, je connais parfaitement le trajet. Je ne me risquerai pas dans des secteurs inconnus. Dire qu’avant j’adorais conduire. Maintenant, j’évite autant que je le peux.
Je trouve une place juste devant l’entrée de l’immeuble. Je sors de la Corsa avec soulagement.
Tout se passe bien jusqu’à ce que la mère de Caro m’ouvre la porte.
Caro et Antoine sont à l’hôpital, me dit-elle d’emblée. On a bien essayé de vous prévenir, mais on tombait sans cesse sur le répondeur...
Je reste un instant pétrifié. Incroyable ce qui peut vous passer par la tête en aussi peu de temps. En moins d’une seconde je suis trempé d’une sueur glacée. J’imagine la voiture fracassée contre un mur, le sang qui s’étale en flaque sombre dans la poussière, les gyrophares.
C’est Antoine, poursuit-elle. Il s’est réveillé bouillant de la sieste…
J’entends à peine ses paroles au travers des pulsations assourdissantes de mon cœur qui cogne comme une brute.
…Caro a pris sa température. Il avait près de 40. Elle a préféré l’emmener au urgences pédiatriques.
La tension redescend d’un cran. Où ai-je bien pu fourrer mon téléphone? Je finis par le retrouver après quelques secondes de palpation fébrile.
Tu veux que je vienne?
Elle me répond d’une voix qui paraît lointaine, calme cependant.
Ce n’est pas utile. Pour le moment, on attend. Il y a du monde. Tu penses, un samedi soir...
Les pompiers viennent de déposer un gamin qui s’est fait renverser par une voiture. Le type ne s’est même pas arrêté.
Et Antoine?
Ca va. J’ai apporté des jouets. Il joue. Tu le connais. Impossible de savoir qu’il est malade. Il tousse beaucoup, mais il ne se plaint pas. Maman doit venir me rapporter son sac, au cas où ils le garderaient.
Elle n’est pas encore partie. Je vais venir avec elle.
Non, non. Ca ne sert à rien. Ils ne le garderont peut-être pas. On crève de chaud, ici. Je n’ai rien à boire, et pas de monnaie pour le distributeur. Maman va m’apporter ce qu’il me faut.
Vous attendez depuis combien de temps?
Une bonne heure. A vue de nez, j’en ai encore pour une heure au mieux avant qu’on puisse être reçus par un médecin.
Tu me rappelles dès que tu as du neuf?
Promis. A tout à l’heure.
 
Chacun tâche en attendant de trouver une occupation. On vide les valises, on donne un coup de main en cuisine, on feuillette un magazine. Tout ce monde désœuvré finit par se retrouver au salon.
Il faut bien faire passer le temps. On est là pour fêter les anniversaires des parents et de la sœur de Caro, alors on décide un peu à contre-cœur d’ouvrir tout de suite le champagne et de bavarder un peu.
Assis en cercle dans les fauteuils, on m’interroge sur ma santé. Autant éliminer tout de suite le sujet. Je donne quelques réponses rassurantes, avec ce qu’il faut de désinvolture dans le ton pour qu’on ne s’éternise pas sur ce thème. On peut passer ensuite, tous soulagés, à des conversations plus légères.
 
Ils reviennent deux heures plus tard, après un passage par la pharmacie de garde. Antoine fonce direct vers la table du salon se servir de biscuits apéritifs, bousculant tout sur son passage, tandis que la famille saisissant l’occasion d’échapper aux causeries qui s’étiolent assaille Caro de questions sans lui laisser le temps de poser son sac de papier frappé de la croix verte.
Ca a le don de l’énerver :
Mais laissez-moi arriver, et d’abord, servez-moi un verre.
L’effervescence retombe un peu. Elle annonce à tous qu’il s’agit d’une double otite pour avoir la paix pendant qu’elle déchiffre les notices qu’elle extrait des boites de médicaments. Antoine est déjà parti jouer avec sa cousine dans la chambre du fond en semant derrière lui des miettes de gâteau comme le petit Poucet. On replonge en silence nos nez dans les coupes de champagne…
 
Ca ne c’est pas arrêté là, dis-je à Yves en levant mon demi…
Je me suis installé à l’ombre d’un parasol à cause de mes yeux. Lui, le soleil ne le dérange pas.
A l’arrière plan, les commerçants commencent à démonter les étals du marché. On est à la terrasse du café des sports. Les femmes ont sorti leurs tenues d’été.
…Le lendemain, Antoine a vomi dans la voiture sur la route du retour. Il avait du mal à respirer. Caro l’a emmené directement aux urgences pédiatriques. Moi, j’étais déjà rentré à la maison avec l’autre voiture. C’était une crise d’asthme. Ils ne l’ont pas gardé, mais il lui a fallu quelques jours pour être un peu mieux.
Et maintenant?
Ca peut aller. Il n’est pas encore guéri, mais son état va en s’améliorant.
Et ta fille?
Elle a été admise aux premières parties de ses deux concours. Elle reste à Paris pour bûcher. On ne la verra sans doute pas pendant quelques semaines.
 
Il garde le silence pendant quelques instants, sans que je parvienne à deviner s’il se félicite de n’avoir ni femme ni enfant, ou s’il le regrette. Il doit penser que tout cela représente une somme infinie d’emmerdements. Ce n’est pas le genre de type à avoir des regrets.
Bien sûr que tout serait plus simple sans femme ni enfants. Personne à ménager. Le rêve. Ces pensées là, on ne peut les éviter quand le cancer te tombe dessus.
On sait tous qu’on va mourir un jour ou l’autre, mais tous on pense que ce sera plus tard. Dans très longtemps. On pense qu’on s’éteindra tout doucement. Que ça se fera à l’usure, normal. Qu’on aura réglé ses affaires. Qu’on aura eu le temps de faire les deux ou trois choses auxquels on accordait un peu d’importance, comme d’avoir vécu une passion amoureuse, une grande amitié, ou sauvé la vie d’un inconnu, ce genre de truc. Et puis on serait fatigué de vivre. On attendrait que ça s’arrête, avec un peu d’impatience, surpris et vaguement dépité de s’éveiller encore chaque matin avec la perspective d’une longue journée vide à affronter une fois de plus.
Ou alors on espère que ce sera brutal, inattendu. Une bonne crise cardiaque, comme un coup de tonnerre dans un ciel d’été, et basta.
Là, évidemment, c’est un peu différent. Le cancer te donne un préavis.
C’est comme si tu recevais une lettre recommandée très officielle du ministère de la santé, qui te dirait :
Cher Monsieur, vous êtes atteint d’un cancer incurable. Selon toute probabilité, et en fonction des connaissances actuelles, nous estimons votre espérance de vie entre trois et cinq ans. En espérant bonne réception, nous vous prions de croire en nos regrets les plus sincères…
Le cancer te dépouille de ce qu’il pouvait te rester d’insouciance. Tu perds le bénéfice du doute. Tu ne peux plus faire mine de ne pas penser à l’issue. De croire qu’il te reste suffisamment de marge.
T’es dans le couloir de la mort.
On y est, Yves et moi, dans ce couloir. Cellules cancéreuses dans des cellules contiguës.
Ca crée des liens, ce destin conjoint. Une relation différente de toutes celles que tu as pu connaître avant. C’est une intimité brutale, crue, sans fard. On n’a pas à s’épargner. Pas de passé commun ni de temps à perdre. Les mots sont directs. Ce sont ceux que l’on ne peut pas utiliser avec ceux qu’on aime, mais qui nous remplissent la bouche. Il faut qu’on les crache, qu’on les vomisse. On ne s’en est pas privé au début, lors de nos premières conversation. Souffrir, crever, suicide. On les a usés jusqu’à la corde les mots tabous. On sait à quoi s’en tenir. Inutile d’y revenir. Maintenant, on peut jouer à prendre les choses un peu plus à la légère.
 
Le récit de ta consultation avec l’hématologue m’a bien fait rire, finit-il par dire. Au moins tu as entendu le mot cancer. Moi, je n’en suis pas encore là!
Tu as eu un rendez-vous récemment?
Oui, il y a une semaine. Elle m’a encore parlé d’une greffe. Elle m’a reproché de ne pas lui avoir encore donné les adresses des mes frères et sœurs, pour les prélèvements de moelle. J’ai fait l’abruti. Je lui ai dit que j’avais oublié. Mais je ne les lui donnerai pas.
Pour quelle raison?
Parce qu’elle ne me donne aucune explication. Ni sur ma maladie, ni sur les traitements, ni sur ce qu’elle espère d’une greffe. Je ne lui ai pas donné mes raisons. J’ai juste refusé. Je voulais d’abord qu’elle me balance ce qu’elle sait sur le sujet. Qu’elle fasse son job, qu’elle me traite en adulte.
Pourtant, tu es au courant. Je sais que tu le maîtrises bien, le sujet…
Parce que j’ai fait des recherches sur internet. Elle le sait pertinemment. Elle procède par allusions pour tenter de percer à jour ce que je sais, comme l’a fait ton hémato, mais je ne lui ai pas tout lâché.
Je me suis renseigné sur ce qu’elle me propose. C’est complètement expérimental. Je suis tombé sur les résultats d’une série. Bon d’accord, c’est une série courte : douze cas, c’est pas très significatif. N’empêche que sur les douze, six sont morts dans la première année suivant la greffe. Rien de très encourageant.
Naturellement, elle ne m’a pas dit un mot là dessus.
Alors tu comprends que je n’ai pas spécialement envie de servir de cobaye pour leurs petites expériences. En particulier quand je sais qu’on tente de me cacher des informations essentielles. J’ai horreur qu’on ne joue pas franc jeu avec moi.
Et puis, en ce moment, je pète la forme. Douze grammes d’hémoglobine! Tu te rends compte? Un mois que je ne prends plus aucun traitement.
Ca l’a un peu abasourdi que je lui dise non d’entrée. Elle ne doit pas avoir l’habitude. La plupart des patients doivent dire oui à tout. Tu les imagines, tassés sur leurs chaises, devant le grand docteur en blouse blanche derrière son bureau? Le grand détenteur de la vérité, qui décide de la vie ou de la mort… Ils ne doivent pas avoir l’habitude qu’on discute leurs décisions. Alors, par politesse, j’ai pas discuté. J’ai juste dit non.
Elle m’a demandé si je voulais bien reprendre les prises de sang hebdomadaires. Je lui ai dit d’accord, mais que je les ferai effectuer en ville. Quand je les faisais à Becquerel, on ne me communiquait jamais les résultats. C’est pour ça que j’ai fini par arrêter. Elle n’a pas fait de commentaire.
A la fin de l’entretien, elle a dit qu’elle allait néanmoins reparler de cette éventuelle greffe avec le « pool », comme ils disent. Je lui ai répondu « si vous voulez » un peu ironiquement, et je me suis cassé…
Je la connais, mon espérance de vie, poursuit-il en se roulant une cigarette. Cinq ans. Ca va faire un an qu’on m’a découvert ma maladie. Une greffe n’y changera rien. J’ai lu qu’aux Etats-Unis ils ont un mec qui survit depuis trente ans avec son Valdenström. Maintenant, il est à moitié gâteux dans une maison de retraite. Le cas exceptionnel. Je ne sais pas si je dois envier son sort. Mais en tout cas, j’ai encore un peu de temps.
Qu’est-ce que tu en fais, de ton temps?
Je travaille à créer mon site web. C’est un travail énorme quand tu n’y connais rien. J’apprends pas à pas. J’ai plaisir à apprendre. Ca me prend déjà une dizaine d’heures par jour…Chaque difficulté franchie est une petite victoire. Après, quand je suis fatigué et satisfait de mes progrès, je traîne un peu, et puis je dors.
Et tu n’as pas envie de partir? Je ne sais pas, moi, au bout du monde. Soleil, plage, jolies filles…Ca ne te tente pas? Après tout, rien ne te retient ici.
Non, c’est fini tout ça. J’ai roulé ma bosse toute ma vie. Maintenant, j’ai envie de me poser.
Il y a un silence pendant lequel on se laisse peu à peu envelopper par le brouhaha des tables qui autour de nous se sont remplies. La place du marché est presque déserte. Un type en combinaison empile les cageots vides auprès d’un camion, tandis que le vent qui se lève arrache au sol une volée de papiers froissés.
La serveuse a repéré nos assiettes vides. La voilà qui s’approche.
On commande deux cafés.
 
 
 
 
 
 
 
 
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