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13 mai 2007 7 13 /05 /mai /2007 10:55

 

Ils font un bruit mat et visqueux quand ils s’abattent dans les caisses de plastique qu’on a empilées au bord du quai, à l’arrière d’une fourgonnette. Pourtant leur peau semble sèche. On dirait du cuir légèrement râpeux. Les hommes les arrachent vivement de la bassine d’aluminium qu’ils ont hâlée en gémissant sur le débarcadère à l’aide de cordages noircis. Ils les jettent ensuite en les saisissant par la queue vers les bacs multicolores sans plus les regarder, estimant leur tâche terminée, se désintéressant de leur sort.
Ce sont des requins de petite taille. Tout un banc. Ils ont gardé dans la mort, malgré leurs yeux vitreux et leur ultime raideur, un aspect menaçant et vaguement repoussant. Leurs gueules entrouvertes aux dents aiguës paraissent encore prêtes à mordre, une dernière fois.
Antoine, fasciné par le spectacle, se penche dangereusement pour observer le travail des pêcheurs. Sa main impatiente tente peu à peu d’échapper à la mienne qui se resserre à faire blanchir mes phalanges à mesure qu’il s’approche du bord.
Je serre trop fort. J’agrippe. Je cramponne. Il tourne vers moi un regard réprobateur. J’ai peur de la lâcher. Qu’il m’échappe. Qu’il tombe à l’eau, ou se mette, sous l’emprise d’une brusque impulsion enfantine, à courir le long du quai encombré de cordages et de chaînes, de badauds, de chiens errants, de caisses, de filets, de toutes sortes de pièges. Et juste derrière, la route où défilent les voitures en un flot ininterrompu.
Lâche-moi Papa, gémit-il.
Je n’abandonne sa main que lorsque je me suis assuré que sa mère s’est emparée de l’autre.
Je n’ai plus aucune confiance en ma capacité à le rattraper s’il parvient à s’échapper. Il y a toute une série de choses dont je doute être capable désormais.

Travailler, être un père, un mari, conduire une voiture, être serein, réparer, construire, espérer, oublier. Vivre.

 

On a pris quelques jours de vacances au bord de la mer. Antoine a mis du temps à accepter que nous n’allions plus dans la maison de Papoum. On savait pourtant qu’il avait compris. La mort de Papoum. La vente de la maison de Dinard. On lui avait tout expliqué, mais il ne voulait pas en démordre. Il a fallu reprendre les explications. Mais avec l’obstination des enfants de cet âge, il persévérait à nier l’évidence, confrontant ainsi avec dépit la vérité à son irrépressible désir de toute puissance.

Il a fini par admettre la réalité quand on nous a ouvert l’appartement qu’on avait loué et qu‘on a sorti les bagages du coffre de la voiture.Vue sur mer, comme dans le descriptif. Cent mètres du port. Confort et décoration agréable. Mais ce n’était pas la maison de Papoum.

On a tâché de faire tout ce qu’on fait pendant les vacances au bord de la mer, presque tout.Boire des verres en terrasse, abrités du vent derrière des panneaux de plexiglas. Manger des fruits de mer. Tourteaux et bulots que je préfère cuire moi-même, crevettes grises et roses, huîtres que Caro ne me laisse pas ouvrir, moules frites un midi dans une brasserie sur le port.

Le temps est trop frais pour la baignade, malgré le soleil.
On ramasse des coquillages, on cherche les crevettes et les crabes dans les mares à marée basse. On fait des pâtés, des châteaux de sable. Rapidement la position accroupie m’est pénible. Je finis par dénicher un rocher qui peut servir de siège. Je regarde l’horizon. Je distingue de l’œil gauche l’île de Tatihou et sa tour d’observation conçue par Vauban avec le fort de la Hougue pour protéger le port de Saint-Vaast. Je ne vois presque rien de l’œil gauche. Un brouillard grisâtre. Il me reste l’odeur iodée et le cri de rares goélands.
La veille, au pied du phare de Gatteville, au-delà de Barfleur, dont j’avais renoncé à gravir les 365 marches, une femme vulgaire aux cheveux teints en orange surgie d’un monospace avec ses deux enfants s’est exclamée : ça pue la mer !
Je l’aurai volontiers étranglée, mais il y avait des témoins. Entre autres ses enfants.
Quand Antoine et Caro sont redescendus, j’ai regardé sur l’appareil photo numérique les photos qu’ils avaient faites du sommet. Le paysage, les lentilles de Freynel, Antoine se tenant à la rambarde d’acier, les cheveux ébouriffés par le vent qui était fort à cette altitude.
 
 
 
Puis, c’est comme sortir brusquement d’un rêve.
Il y a ce moment de stupeur, où se brouillent images et pensées confuses, suivi d’un bref temps mort interrogatif pendant lequel l’esprit hésite encore entre l’onirisme et les informations en provenance des organes des sens. Cela ne dure qu’un instant. Juste le temps que s’ouvrent devant moi les portes automatiques de Becquerel.

Je bascule dans la réalité.

J’avais reconnu la voix au téléphone, ce jour là. Je m’attendais à son appel. Elle m’a déjà dit qu’elle préférait appeler avant que d’envoyer la convocation par le courrier.Je lui ai répondu que j’appréciais cette façon de faire. De plus, il s’est avéré que le jour qu’elle me proposait ne convenait pas. C’était pile dans la semaine de vacances qu’on avait programmée. La réservation était déjà faite.Ca n’a pas posé de problème pour trouver une autre date. On est parti.

Puis le jour dit est arrivé.

Dès que je franchis le seuil je sais pour quoi je suis là. Bilan systématique avant la deuxième autogreffe.
J’avais assez bien réussi à l’oublier jusque là. J’avais laissé derrière moi les désagréables souvenirs de mon parcours médical des derniers mois. On avait chargé la voiture, Caro avait pris le volant.
 
J’attends que le numéro de mon ticket s’affiche au panneau lumineux.
L’oubli est toujours de courte durée malgré l‘ingéniosité qu‘on met à élaborer des stratégies de refoulement. On biaise, on feinte, on s’étourdit comme on peut.
Le balancier finit par revenir inlassablement.
101. C’est mon tour. Les formalités administratives accomplies, je monte au labo pour la prise de sang.
Quelques personnes attendent qu’on appelle leur nom dans un silence pesant. Les gestes sont rares, les regards braqués au sol entre les deux pieds, parfois attirés par l’intrusion d’un nouveau venu qui vite sous leur poids comprend qu’il faut faire en sorte de respecter le calme des lieux.
 
Il rêgne le même silence dans la salle d’attente de médecine nucléaire. Le léger grincement de la double porte battante fait se lever à l’unisson tous les regards.
C’est un brancard qui pénètre dans les lieux. La plupart des yeux, gênés, se baissent aussitôt dès qu’ils ont vu qu’il s’agit d’un jeune enfant qui gît là sous les couvertures.
Il doit avoir l’âge d’Antoine. Une jeune stagiaire au visage doux l’accompagne pour l’examen. Elle tient à la main un jouet de plastique rouge, une voiture de pompier. Mais l’enfant ne s’y intéresse pas. Il ne quitte pas des yeux le tuyau transparent de la perfusion comme si le reste du monde n’existait pas. Tout ça c’est un rêve. Un mauvais rêve, comme dit maman quand la nuit il se réveille plein d’effroi, trempé de sueur, qu’il court à tâtons la rejoindre dans la pénombre.
La réalité c’est qu’on l’emmène à l’école. Tous ses copains sont là qui crient de joie quand il arrive. Ce n’est pas l’hôpital.
On lui a expliqué qu’il allait passer un examen. Non, ça ne fera pas mal. Il y aura juste deux petites piqûres, et puis se sera terminé. Sandrine viendra avec toi. Tu l’aimes bien, Sandrine? Sandrine, c’est la jeune stagiaire. Il répond que non. Qu’il n’aime pas Sandrine. Qu’il ne veut pas. Pourtant, il est content qu’elle soit là quand-même. Mais la voiture de pompier, elle n’est pas à lui. Il n’en veut pas. Elle est trop réelle. Il préfère regarder le tuyau. Le liquide qui coule, limpide comme de l’eau. Comme celle des poissons rouges à la maison. Il les voit, les poissons rouges. Non, ils n’ont pas de nom. Quelle drôle d’idée. Ils s’appellent poisson. Tout simplement.

Il a peur. Il est plein d’effroi. Trempé de sueur. Maman n’est pas là. Il y a juste le tuyau. Et les poissons, dans le sac accroché là-haut au dessus de sa tête, si minuscules qu’il faut bien regarder.

 

Les autres ont tous baissés les yeux. Les rares conversations se son tues. Ils savent bien ce qu’il pense, le petit. Pour eux c’est pareil. Ils sont là, mais ils n’y sont pas vraiment. Ils sont ailleurs, à la maison, en vacances, à la plage. Ils sont jeunes. Ils sont en bonne santé. Ils vivent la vie des people dont ils regardent les photos dans les magazines qu’ils ont trouvé sur une table. Ils s’y essayent, mais eux, ils n’y arrivent plus vraiment. Ils ont fini d’y croire, aux rêves qu’on se crée, aux histoires qu’on se raconte. Leur lot, maintenant, c’est la réalité. Et puis d’un moment à l’autre une femme en blanc va passer la tête dans l’embrasure de la porte. Leur nom va retentir. Ils auront ce bref instant d’incertitude. Auront-ils bien entendu? Oui. Ce sera leur tour. A chacun son tour. Ils se lèveront alors pour franchir la porte qu’on leur aura indiqué, abandonnant derrière eux sur le siège de plastique un rêve bancal, inachevé, usé jusqu‘à la corde.

 

Je continue à observer l’enfant de loin. Oui, il doit avoir l’âge d’Antoine. Est-ce que lui aussi commence à faire du vélo sans les petites roulettes? A-t-il seulement jamais fait de vélo? Pourquoi sa mère n’est-elle pas avec lui, ou son père? Sandrine a cessé de lui parler à l’oreille. Il ne répond pas, il ne veut pas entendre. Ses paupières ne cillent même pas quand s’ouvrent les deux battants pour laisser le passage au brancard. Il les voit, les poissons, maintenant. Mais si, Sandrine. Regarde bien.

 

 
Ils en avaient au moins quatre tonnes. C’est ce qu’ils ont dit. C’est rare comme poisson, par ici. Oui, ce sont bien des requins. Les plus gros pèsent cinq kilos environ. Il y en a aussi de plus petits. Celui-là, par exemple doit faire ses cinq livres.
On en achète?
Un poisson de cinq livres, pour nous trois? C’est plutôt énorme, non?
On discute un moment, finalement, on renonce. On ira acheter quelques crevettes et des huîtres. Ou bien le restaurant?
Antoine est parvenu à échapper à notre vigilance. On le rattrape quelques mètres plus loin. Dans l’autre bateau, on nettoie le filet qu’on a juste remonté et jeté en vrac sur le pont avant de rentrer au port.
Les deux hommes le déroulent ensemble et le vident de ses maigres prises. Ils ont pris essentiellement des araignées, ou des moussettes. Ils ne s’embarrassent pas des plus petites qu’ils rejettent à la mer, et arrachent d’un geste sec les pattes de celles par trop emmêlées dans le filet.
Ils ont deux caisses. Dans l’une ils lancent les pièces destinées à la revente, dans l’autre celles qui finiront dans la soupe familiale.
On observe leur travail. Caisse bleue, caisse rouge, caisse bleue…

On ira au restaurant. Il est déjà tard. L’air de la mer a aiguisé nos appétits. Antoine saute de joie. Il adore le restaurant. Il ouvre la carte devant lui, comme les grands, et fait semblant de lire...

 

Une femme en blanc passe la tête par l’embrasure de la porte et appelle mon nom.
Je me lève.
 
 
 
 
 
 
 
 

 

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commentaires

C
Ces commentaires du "patient" prouvent bien que chacun vit sa maladie comme il peut; pourquoi tant de haine? Cher monsieur, je suis amie ET infirmière et rien dans ce qui est écrit par JM ne me choque; est ce la maladie qui vous rend si haineux? Pourquoi ne pas profiter de ce blog pour vous exprimer sur ce que vous vivez . Cela vous ferait peut être du bien ; en tout cas vous ne feriez pas de mal aux autres, ce serait déjà ça.Néanmoins, nous savons que l'agressivité est un mécanisme de défense; j'explique vos commentaires ainsi;Oui, vraiment , chaque patient vit comme il peut; c'est bien cela qui rend notre métier si difficile mais aussi si passionnant.Bon courage et sans rancune.
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C
No comment.Juste: Shut up.
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U
ah bah on est moins bavard cette fois ci !!!Vous etes malgre tout toujours aussi desagreable et mal aimable!!! Et ça cher monsieur vous ne pouvez pas le mettre sur le dos de la maladie car c 'est votre vrai nature.Et oui il faut arreter de tout relier a la maladie,lorque l on est con,on le reste et evidemment cela empire  avec la maladie et vous ,vous en etes la preuve vivante!!!
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A
J'ai decouvert par hasard votre blog il y a deux semaines, en cherchant des informations sur le myelome... et j'ai pensé à ce que j'avais lu ce week-end en passant devant les cendrier de Becquerel... Comme vous, mon père en est atteint et est soigné à Becquerel. J'habite loin et vous lire me donne l'impression bizarre d'être un peu plus près de lui, de l'hopital. Alors merci pour vos textes, vos descriptions de l'univers hospitalier... Bon courage et garder espoir, ça fait parfois des miracles...
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