Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Recherche

Archives

25 juin 2007 1 25 /06 /juin /2007 17:57
Ca m'est tombé dessus en sortant de Becquerel. 
La porte vitrée automatique s'est ouverte devant moi avec un chuintement. J'ai fait les quelques pas nécessaires pour franchir le seuil, et puis, sans que je comprenne ce qu'il m'arrivait, mes jambes ont brusquement cessées d'avancer.
Je restais là, enveloppé du vacarme de la circulation et de l'odeur des gaz d'échappement, figé au milieu du va et vient de silhouettes qui déambulaient autour de moi, entrant et sortant sans un mot, m'esquivant au dernier moment comme si j'étais un pilier de béton, parfois me frôlant avec l'intention de me faire comprendre que je devrais me pousser un peu.
Je ne voyais pas les visages. Seulement les pieds, ou des ombres, furtives comme des fantômes. Je ne voyais pas les voitures non plus. Je les entendais passer à quelques mètres de moi. Il y avait du soleil, de la poussière, du vent qui faisait s'envoler les vieux papiers. Le va-et-vient des ambulances. Les brefs coups de klaxon. Les sonneries des téléphones portables. Sur le trottoir d'en face de petits groupes de lycéens chargés de sacs à dos se hâtaient vers l'arrêt de bus. Tout autour de moi n'était que mouvement. Pourtant je restais pétrifié, le corps déconnecté de mon cerveau, ne sachant que faire ni où aller, saisi de vertige comme au bord d’une falaise au pied de laquelle, cinquante mètres plus bas, les vagues déchaînées se fracassaient sur de noirs rochers.


Ce n'était pourtant qu'une simple consultation, quelques jours après ma sortie de soins intensifs. L'hôpital de jour venait de déménager. J'avais dû demander mon chemin à l'accueil. C'était au premier étage. Un bureau provisoire avait été installé à la va-vite à l'angle d'un couloir. Des fils électriques rampaient sur le sol le long des plinthes. Pendant que derrière l'écran de son PC l'hôtesse recherchait mon nom dans sa liste, j'avais remarqué une pile de questionnaires dont j'avais pris machinalement un exemplaire. Il s'agissait d'une enquête dont le sujet était l'annonce du diagnostic en cancérologie. Je n'ai pas pu m'empêcher d'esquisser un sourire.

 
Comment tu as su? Avais-je demandé un jour à Yves. Tu me dis que ton hémato ne t'a jamais donné d'explications précises sur ta maladie, ni même prononcé le mot de cancer. Pourtant, tu connais le nom de ta pathologie. On t'a forcément informé.
Je ne t'ai jamais raconté? Tu ne vas pas me croire.
C'était il y a maintenant presque un an, commença-t-il. J'étais hospitalisé depuis quelques jours. C'était la première hospitalisation. On m'avait envoyé à Becquerel. Je ne m'attendais pas à de bonnes nouvelles. J'étais épuisé, au bout du rouleau. On m'avait fait des tas d'examens. J’avais eu une plasmaphérèse. On m'avait transfusé. Je commençais à pourvoir me traîner un peu, alors tu me connais, j'ai eu envie de sortir pour fumer une cigarette.
J'ai empoigné mon pied à perf et tant bien que mal, j'ai trouvé la sortie. J'ai été absent environ une demi-heure. Quand j'ai senti aux vertiges qui recommençaient qu'il était temps que je me rallonge, j'ai regagné ma chambre.
J'ai trouvé la feuille posée en évidence sur mon lit. C'était un formulaire. Une autorisation que je devais signer pour participer à une étude dont on m'avait parlé, pour laquelle il était nécessaire que je donne mon accord. Il y avait mon nom et mon prénom. Un laïus du genre " j'autorise le centre Becquerel à utiliser mes données personnelles à des fins d'étude..." etc.. A la rubrique pathologie, quelqu'un avait manuscrit le mot "Waldenström". C'est comme ça que j'ai appris le nom de ma maladie. Depuis, on ne l’a jamais prononcé devant moi. J’ai vite compris que j’allais me heurter à un mur du silence. Ca c'est rapidement avéré exact. Les explications, j’ai dû les trouver moi-même sur internet dès que j‘ai pu rentrer chez moi.


L'hôtesse m'a tendu ma feuille et m'a indiqué un couloir de la main. La salle d'attente est un peu plus loin à votre gauche.
On était une dizaine de personnes à attendre qu'on nous appelle dans un silence de mort. Quand on échoue à Becquerel, on sait qu'on ne vient pas pour y soigner une grippe. Le simple fait de franchir la porte, et vous êtes sensés avoir compris que vous avez un cancer. Ca épargne les longs discours.
Certains patients préfèrent faire mine de ne pas comprendre. Leur conscience trouve refuge dans le déni. Le choc est trop rude. Le silence prudent des médecins les arrange. Ils préfèrent croire que tout cela n’est rien. Que c'est une erreur. Que ce n'est pas si grave que ça. On passe tous par cette phase initiale. C’est impossible de ne pas tenter de s'agripper à cet espoir. C'est sûrement une erreur. Et puis tombent les premiers résultats. Les examens complémentaires, la chimio et tout le bataclan.
Une part sans doute appréciable des patients persiste dans la cécité. De très anciens mécanismes enfouis dans leur inconscient refont surface. Ils sont comme de petits enfants qui s’abandonnent aux mains aimantes de leur maman. De la même manière, ils s'en remettre aveuglément aux décisions médicales. C’est après tout une attitude qui peut être considérée comme logique. Les hématologues sont d’éminents spécialistes en qui on peut avoir confiance. Ils ont fait de longues études. La plupart de ceux que j’ai rencontrés sont d’un abord plutôt sympathique. Une cordialité de maquignon. Ils exercent souvent avec conscience un métier difficile.
Le métier de patient est plus difficile encore. On n’a pas fait les études. On est bombardé cancéreux du jour au lendemain. On doit se débrouiller avec ça. C’est comme un saut dans le vide. Une perte totale des repères. Une interminable chute.


Yves est de ceux qui ont besoin de comprendre. Il a toujours mené sa vie à sa guise. Il ne supporte pas qu’on veuille lui imposer quoi que ce soit, qu’on cherche à le manipuler ou à l’influencer. Ce qu'il veut, c'est qu’on lui donne les éléments qui lui permettraient de choisir lui-même son traitement. Qu’il y ait un vrai dialogue. Qu’on lui propose des alternatives. Sa vie, il tient plus que tout à l’assumer jusqu’au bout, comme il l'a toujours fait. Quel qu’en soit le prix à payer.
 
 
Je ne l’ai pas attendue très longtemps. Toujours très souriante, elle m’a fait entrer dans un cabinet de consultation.
J’en suis ressorti quelques minutes plus tard avec une prescription de facteurs de croissance à la main, et un rendez-vous pour faire le bilan de la greffe deux mois plus tard.
C’est tout? Ai-je demandé.
Oui, c’est tout. Vous êtes officiellement en vacances.
Je me suis dirigé vers la sortie. C’est là que je me trouve, interdit au bord de la falaise, tétanisé devant un vide effroyable.



Cette fois je réalise qu’il y a un problème. Un ambulancier a stoppé son brancard à quelques centimètres de moi et a pris le parti d’attendre que je revienne sur terre. Je sors brutalement de mon rêve éveillé et m’écarte vivement du passage en bredouillant de vagues excuses. Plus de vide à mes pieds mais un trottoir bitumé que j’emprunte aussitôt d’un pas nerveux pour remonter la rue d’Amiens.


On est officiellement en vacances. Alors on passe sans ralentir devant la Corsa que j’ai réussi à garer dans le secteur et on poursuit notre chemin. Je n’ai plus qu’à espérer qu’il se tienne tranquille. Je vais l’emmener boire un verre en terrasse. On regardera les passants. C’est une bonne occupation pour des vacances. On tourne à gauche vers la place Saint Marc. Il ne me lâche pas d’une semelle. Un vrai chien fidèle. J’ai fait le bon petit soldat jusqu’ici. Je m’en suis remis à eux. J’ai bien pris ma chimio sans rechigner. J’ai accepté les deux autogreffes. Je prends mes deux comprimés de Lytos chaque jour que Dieu fait. L’infirmière passe pour la prise de sang chaque lundi. Les résultats sont faxés par le labo à l’hôpital de jour de Becquerel. On nous surveille de loin. Pas de souci à avoir. Finalement, c’est assez cool comme cancer, comme dirait Yves.
On est en vacances jusqu’au prochain bilan.
 
 
Je commande un panaché. Presque personne à cette heure en terrasse. Les serveurs gominés en profitent pour dresser les couverts en prévision du coup de feu de midi. Les passants sont pressés. La matinée s’achève. On fait la queue pour acheter le pain. Un type à une table est absorbé par la lecture de son journal de turf. Il prend des notes dans la marge en marmonnant tout bas. Quand on les observe, on se rend compte que beaucoup de gens parlent seuls dans la rue. Comme si le monde n'existait pas vraiment. Un autre au téléphone assure son correspondant qu’il ne sera pas à Rouen avant trois jours. Une femme en imper rose laisse fumer sa cigarette dans le cendrier. Elle lit attentivement une ordonnance en vérifiant le contenu du sachet qu’on lui a remis à la pharmacie. Un clodo en anorak jaune crasseux fait la manche à l’entrée de la boulangerie voisine. Il vient tenter sa chance jusqu’ici en titubant mais se fait refouler vite fait par le patron qui l’avait à l’œil. Il repart résigné à son poste en traînant des pieds sans chercher à protester. Ses chaussures n'ont plus de lacet.
Un homme vient s’asseoir près de moi. Il laisse une table vide entre nous. On ne vient s’asseoir à côté de quelqu’un que lorsqu’on ne peut faire autrement. Mieux vaut garder les distances.
Impossible de lui donner un âge précis. Mince, vêtu d’un blouson et d’un pantalon de jeans, les cheveux grisonnants qui se raréfient dressés sur la tête. Petite barbiche, anneau à l’oreille. Il étale sur la table un journal, du papier à lettre, un paquet de tabac à rouler. Il lui manque une phalange au pouce droit. Son regard est étrange. Il regarde partout, à droite et à gauche, sur le qui-vive, sans sembler rien voir. Il attend que le serveur qui est venu prendre sa commande tourne les talons pour sortir discrètement de sa poche une fiole de verre fumé qu’il décapsule pour en avaler le contenu d’un trait.
Méthadone peut-être.



Chacun dans son monde poursuit sa route vaille que vaille, chargé des ses peines et de ses peurs. Maintenant que les traitements sont terminés, je me sens désorienté. Perdu. Je ne sais où aller ni comment m'y prendre. Il est où, mon chemin? J'ai été un malade en traitement jusqu'à ce jour. C'était facile. Il suffisait de se conformer aux prescriptions médicales. Prendre des ambulances pour aller en chimio à l'hôpital de jour. Se rendre aux consultations. Subir les examens complémentaires. Suivre le parcours balisé par les hémato. C'est ce que j'ai fait pendant neuf mois. J'y ai épuisé toute mon énergie. Maintenant je suis un sursitaire. Changement de rythme. Changement de statut. Plus de calendrier. Plus d'objectif précis. Plus d'échéance. Juste l'attente de la rechute qui viendra tôt ou tard. Il faut que je m'habitue. Que je trouve le moyen d'oublier. Que je rende supportable cette attente. Que je comble le vide. Que j'apprenne à connaître celui que je suis devenu. Que je devienne un autre. Mais qui? Je sais seulement ce que je ne suis plus. Qu'il me faut encore avancer. Avoir des projets. Trouver quelque chose à construire.
 
 
Je ne peux plus rester là. On commence à s'asseoir aux tables pour le déjeuner. Les conversations parviennent jusqu'à moi. Les rires. L'insouciance. La palpitation de la vie tout autour de moi accentue ma perte de repères. Trop de brouhaha. J'ai besoin d'être seul pour réfléchir.
Il faut que je bouge. Il faut que je marche. Sinon j'ai l'impression que je vais me dissoudre sur place.
Je me lève d'un bond en manquant de renverser ma table. Je rattrape de justesse mon verre avant qu’il ne se fracasse au sol. Je pars. C’est une fuite. La seule solution qui s’impose à moi à cet instant.
Je me hâte vers la voiture, laissant le vide derrière moi.
 
 
 
 
 
 
 
 
Partager cet article
Repost0

commentaires

M
Je te laisse pas souvent de comments, mais là j'avais envie.Je dois te dire qu'il y a une discussion sémantique pour qualifier ma maladie. Est-ce un cancer, n'en est-ce pas un ? Pas de réponse à ce sujet. Mais peu importe. Ce que je reproche à Becquerel, c'est d'avoir voulu m'infantiliser et ainsi de nier ce que je suis, c'est à dire un être libre, capable d'assumer son Destin. La Femme que j'ai vu l'autre jour ne m'a pas appris grand-chose sur le plan scientifique, si ce n'est que c'était à moi de choisir. Rien que par mon mode de vie , j'ai choisi depuis longtemps de ne pas me plier aux "diktat" des bien - pensants.Je ne vois plus l'intérêt d'écrire sur mon blog ni de dénoncer les maniéres de faire en usage à Becquerel. Mais toujours est-il que je méprise comme au premier jour les médecins de Becquerel  qui m'ont systématiquement mentis dans une logique que je perçois économique et qu'ils  disent humanitaires ou humanistes selon leur degré de culture télévisuelle, car quoi d'autre leur demander comme culture à ces pauvres chéris...Mais tout cela n'est pas bien grave. Le principal est que tu ailles mieux et que tu commences à surmonter ce qu'ils appellent l'effet post-greffe et te reprendre en main, ce qui bien sur je me doute n'est pas facile.Amicalement                     Yves
Répondre