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6 avril 2009 1 06 /04 /avril /2009 18:12

 




J'avais pris l'habitude d'aller plus régulièrement chez Sylvie après la mort de son père. Il suffisait de jongler avec de rares obligations, des rendez-vous médicaux la plupart du temps, et avec les jours où j'avais mon fils avec moi, puis d'avaler quelques heures d'autoroute.


Je passais par derrière. Louis avait pour consigne de laisser la porte ouverte. En entrant, je criais «c'est moi».

Salut! Répondait-il du haut de la mezzanine avant de replonger dans son écran.

Je filais directement à la cuisine. Cuisiner pour soi présente peu d'intérêt. Quand j'avais posé les couvercles sur les casseroles, je m'allongeais sur un canapé pour feuilleter des magazines. Elle finissait par apparaître au bout d'un couloir, la mine défaite, chargée d'un sac trop lourd, l'esprit encore encombré. Il était tard déjà.

Après les échanges sociaux de rigueur on se taisait. Je ne peux plus exercer maintenant, mais j'ai été un professionnel de santé pendant plus de vingt-cinq ans. Je connais le prix pour tout ce pan de l'existence qu'on passe à reléguer l'émotivité au fond de soi à écouter, à garder la tête froide et à s'atteler aux drames et aux désespoirs. C'est épuisant, mais il le faut. Ce n'est qu'une gymnastique. Une hygiène. Trente minute de silence et de solitude suffisent avec l'habitude à se reconnecter à l'ordinaire. Trente minutes et une bière bien fraîche. Ou un gin bien tassé. Ou deux. Chez les médecins le taux de suicides est largement supérieur à celui de la population générale. Ne parlons pas de l'alcoolisme et des cancers. Je lui servais un verre pendant qu'elle déposait sur la table le monticule de papiers qu'il lui restait encore à trier. Ne pas se laisser déborder. Je la regardais faire en fumant une clope. Le tas diminuait. La poubelle se remplissait. Son visage se détendait. Quand elle en avait terminé, elle remarquait l'odeur qui flottait dans la cuisine. On dînait avec Louis. Plus tard, on pouvait parler. Le décès de son père n'avait pas véritablement fait évoluer nos rapports. Peut-être y avait-il eu depuis un décalage dans son angle de vue qui nécessitait quelques ajustements, comme quand on passe des demi-lunes aux verres progressifs. Mais cela faisait si longtemps qu'on se connaissait. On était en confiance. Maintenant qu'elle était comme moi, orpheline, elle savait qu'on est toujours seul.




Antoine dessinait, allongé sur le tapis.


-Pourquoi Maman et toi vous n'êtes plus amoureux? A-t-il demandé soudain, tout en restant concentré sur son dessin.


Il s'est mis à chercher un feutre dans le pot à côté de lui. Il a tout renversé pour pouvoir fouiller plus à son aise. J'ai levé les yeux de mon livre. Comment lui expliquer ça? Les enfants ont ce don de poser les questions les plus embarrassantes. J'étais tenté de lui répondre que c'était Maman qui avait cessé d'être amoureuse. Mais il fallait que je trouve des mots justes qu'il puisse comprendre. Des mots qui préservent l'équilibre mais qui ne mentent pas.


-Maman dit que c'est parce que tu es méchant, a-t-il poursuivi. Tu te souviens quand j'étais petit? C'est Maman qui me l'a raconté. J'étais malade. Je ne voulais pas prendre mes médicaments. Alors tu as forcé. Même qu'après, j'avais la bouche qui saignait.


Je me souvenais. La cuillère qui malencontreusement ripe sur les dents qui se serrent. Les pleurs redoublés. Une goutte de sang. Les bras de Maman comme un refuge. Une anecdote infime, qui aurait pu rester où elle était, c'est à dire dans l'oubli, mais que pour lui elle avait exhumé avec soin, comme ces fragments d'os blanchis qu'on dégage au pinceau de leur gangue d'alluvions et qu'on expose ensuite aux vitrines lumineuses des musées. Je me sentais vaguement nauséeux.


Il avait fini par dénicher le feutre rouge qu'il avait débouché et brandi victorieusement vers le ciel. Il semblait toujours absorbé par son coloriage mais je savais qu'il attendait ma réponse.


-Et toi, tu penses que je suis méchant? Ai-je demandé.

-Non. Tu es gentil.


Il s'est levé du tapis la feuille à la main pour me montrer son dessin.


-Viens, ai-je dit en tendant les bras.


Il s'est installé sur mes genoux. Mes bras se sont glissés autour de sa taille. Il avait dessiné des avions et des tanks.


-Regarde. Là c'est les méchants. Là c'est les gentils.


Puis, désignant de la pointe de son feutre les pointillés qui s'échappaient par grappes du ventre des avions,


-Là, c'est les bombes.


Il est resté sur mes genoux le temps d'un câlin, puis je lui ai rappelé que nous allions au restaurant et qu'il était l'heure de mettre ses chaussures et son manteau.


-Chouette, s'est-t-il écrié. Il s'est exécuté sans tarder.


J'ai profité qu'il était parti appuyer sur le bouton de l'ascenseur pour sortir les paquets que j'avais planqués dans un placard. Je les ai disposé à la va-vite au centre de la pièce, et nous sommes descendus.

J'avais bien fait de prendre la précaution de réserver. Le restaurant était plein. J'ai installé Antoine de façon qu'il puisse voir l'aquarium derrière moi où nageaient en rond de ces étranges poissons aux yeux globuleux qui semblent regarder le vide. J'avais vue sur une vitrine légèrement embuée au travers de laquelle défilaient les phares des voitures et les ombres qui longeaient les quais. J'ai commandé une grenadine et une bière à la jeune femme qui nous avait placés avant de me plonger dans la lecture de la carte. Antoine jouait avec une voiture qu'il avait trouvé dans sa poche. A côté de nous, deux couples de vieux, des culs-terreux endimanchés, parlaient de leurs vaches et de leurs enfants. Le long de la baie vitrée, deux lesbiennes aux pommettes rosies riaient trop fort en s'effleurant furtivement du bout des doigts. D'après une statistique que j'avais lue l'après-midi même sur le Web, j'aurais dû être mort à l'heure qu'il était. L'hémato venait une nouvelle fois de changer mon protocole de chimio. C'était un beau jour pour continuer à vivre. J'ai commandé un dîner trop copieux. Antoine, joyeux, ne cessait de babiller. On riait. On disait des bêtises. Les hors-d'œuvre à la vapeur sont arrivés dans leur petit panier d'osier, suivis de près par tous les autres plats. On piochait à droit à gauche, sans retenue, avec une avidité compulsive, mais on a été vite rassasiés. On avait hâte de rentrer.

Dehors, la rue était balayée par un vent glacial. Il n'y avait presque plus de voitures dans les rues. On a marché le plus vite possible.


-Tu crois qu'il est passé, le Père Noël?

-Je ne sais pas. Il n'y a pas de cheminée à la maison...

-Papy dit que parfois le Père Noël passe par la fenêtre.

-Alors, si Papy le dit...

-Tu crois que je vais le voir?

-Ça m'étonnerait. Le père Noël a beaucoup de travail. Il ne s'attarde pas.


Antoine a voulu ouvrir lui-même la porte de l'immeuble avec la clé magnétique, puis appeler l'ascenseur et appuyer sur le bouton de l'étage. Je l'entendais trépigner d'impatience dans mon dos pendant que j'ouvrais la porte de l'appartement. Je l'ai laissé entrer le premier. Il a poussé un hurlement.


-Regarde, Papa, des cadeaux! Il est passé pendant qu'on était au restaurant!


Je suis allé dans la cuisine chercher une paire de ciseaux. J'en ai profité pour me servir un Jack Daniel's grand format et je me suis assis dans le canapé pour l'observer tandis qu'il ouvrait les paquets, prêt à lui prêter main-forte.

Dans quelques jours, quand je l'aurai ramené à sa mère, il fêtera de nouveau Noël. Toute la famille sera rassemblée autour de la table. Noël est un jour spécial. Noël est le jour où l'on reconduit tacitement le contrat annuel. Le contrat qui assure la cohésion familiale. Celui qui précise ce dont on peut parler et de ce qu'il faut taire. La magie de Noël. Le mystère de la transmutation du mensonge en vérité. Quoiqu'il arrive, il faut maintenir la cohésion du clan. Transmettre les valeurs. Faire bloc. Pourtant quand la soirée s'achève, parviennent de la cuisine le son étouffé de cris et de pleurs.

Je me suis rappelé les abominables dimanches chez mes grands-parents passés à attendre de grandir, cerné par les sentences et les soliloques imbéciles. Fariboles que les liens du sang. C'est la peur qui unit. Rien d'autre. Ceux qui ont peur restent. Les autres partent chercher leur voie ailleurs. Je me suis demandé s'ils parviendraient à faire un pleutre de mon fils. Mais j'avais confiance en lui.


-Un robot ! S'est-il écrié.

Il a fallu que je l'aide à dénouer les fils de fer qui le liaient à l'emballage. J'avais acheté des piles et préparé le tournevis cruciforme. Je lui ai tendu la télécommande. Le robot répondait parfaitement à chaque impulsion. Je suis allé chercher la bûche dans le frigo.



La semaine achevée il a fallu rentrer. Il s'était harnaché de son sac à dos. Je m'occupais de la valise et des autres sacs. Comme d'habitude on s'est embrassés dans l'ascenseur, puis il est allé sonner. Il a filé aussitôt la porte ouverte vers sa chambre, sans plus se retourner. J'ai posé les sacs et la valise en prenant soin de ne pas franchir le seuil. L'ascenseur était reparti. J'ai pris l'escalier. Le sentiment qui dominait était la colère. Mais elle n'était dirigée contre personne. J'étais en colère contre ma propre naïveté.

De la voiture stationnée au pied de l'immeuble j'ai appelé Sylvie. Je ne ressentais pas vraiment de nouveaux effets secondaires avec le dernier traitement en cours. De la fatigue, ça oui. Le souffle court. Les analyses révélaient toujours un taux de protides qui refusait de baisser.

Quand elle a décroché, je lui ai demandé si elle était déjà allé en Égypte.












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16 mars 2009 1 16 /03 /mars /2009 16:35


Plus de deux mois s'étaient écoulés avant qu'elle ne se décide à aborder le sujet.

J'avais fini par penser qu'il faudrait se résoudre à considérer que la question était définitivement taboue. De toutes façons, je n'avais pas la moindre intention de la brusquer. Une petite pluie fine commençait à tomber sur les pavés de la rue piétonne, mais la terrasse où nous déjeunions était couverte et la température agréable. Les touristes par petits groupes s'arrêtaient aux portes des restaurants pour comparer les menus, tandis que les employés en vélo se hâtaient de rentrer déjeuner chez eux en louvoyant au milieu des passants, attentifs à éviter les flaques et les chutes. J'allais trancher une première portion de steak et la porter à ma bouche quand elle m'a subitement demandé où j'en étais sur le plan médical. Elle me regardait de son regard bleu azur en mâchonnant son entrecôte, indéchiffrable comme toujours.

-Écoute, Camille, tu me laisses manger ce steak avant qu'il ne refroidisse, ensuite je t'explique tout.

On a continué à manger en silence. On avait un peu de temps devant nous, au moins quatre heures avant de reprendre le TGV. J'avais hâte de rentrer. Je n'avais vu d'Amsterdam que la gare, ma chambre d'hôtel, et quelques restos. Ah si, on avait quand-même fait le tour des canaux en bateau mouche le jour de notre arrivée, mais je m'étais vite rendu compte que j'étais trop fatigué pour l'accompagner visiter la ville. Je m'étais fait avoir avec les imprévisibles effets secondaires de la chimio. D'après mes extrapolations basées sur les mois précédents, j'aurais dû être tranquille pendant ces trois jours. Seulement voilà, les effets de la chimio ne se manifestent pas de façon aussi mathématique. Il y a une grande part d'aléatoire. Du suspense. De l'aventure. La veille du départ je sentais que je commençais à peiner lors des marches un peu prolongées, mais je n'y avais pas prêté attention. On finit par ne plus s'inquiéter pour si peu. On méprise ce genre de broutilles. On se dit que c'est juste une impression, ou une fausse alerte, ou de la parano. C'est je pense la meilleure attitude à avoir. Ou alors on reste calfeutré chez soi à se bourrer d'anxiolytiques en gémissant. Drôle de façon d'attendre son destin, terré chez soi comme un rat apeuré. Pas mon style en tous cas. Je sais ce que l'avenir me réserve. La même chose qu'à quiconque. A la différence près que je ne peux plus maintenant tabler sur un vieillissement paisible. Une lente et tranquille sénescence du corps et de l'esprit. Un naufrage peinard et conventionnel, financé par la caisse de retraite. Je n'aurai pas les honneurs cet interminable enfer. Le mien sera plus brutal. Peut-être est-ce mieux ainsi? Il me reste peu de temps. Je veux dire peu de temps que je puisse utiliser à ma guise. Le seul qui ait une valeur réelle. Le gaspiller serait un péché. Si pêcher a un sens. Mais arrivé à Amsterdam il avait fallu en descendant du train se rendre à l'évidence: mon rayon d'action ne dépassait pas quinze minutes de marche, et encore, à condition d'avancer très, très lentement. Impossible d'accompagner Camille dans les musées, au bord des canaux ou dans les quartiers mal famés. Tant pis. Ça n'avait pas trop d'importance. Elle avait l'âge de se débrouiller sans moi. Je connaissais déjà assez bien la ville. J'y venais régulièrement à une époque, quand j'habitais Lille. J'y avais emmené toutes les femmes que j'avais aimées. Innocente petite manie. Peut-être une façon de leur parler de tolérance. Peut-être juste pour leur montrer une ville qui me ressemblait et où je me sentais bien. Il était urgent que j'y emmène ma fille préférée, ainsi que je la nomme. Ça devenait limite. Pourtant, celle-ci avait dû se passer de ma compagnie. Elle sortait le matin avec le guide du routard dans son sac. On se retrouvait le soir à l'hôtel où j'avais passé la journée allongé sur le lit avec un livre. On allait dîner dans le quartier. Elle, fringante, quelques pas devant, et moi, Routard à la main, traînant derrière. Était-ce ce repos forcé et la peine que j'avais à me déplacer qui avaient fini par lui brûler les lèvres? Pendant l'été, à Sainte Maxime, malgré le soin que j'avais mis à dissimuler mes petites misères, il n'y avait eu qu'Antoine, du haut de ses six ans, pour ne pas se rendre compte de l'état d'épuisement dans lequel je me trouvais, état aggravé par la chaleur caniculaire et les incessants épistaxis qui m'obligeaient à me bourrer les narines de Coalgan pour stopper les hémorragies. Mais quand j'avais ramené mon fils préféré à sa mère, il ne s'était rendu compte de rien. Il commençait à nager sans flotteur. Il avait la peau pain d'épice et le cœur plein de joie.
C'était là l'essentiel.

 

J'avais un rendez-vous à Becquerel deux jours après notre retour de la côte d'azur pour la deuxième cure. L'hémato de l'hôpital de jour n'avait pas eu l'air surprise quand je lui avais parlé des effets secondaires, me laissant entendre qu'à vrai dire, elle s'attendait à ce genre de réaction. C'était parfaitement normal, selon elle. Aussi ne m'étais-je pas laissé impressionner et à peine écoulés les quatre jours de chimio étais-je parti chez JJ où, la chaleur s'additionnant aux effets secondaires, ça c'était passé beaucoup plus mal, au point que j'avais dû me rendre un dimanche d'août étouffant dans le service d'hématologie de l'hôpital de Perpignan, pâle comme un cadavre, le souffle court et les jambes flageolantes. Il avait été plus sage d'abréger mon séjour. Retour laborieux dans un train surchargé jusqu'à Becquerel. Une copieuse transfusion m'avait remis sur pieds. J'avais aussitôt décidé qu'il fallait profiter de ce regain de forme pour emmener Camille à Amsterdam. Qui savait si j'en serai encore capable dans quelques temps?


Ce n'est pas que je sois complètement inconscient, mais il est des situations où il faut savoir exploiter au maximum la moindre fenêtre de tir. Et puis je ne prends que des risques calculés. Tant pis si mes calculs s'avèrent foireux. Évidemment, c'est le risque. La vie est risquée. Il sera temps de penser à se résigner à rentrer dans le rang lorsqu'il sera devenu véritablement impossible de sortir de mon lit. Pour le moment, j'entends bien n'en faire qu'en mon bon vouloir. Faire le plein de souvenirs. Il faut continuer coûte que coûte d'arracher à la vie le maximum de joies et de plaisir. Avec appétit.

 

Nos assiettes étaient vides. Le soleil perçait de nouveau au travers des nuages.

-Bon, ai-je dit à Camille en avalant ma dernière gorgée de bière, tu veux savoir quoi exactement? Tout?


-Oui, tout.


Je lui ai tout dit. Petit à petit, émaillant mon discours de pauses pour lui demander si elle voulait vraiment que je continue. J'estimais inutile de lui asséner ce qu'elle ne souhaitait pas entendre. Mais elle a été courageuse. Elle m'a même demandé de lui exposer les détails les plus crus quand à mes chances de survie à l'issue de la greffe. Quelle était au total mon espérance de vie? On meurt comment au juste? A la fin, elle en savait à peu près autant que moi. J'ai tâché de conclure sur une note d'espoir. Sur le côté aléatoire des statistiques, les progrès de la médecine etc... Du vrai baratin d'hémato. Depuis deux ans, j'étais allé à bonne école.


-Bon, a-t-elle dit en me désignant le coffe shop juste derrière elle quand j'en ai eu terminé, on y va? Tu m'avais promis...


-OK, on y va, puisque j'ai promis.


J'ai demandé à la tenancière babacoolisée qu'elle me donne l'herbe la plus light. J'avais déjà suffisamment de difficultés pour me déplacer. La veille au soir nous avions dû faire une pause sur un banc en rentrant à l'hôtel. Un jeune mec s'était installé face à nous et nous avait interprété une suite pour violoncelle de Bach de façon sensible et magistrale. Probablement un étudiant du conservatoire. Un surdoué, à l'évidence. On en était resté abasourdis. On avait vidé dans son chapeau la monnaie de nos poches.
On est passé dans l'aquarium réservé aux fumeurs. Aucune importance, ai-je pensé en allumant le pétard, je dormirai dans le TGV. Et puis c'est Camille qui porte la valise.
Ce court séjour à Amsterdam avait été une excellente idée, pensais-je.
Il suffirait, le lendemain, d'aller se faire transfuser à Becquerel.


 

La première qualité d'un notaire doit être selon moi l'impassibilité. Celui que j'avais choisi ne dérogeait pas à la règle. J'avais rédigé mon testament depuis quelques mois déjà, mais j'avais sans cesse repoussé le moment de le faire enregistrer. Une manœuvre d'évitement, sans doute destinée à me laisser penser que j'avais encore tout le temps souhaitable. Mais l'échec patent des thérapies qui m'étaient proposées résonnait de plus en plus souvent en moi comme un signal d'alarme obstiné. Quand je recevais dans ma boite aux lettres les résultats de mes analyses, je posais l'enveloppe sur un coin du bureau pour ne l'ouvrir par lassitude que quelques jours plus tard. A quoi bon vérifier des chiffres abstraits quand les effets que je ressentais ne laissaient pas présager d'heureuses surprises? J'avais donc jugé que le moment était venu de prendre rendez-vous avec l'homme de loi, à tout hasard.
Mes dispositions étaient établies. Le texte était rédigé. J'avais besoin de la validation d'un expert.
J'ai commencé par un bref exposé de ma situation médicale et familiale. Il m'a écouté, mélange subtil de sang-froid de professionnel aguerri et d'empathie discrète, relevé d'une pointe de surprise. Il y avait peu à modifier dans mon texte. Nous avons simplement apporté quelques ajustements nécessaires et fait le point sur les formalités.
Un chèque plus tard je suis sorti de l'étude aussi léger qu'un nuage.


 

-Il te dit quoi, Machin, là, ton hémato?


-Il me dit que la chimio semble ne pas fonctionner. Tu parles d'un scoop! Mais on continue encore pendant deux mois...


Ce genre de truc, ça a tendance à faire rigoler Yves.


-Il avait bu, ou quoi?


-Je ne crois pas. C'était le matin. Je pense vraiment qu'il fait de son mieux. Et puis je l'ai abordé de façon différente, cette fois.


-C'est à dire?


-L'effet de surprise. Quand la porte du cabinet de consultation s'ouvre, tu pénètres dans Son territoire. Tu as peur, bien sûr. Au minimum tu es un peu inquiet. Tu sais que tu n'as pas reçu l'enseignement nécessaire pour apprécier froidement et au plus juste la réalité de la situation. Tu te trouves en position de demandeur. De quémandeur. Même si tu t'es bien documenté sur le Net, tu es un quasi ignorant. Tu sais que tu n'as qu'une vision fragmentée du problème. Tu sais que parfois tu es dans la croyance. Dans le fantasme. Si la peur ne t'aveugle pas tout à fait, tu sens nettement que tu es pieds et poings liés. Tu ne sais pas encore de quelles bassesses tu seras capable face à une annonce catastrophique, mais tu sens bien que tu es capable d'indignité. Agaçant. Mais j'ai eu de l'inspiration ce matin-là. Je n'avais pas la moindre envie de l'écouter passivement débiter la synthèse de ses connaissances appliquées à mon cas particulier. Hors de question pour moi de n'être qu'un patient. Je voulais être un partenaire. Je n'avais d'autre solution que de l'emmener sur mon propre terrain.

Il a ouvert sa porte énergiquement. Il tenait mon volumineux dossier sous son bras et me tendait la main en souriant. Un sourire, ça veut tout dire et son contraire.
Je lui ai serré la main, et avant qu'il ait pu prononcer le moindre mot je lui ai dit : alors comme ça, On est dans la merde?
Il ne s'attendait pas à ça. Il a accusé le coup. Mais il a rapidement compris où je voulais en venir. C'est un type intelligent. Il a accepté de bonne grâce de prendre sa part de responsabilité. On a bavardé longuement. Ça m'a laissé le temps de lui préciser de nouveau quels étaient mes objectifs. Je crois que nous nous sommes bien compris. A la fin j'ai accepté de persévérer dans la voie qu'il me proposait après qu'il m'ait assuré que ça en valait la peine au vu de la lenteur de mes réponses précédentes aux traitements. De toutes façons, les alternatives ne sont pas légion.
Voilà pourquoi contre toute logique apparente je continue une chimio qui semble inefficace...


-Le but c'est toujours de te faire une mini allogreffe?


-Oui. Il n'y a pas d'autre choix.


Yves était songeur.


-Moi, je me demande parfois si contre toute apparence on n'est pas en train de vivre la période la plus heureuse de nos vie. Malgré le cancer...


Je n'étais pas loin de penser la même chose, mais je l'ai laissé poursuivre.


-Regarde: on souffre peu. On peut encore aller et venir à peu près comme on le veut. On ne travaille plus. C'est un peu comme des vacances payées aux frais de la princesse. Bien sûr, il y a quand-même quelques inconvénients. Certains jours on se traîne. Et puis il y a l'incertitude...


-Tu veux dire la certitude?


-Oui, c'est ça. La certitude.


On s'est tu un moment, puis il a repris.


-Tu sais, la semaine dernière je suis allé voir ma mère dans son institution. Je t'ai dit qu'elle faisait un Alzheimer? Elle ne me reconnaît même plus, la pauvre vieille. Je pense qu'elle a oublié ma visite aussitôt ai-je passé le pas de sa porte. Mais quand je lui prends la main, je sens que cela l'apaise. C'est fugace. Presque imperceptible. Mais c'est pour cela que je continuerai à y aller. Pour cet instant minuscule aussitôt disparu...




C'est en rentrant chez moi que j'ai entendu le bip dans ma poche. J'ai rappelé Sylvie.


-Ça va? Ai-je demandé dès que je l'ai eu en ligne.


Le silence qui suivit ne me laissait présager rien de bon.


-Non, pas vraiment. Mauvaise nouvelle.


-Grave?


-Oui. Mon père est mort.


Ce n'était pas le moment de s'engager dans de longs discours.


-Tu veux que je vienne?


-Oui, je veux bien.


-J'arrive.

 

 

 

 

 

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17 février 2009 2 17 /02 /février /2009 16:43
 




J2.


L'infirmière m'a lancé un regard étonné quand je lui ai demandé de bien vouloir cette fois m'ôter l'aiguille et le tuyau qui pendait de ma chambre implantable, après que la dernière goutte de chimio se soit écoulée dans mes veines.


-C'est dommage, il ne vous reste que deux séances, a-t-elle commencé...


Inutile de donner plus d'explications. Je n'étais pas sûr qu'elle ait déjà eu l'occasion de faire l'amour un tuyau en plastique entre les dents, comportant à son extrémité une poupée de gaze qui vous chatouille les narines à chaque instant.

Je me suis contenté, sans entrer dans les détails, de réitérer ma demande avec gentillesse, repoussant à l'avance les arguments qu'elle allait m'opposer d'un sourire aimable.

Elle a eu un imperceptible haussement d'épaule et a préparé ses instruments avec des gestes vifs et précis. Quelques minutes plus tard j'essuyais mes lunettes des gouttes du petit geyser de sérum physiologique qui avait jailli dans les airs lorsqu'elle avait extrait l'aiguille. Un simple pansement plat faisait bien mieux mon affaire.


Cela faisait quelques années que je n'avais plus vécu d'instant de passion. Quelques années plus longues encore que je n'avais senti une peau s'abandonner contre la mienne. J'avais oublié ce qu'était le désir d'une femme. Je m'étais rendu ce matin-là à Becquerel aussi jeune, frais et plein d'espoir que le matin qui avait suivit la nuit de mon dépucelage, tandis que je déambulais dans les rues les mains dans les poches et la tête dans les nuages, persuadé que les passants sentaient qu'ils croisaient un homme qui n'ignorait rien de la vie.

La crédulité est la grande force de la jeunesse.


J'avais croisé l'hémato qui me prend en charge à l'hôpital de jour au détour d'un couloir alors que je filais vers la sortie. Elle m'avait demandé si tout se passait bien. Ma réponse l'avait rassurée. Toutefois, une lueur d'étonnement avait traversé son regard quand je lui avais demandé s'il fallait que je m'attende à perdre mes cheveux. Une question aussi superficielle et décalée ne pouvait être de ma part qu'un signe inattendu de déni, ou pire, de ramollissement cérébral d'apparition brutale. Je ne l'avais pas habituée à de telles futilités. Tout juste si elle ne m'avait pas posé la main sur le front pour vérifier ma température. Mais je tenais a conserver un aspect qui ne nuise pas à l'épanouissement de ma vie intime. J'avais expérimenté par deux fois la chute des cheveux à l'occasion des auto greffes précédentes. Ça vous reste dans les mains par poignées entières. Rien de tel pour vous flinguer un sex-appeal déjà en bout de course. Il était préférable que je prenne mes précautions avant d'avoir à exhiber un crâne atteint d'une vilaine pelade.

Elle m'avait répondu avec la précision coutumière à sa corporation que c'était en effet une possibilité. Pas de surprise quand à la rigueur du discours. Je m'attendais à ce genre de réponse.

De toutes façons, il commençait à faire très chaud, ce jour là. Ça sentait la canicule. Sur mon chemin j'allais sans doute croiser plusieurs centres de capilliculture, ainsi que les coiffeurs se plaisent de nos jours à appeler leurs prétentieuses échoppes. Il ne me restait qu'à en trouver une où une jolie shampouineuse se dépérissait d'ennui dans un salon désespérément vide. Ça n'a pas été difficile.


Heureusement, elle n'était pas bavarde. Quelques banalités de principe se sont échappées machinalement de ses lèvres tandis que l'eau giclait sur mon crâne, puis elle m'a désigné un fauteuil d'un geste de la main. Dans le miroir je continuais à observer sa main délicate armée de la tondeuse qui taillait à vif de larges saignées blafardes dans mes cheveux. Comment des mains si fines et si menues peuvent-elles apaiser ou arracher le cœur des hommes?



Je me suis débarrassé de mes vêtements poisseux de sueur comme on dépouille un lapin en arrivant chez moi. J'avais pourtant pris soin de marcher lentement pour m'éviter ce désagrément, naviguant en zigzag de zones d'ombres en courants d'air, comme si la ville s'était transformée en un gigantesque jeu de marelle. Rien ne semblait pouvoir dompter mes glandes sudoripares. Encore heureux que je ne dégageais aucune odeur. Je suis resté plusieurs minutes sous une douche glacée avant d'enfiler un simple caleçon. Ces dernières heures venaient de mettre fin à certaine période de flottement. Il était temps de repêcher les débris éparpillés autours de moi après le naufrage. Il devenait douteux que je puisse un jour reprendre mon activité de thérapeute. Je n'avais plus de famille. A peine étais-je un père à temps partiel. Mais j'étais encore un homme. Qu'importe le temps qui me restait. Il fallait rester debout. Une seule nuit avait suffi à m'en convaincre. Il fallait tourner la page. J'ai connecté mon PC.

Lassé, quelques temps après mon déménagement, de passer mes journées à quatre pattes à farfouiller sous les tapis à la recherche des fragments de mon cœur en lambeaux - un exercice pourtant bien peu adapté à mon ridicule taux d'hémoglobine- j'avais pris la décision de m'en remettre à des méthodes qui, je l'espérais, auraient le mérite d'être rapides. C'était un critère essentiel au vu du temps dont je disposais.

J'avais eu la faiblesse de me lancer dans l'exploration des sites de rencontre du Net avec l'inconscience d'un Marco Polo partant à la découverte d'une nouvelle route pour les Indes, sans m'imaginer qu'en fait d'Indes je cinglais droit vers les dindes.

Je n'imaginais pas mettre un jour les pieds dans un tel salmigondis de conformisme, de bêtise et de rêveries sentimentales à la petite semaine. Aussi, c'est avec soulagement que j'ai effacé de quelques clics bien appuyés les fichiers concernés avant d'aller ramasser mon linge qui s'était entassé dans la salle de bain.


Le sentiment d'urgence m'avait quitté. A quoi bon fuir comme un gibier affolé dans les phares d'une voiture? Que me restait-il d'autre à faire que lire, écrire, observer le monde et vivre encore quelques instants de passion?

Il me restait à comprendre.


A bien y réfléchir, regarder tourner le linge au travers du hublot d'une Siwamat 276 de chez Siemens n'est pas une occupation plus absurde qu'une autre pour attendre la mort.

On peut même considérer qu'il s'agit d'une activité thérapeutique, puisque, outre le fait qu'au bout d'une grosse heure de surveillance, si vous avez eu soin de sélectionner le programme B «éco» à une température de 30°, vous aurez la satisfaction d'extraire de la machine un linge immaculé et correctement essoré ( la réputation des allemands en matière d'électroménager n'est pas surfaite malgré l'âge vénérable de l'engin ), vous aurez en sus bénéficié de l'effet hypnotique des rotations régulières du tambour, ce qui vous aura laissé tout loisir de méditer à votre aise sans que rien ne puisse venir parasiter le fil de vos pensées. Gagnant-gagnant, comme on dit maintenant. Infiniment plus productif que l'abrutissement télévisuel ou pire encore, que le radical lessivage de cerveau consécutif à une heure d'écoute musicale à fort volume sur un baladeur MP3.


La puissance impitoyable des mots. J'en revenais sans cesse à ce sujet tandis que ma lavandière teutonne ronronnait avec régularité. Les mots qui troublent, les mots qui blessent, les mots qui vous font basculer vers un autre destin. Sans parler de ceux qui tuent.

N'avais-je pas commencé à tresser la corde pour me pendre quand j'avais affirmé qu'il n'était pas question pour moi de perdre ma vie à la gagner, ce pour quelques poignées d'euros de plus (une dizaine d'années de stakhanovisme professionnel m'en avait convaincu)?

N'avais-je pas dégoupillé une grenade dans mon slip quand j'avais annoncé, après la naissance d'Antoine, que je me trouvais désormais trop vieux pour assumer jusqu'au bout la naissance d'un enfant de plus, et donc que celui-ci serait le dernier?

Ces quelques mots avaient suffi à sceller mon destin. Les dés étaient jetés. Moi aussi.

L'Amour! Ce sentiment à la portée des caniches, disait Céline.

Je n'avais rien à regretter. Il n'était pas sûr que j'eusse gagné quoique ce soit en taisant ces mots fatals, sinon qu'un sentiment de dégoût chaque matin devant ma glace. Se taire en l'occurrence eût été mentir. Je ne suis pas doué pour le mensonge. Je ne suis à l'évidence pas doué pour jouer un rôle autre que le mien. Mais que la renaissance est difficile après cette période nauséeuse. Où étais-je donc passé? Où m'étais-je égaré? Forceps, ventouse, et finalement césarienne. Mais enfin l'apaisement durement conquis de pouvoir être soi-même sans restriction, en toute quiétude. Enfin, quiétude si l'on veut. Le cancer qui me grignote, mon intime Alien, me vaut quand-même quelques soucis. Au moins sais-je pouvoir compter sur son indéfectible fidélité.


Il faudra que je parle de ma Siwamat 276 à mon psy, me dis-je alors que j'étendais mon linge. Il a le sens de l'humour. Il écoute attentivement. Surtout, il ne donne aucun conseil. De temps en temps il lâche sans en avoir l'air un de ces mots qui ont le pouvoir de vous aider à déverrouiller certaines raideurs psychologiques, tels les «instants de passion» dont il m'avait gratifié la veille. Les effets ne s'étaient pas faits attendre.




Avez-vous remarqué que le téléphone sonne parfois opportunément? Qu'une conversation sérieuse ou intime se déroule généralement au restaurant? Que je lis toujours très attentivement les mails et les SMS qui me sont adressés? Et les livres dont je me goinfre? Je suis un chasseur de mots. Je les traque, je les devine, je cherche à en traduire le sens caché. J'en sème aussi moi-même à l'envie dans mon sillage. Il ne reste qu'a attendre qu'ils croissent chez qui les ramasse et portent leurs fruits. Avec Martine, ça ne traîne pas. Quinze ans de vie commune. Pas moyen de tricher. Et surtout, pas envie. Question de caractère. Mais cette fois là, il faut avouer qu'elle m'a épaté.

Donc, le téléphone a sonné.


-Dis-donc, j'ai réfléchi à notre conversation d'hier au sujet des vacances. Je comprends ton problème avec Antoine. Écoute, je te propose une solution. Si nous partions en vacances ensemble? Je veux dire avec Antoine et Camille.


Ce n'est pas son genre d'y aller par quatre chemins quand elle a quelque chose à dire, à moi ou à quiconque. Ça me convient tout à fait. Je ne supporte pas les circonvolutions verbales et les interminables précautions oratoires. Mais là, elle m'a laissé sans voix. Effet de surprise total. C'était une hypothèse que je n'avais pas prévue.


-Tu me prends de court... Merci d'y avoir pensé. C'est très généreux de ta part. Il faut que j'y réfléchisse. C'est plutôt... Saugrenu, non? Et puis je ne voudrais pas pourrir tes vacances.


-Tu t'inquiètes du fait que se sont peut-être les dernières vacances que tu pourras passer avec ton fils, mais as-tu songé que c'était aussi le cas pour ta fille? Et puis tu ne vas rien pourrir du tout. Je te connais. Tu sais te tenir. D'ailleurs n'espère pas t'en tirer à aussi bon compte... Tu seras chargé de la cuisine. On sera sept. Il y aura aussi Olivier, Karin et leur fille. Ça fait une dizaine d'années qu'ils sont divorcés. Cela ne les empêche pas de partir en vacances ensemble chaque été, de fêter les anniversaires et de passer Noël ensemble.


-C'est intelligent de leur part. Bien sûr, je serais très heureux de les revoir. On les connait depuis combien de temps? Plus de vingt ans... Ils étaient déjà là quand on a fêté tes trente ans, tu te souviens?


-Bien sûr. Rassure-toi, je dispose encore de toutes mes facultés mentales. Enfin, je crois. Parfois, je me demande. Bon, qu'est-ce que tu en penses?


-J'en pense qu'il faut que j'y réfléchisse. Laisse-moi deux ou trois jours.


-D'accord. Rappelle-moi.


-OK.



C'était tout réfléchi. Il fallait juste que je me fasse à l'idée et que j'en parle à l'hémato. Devrai-je emmener des médicaments? Comment organiser mon suivi? Peut-être serait-il prudent de trouver un lieu de villégiature pas trop éloigné d'un CHU?

Je suis retourné dans la salle de bain fouiller mon panier de linge sale. Il restait du blanc à laver.

J'ai enfourné les tee-shirts et les serviettes, versé la lessive, réglé la température à 60°. J'ai tourné le bouton.


Je me suis assis devant le hublot.










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8 février 2009 7 08 /02 /février /2009 13:06
 




-Je vous laisse l'aiguille en place? De toutes façons, vous revenez demain. Ça m'évitera d'avoir à vous repiquer...


-D'accord, si vous voulez.


L'infirmière a débranché la perfusion et a entortillé l'extrémité du tuyau avec un morceau de gaze. On aurait dit un cordon ombilical, sinon que les vingt centimètres de tube transparent qui s'échappaient du pansement adhésif pendaient juste en dessous de ma clavicule droite.


-Voilà, m'a-t-elle dit avec un bref sourire, à demain. Elle a disparu en poussant son chariot vers le box suivant.


J'ai enfilé mon tee-shirt. Le résultat était assez discret. De l'extérieur on ne distinguait qu'un léger renflement.

Il y avait au moins un point positif: ce nouveau protocole de chimio allait me laisser un peu de répit. Les quatre jours consécutifs de perfusions à l'hôpital de jour devaient être suivis de trois semaines sans autre traitement. C'était appréciable. On peut faire pas mal de choses de trois semaines de liberté, comme de partir en vacances, par exemple. A condition de ne pas être trop malade. J'ai quitté Becquerel sans demander mon reste, avec le même soulagement que ressent un coupable qui sort acquitté du tribunal.


A mes pieds une compagnie de pigeons s'envolait dans un bruissement affolé tandis que sans dévier de ma trajectoire je traversais la place St Marc en diagonale. Le téléphone a vibré dans ma poche. J'ai entendu des pleurs. C'était Camille. Inutile de me faire un dessin. Je savais ce qu'elle avait à me dire. Les résultats de son concours devaient tomber ces jour-ci.

Sans véritable surprise je l'ai laissée me donner les explications entre deux sanglots. Je m'attendais à son échec. Martine et moi l'avions mise en garde. Mais si les enfants prenaient en compte les conseils de leurs parents, ça se saurait. Inutile d'espérer leur épargner les déconvenues en les faisant bénéficier de notre expérience: ils doivent commettre eux-même leurs propres erreurs. Cette fois, par excès d'optimisme elle avait placé la barre trop haut. Elle avait voulu tenter directement le concours de deuxième année alors que celui de première année aurait dû n'être qu'une formalité. Échec, donc. Elle était désespérée. J'ai attendu qu'elle se calme avant de prendre la parole.


-Ce n'est pas si grave, Camille. D'accord, tu as raté ce concours, mais tu es reçue en deuxième année aux Beaux-Arts Rouen.


-Oui, je sais, mais je voulais tant retourner à Paris. J'en ai marre des Beaux-Arts de Rouen. J'ai l'impression de perdre mon temps.


-Tu ne perdras pas ton temps. Tu vas faire ta deuxième année à Rouen et tu repasseras des concours l'année prochaine. Une année de formation supplémentaire, ce n'est pas négligeable. Tu seras plus performante l'année prochaine.


-J'ai l'impression de rater tout ce que j'entreprends.


-Tu as simplement besoin d'un peu plus de maturité. L'erreur que tu as commise est d'avoir voulu griller les étapes. Ne t'inquiète pas. J'ai confiance en toi. Je sais que tu parviendras à ton but le moment venu.


-Je ne sais pas...Je n'ai plus de but...


Puis, sur un ton misérable elle a ajouté : je vais m'inscrire à la fac pour être comptable...

J'ai éclaté de rire. C'était une vieille blague entre nous. Tu finiras comptable, lui lançais-je en guise de menace quand j'étais mécontent d'elle. J'avais du mal à imaginer un métier plus ennuyeux.


-Non, pas ça... Pas la comptabilité, l'ai-je suppliée. Inutile d'en venir à de telles extrémités...

D'ailleurs, tu es nulle en maths. Et puis, soyons positifs: à partir d'aujourd'hui, tu es en vacances. Tu rentres quand à Rouen?


-Demain. Maman me ramène. Je peux venir chez toi?


-Bien sûr. En attendant, promets-moi de ne pas te flanquer à la Seine. Elle est froide et polluée. De plus, je te rappelle que tu sais nager.


Elle a eu un petit rire humide. Je l'ai entendu renifler.


-Oui, d'accord, promis. Alors à demain?


-C'est ça, à demain. Je t'embrasse.


-Bisous.


Martine m'a appelé dans les minutes qui suivirent. Je me suis assis à une terrasse ombragée et j'ai commandé une bière.


-Tu as eu Camille?


-Oui, à l'instant.


On a récapitulé ce qu'elle nous avait dit. On était toujours d'accord pour tout ce qui concernait notre fille. Mais pendant qu'on parlait, autre chose me contrariait. J'avais gardé le silence concernant ma rechute pour que Camille puisse travailler son concours sereinement. C'était inutile de la perturber avec mes soucis. Mais maintenant que tout était terminé, j'hésitais à la mettre au courant. Elle était déjà suffisamment secouée par son échec. Ce n'était peut-être pas le moment idéal pour lui annoncer de mauvaises nouvelles. Je ne savais que faire ni comment m'y prendre.

Quand je m'en suis ouvert à Martine, celle-ci a résolu le problème en quelques mots.


-Camille est déjà au courant pour ta rechute.


-Au courant? Comment ça? Depuis quand?


-Il y a déjà un bon moment. Elle m'a dit qu'elle l'avait appris en jetant un œil sur ton PC que tu avais laissé allumé.


-Et tu ne m'en a pas parlé?


-Elle ne me l'a appris qu'aujourd'hui.


-Donc, tu es en train de me dire qu'elle sait depuis quelques temps. Elle n'en aurait parlé à personne? Ni à toi, ni à moi?


-Ça m'en a tout l'air.


J'avais un peu de mal à croire à l'histoire du PC resté allumé. Je croyais avoir pris toutes les précautions pour la préserver. Je suis assez maniaque avec les PC, les mots de passe etc... Mais il était inutile de chercher à en savoir plus. Il est de petits mystères qu'il est préférable de ne pas chercher à élucider.


-Bon. Puisqu'il en est ainsi, je pense que le mieux est que je la laisse m'interroger. Je ne me vois pas la prendre face à face pour lui déballer ça. On ne peux jamais savoir si le moment est bien choisi. Qu'est-ce que tu en penses?


-Oui, c'est peut-être la meilleure façon de faire.


-D'ailleurs elle préfèrera peut-être en parler d'abord avec toi.


-Possible. Je te tiendrai au courant. Dis-moi, autre chose. Tu ne devais pas commencer une nouvelle chimio ces jours-ci?


-J'en sors.


-Comment ça se passe? Tu n'es pas malade?


-Non. Rien pour l'instant. On verra bien ce que cela donnera dans quelques temps.


-Tu n'as pas interrogé ton hémato sur les effets secondaires?


-Si, bien sûr, mais tu sais, l'hémato n'est pas très bavard de nature. Par ailleurs les effets secondaires diffèrent beaucoup d'un patient à l'autre. Les hémato préfèrent rester discret sur le sujet. Tu savais que l'anxiété peut majorer ou même induire des troubles? Tu as déjà entendu parler des nausées d'anticipation?


-Non, qu'est-ce que c'est?


-Il s'agit de patients qui ont des nausées en arrivant à l'hôpital, avant même qu'on leur ait administré la chimio. C'est un phénomène de type pavlovien, je suppose. Une sorte de réflexe conditionné qui anticipe le stimulus. (J'avais assisté à ça il y a quelques temps. Une femme, la cinquantaine environ, qui portait pour cacher son crâne pelé un turban blanc classieux qui jurait avec son jogging rosâtre et ses baskets bariolées. L'ensemble était assez extravagant. C'était sans doute pour ça qu'elle avait capté mon regard. Elle avait fait quelques pas en sortant de l'ambulance et avait soudain largué le contenu de son estomac devant la porte automatique, à longues giclées haletantes, au beau milieu du va-et- vient, sous le regard indifférent des fumeurs en pyjama accrochés à leurs pieds à perf...)


-Ce ne sont pas les nausées et les vomissements que je crains, ai-je poursuivi.


-Alors quoi?


-Les gros coups de fatigue ou les pertes de connaissance. Je crains que cela m'arrive quand j'ai Antoine avec moi. Je ne veux pas qu'il s'inquiète. J'ai peur de ne pas être capable d'assurer sa sécurité. Cela me pose un problème pour les vacances de cet été. Je n'arrive pas à prendre de décision. Imagine que je ne puisse pas sortir de mon lit ou qu'il soit nécessaire de m'hospitaliser...


-Je te comprends. Tu crois que le petit se doute de quelque chose? Il sait pour ta maladie?


-C'est difficile à dire. Je sais qu'il se souvient que j'ai été malade. Il se souvient m'avoir vu partir à l'hôpital en ambulance. Je ne pense pas qu'il en sache beaucoup plus. Il doit refouler. C'est sans doute mieux ainsi. Je ne vois pas l'utilité de lui en dire plus tant que ma maladie peut rester invisible à ses yeux. En tous cas, il ne me pose aucune question.


-Et sa mère? Tu crois qu'il lui pose des questions?


-Aucune idée. Mais je pense qu'elle m'en aurait parlé.


-Tu ne l'as pas interrogée?


-Non. J'ai coupé court à ses appels téléphoniques. Au début, je veux dire juste après notre séparation, quand elle me téléphonait elle me parlait de ses difficultés quotidiennes, son nouveau job, ses projets, ce genre de trucs... Du bavardage superficiel. Du blabla. Comme si nous n'étions que de vagues connaissances et qu'il ne s'était jamais rien passé entre nous. Une manœuvre pour banaliser nos rapports. Sans doute espère-t-elle que j'oublie... Mais je sais parfaitement qui elle est. Elle peut mentir à tout le monde, mais pas à moi. Je suis le seul qui connaisse les véritables raisons de notre divorce.

Un beau jour, excédé alors qu'elle monologuait depuis un quart d'heure, je lui ai demandé de ne plus me téléphoner, sauf en cas d'urgence ou de problème concernant Antoine. J'ai précisé que pour le reste, les SMS ou les emails étaient bien suffisants. Depuis, j'ai la paix.


-Tu es toujours aussi excessif. Je te rappelle que nous aussi nous sommes divorcés.


-Oui, je n'ai pas oublié. Nous avons divorcé d'un commun accord, si je ne me trompe pas. Cela fait une certaine différence, non?


-Certes.


Il y a eu un court silence.


-Je te ramène Camille demain?


-D'accord.


J'ai hésité un moment à prendre une autre bière. J'avais encore quelques heures à tuer avant mon rendez-vous chez le psy. Finalement, j'ai décidé de rentrer. Ça puait vraiment trop de gasoil ce jour-là dans ce quartier. La question des vacances avec Antoine me taraudait. Quelques jours auparavant Camille avait sorti d'un placard la boite dans laquelle je conserve les photos que j'avais récupérées chez Mamie. Elle en avait sélectionné quatre qu'elle avait étalées devant elle avec des gestes de tireuse de tarots.


-Et celles-ci?


Il s'agissait de ma mère à la fin de sa vie. Elle n'avait que trente-neuf ans. Sur les épreuves en noir et blanc aux bords dentelés on la voit allongée sur le lit qu'on avait installé dans le salon. Elle est bouffie de cortisone. A portée de sa main il y a une petite bassine de plastique destinée à recueillir ses vomissures. Sur l'un des clichés, accompagné de Mamie je brandis une sorte de fanion. Je vais avoir cinq ans. Ma mère a la tête tournée vers moi. Elle sourit. On va l'enterrer dans moins d'un mois.

J'avais tout oublié de cette scène, comme j'avais tout oublié de ma mère. Mais le plus étrange, c'est que j'avais oublié jusqu'à l'existence de ces photos que j'avais dû regarder des dizaines de fois depuis qu'elles étaient en ma possession. Je suis resté sidéré par la puissance du processus de refoulement.

Ce que je n'avais pas dit à Martine, c'est que je craignais que le même phénomène se produise chez Antoine, et qu'en guise de souvenir de son père, il ne subsiste en lui qu'un vide douloureux. Antoine allait avoir six ans. C'était la raison pour laquelle je tenais absolument à l'emmener en vacances avec sa sœur. Pour qu'il fasse moisson de souvenir. C'était peut-être les dernières vacances que nous pourrions passer ensemble.

J'en étais venu à la conclusion que le plus sage serait de louer un appartement dans une résidence de loisirs, genre Pierre et Vacances, sur la côte d'azur. Un logement confortable, tout équipé et climatisé, des commerces de proximité, des resto, une grande piscine et du soleil à foison. Je n'osais pas penser au prix qu'il me faudrait débourser, en pleine saison rouge, alors que mes finances n'étaient pas au beau fixe après tous les frais auxquels j'avais dû faire face ces derniers temps. C'est à ce moment là que ça m'est soudainement venu à l'esprit. Du fric, j'en avais.



Pourquoi n'avais-je jamais touché à cet argent?

Nous étions les seuls héritiers, JJ et moi, quand Mamie était décédée. JJ m'avait fait une procuration. Il habitait déjà la Normandie, tandis que j'habitais encore à Lille avec Martine. J'avais donc été chargé de vendre la maison de Roubaix après que nous nous soyons partagés quelques meubles et quelques souvenirs.

J'avais fait venir les chiffonniers d'Emmaüs. Quatre types aux visages marqués par l'alcool et la rudesse de vies chaotiques avaient débarqué un matin. Il était tôt, ils marchaient droit et voulaient en avoir fini avant midi. J'ai fumé cigarette sur cigarette pendant qu'ils vidaient la maison de tous les objets, de tous les meubles que je connaissais par cœur et dont j'aurais pu dresser la liste les yeux fermés, pièce par pièce, jusqu'aux fonds de tiroirs. C'était comme si toute mon enfance s'effritait sous mes yeux. Ils ont terminé par les Godin. Je les ai regardé, le visage rouge, les veines du cou gonflées au bord de l'éclatement ahaner pour hisser les lourdes charges de fonte dans le camion. En un tour de main s'en était terminé.

J'avais attendu qu'ils aient passé le bout de la rue pour faire une dernière fois le tour de la maison vide. Ce n'était plus la maison de Mamie. C'était devenu la maison de personne, si ce n'était l'odeur de poudre de riz qui flottait encore au rez de chaussée, une odeur qui restera pour moi éternellement liée à son image.

Il a fallu presque un an à l'agence pour trouver un acheteur. La maison était sans confort, mais comportait cinq chambres en plus de l'appartement du rez de chaussée où vivait Mamie, et était dotée d'un jardin de bonne taille. Mais le quartier qui avait été un quartier bourgeois dans les années vingt s'était au fil des ans déprécié et accueillait maintenant les familles les plus défavorisées. On n'en avait tiré qu'une somme très inférieure à ce qu'on pouvait en espérer. Une bouchée de pain.

Quand je suis sorti de chez le notaire avec mon chèque dans la poche, je me suis rendu aussitôt chez l'écureuil pour ouvrir un compte où déposer l'argent. Dans mon esprit, je ne toucherai à cette somme qu'en cas de coup dur, comme si Mamie de l'au-delà venait à ma rescousse. C'était une poire pour la soif. J'en avais presque oublié l'existence pendant vingt ans.

En terme de coups durs, il semblait que j'étais dans le cadre. Cancer, divorce, déménagement, que fallait-il de plus? J'ai allumé le PC après avoir retrouvé les codes dans mes archives et je me suis connecté. Le fric était bel et bien là. Ça commençait à se préciser pour les vacances. Je n'avais nullement l'intention d'être le plus riche du cimetière.


***


La nuit était douce. Une dizaine de personnes bière à la main fumaient leurs clopes devant le bar en bavardant. A quelques mètres de là une forte odeur de shit se répandait aux alentours d'un autre groupe de consommateurs. Des rires éclataient de toutes parts comme des fusées de 14 juillet vers le ciel étoilé. A l'intérieur, on entendait Jumpin' Jack Flash. Depuis l'interdiction de fumer dans les bistrots et les restaurants, le pavé de la rue était devenu par beau temps le dernier lieu de rencontre à la mode.

Un grand type maigre aux cheveux bleus s'est effacé pour me laisser entrer. L'intérieur était bondé. Il restait juste une place presque à l'extrémité du bar. La patronne était occupée à jouer au 421 avec une bande de jeunes gars hilares. Elle ne se souciait plus de ses clients. L'un des joueurs semblait accaparer toute son attention. Un beau gosse mutique qui lançait ses dés sans la quitter des yeux. Les habitués allaient se servir eux-même histoire ne pas la déranger, se contentant d'ajouter une barre devant leur nom sur un carnet laissé là à disposition.

J'avais depuis longtemps perdu l'habitude de sortir seul le soir. Quand j'étais marié, il ne me serait pas venu à l'esprit de sortir sans ma femme. Je ne savais plus comment m'y prendre. J'avais besoin de rééducation. Et d'une bière.

Quand j'étais sorti de chez le psy, en fin d'après-midi, j'avais profité des derniers rayons de soleil en m'installant à une terrasse pour me livrer à l'une de mes occupations favorites, c'est à dire l'observation des bipèdes. Il y avait, assise seule à une table un peu plus loin une femme, jolie, qui lisait. J'avais moi-même sorti un livre de mon sac, «Une saison ardente» de Richard Ford. D'où j'étais, je ne parvenais pas à déchiffrer le titre du sien. Nos regards s'étaient croisés avec une feinte indifférence, marquant cependant un très léger temps d'arrêt qui signifiait un intérêt mutuel...




-J'y ai longuement réfléchi, mais je ne vois rien de particulier à faire en attendant la mort, avais-je dit au psy, sinon que lire des livres, aller au cinéma, bref, continuer tant que faire se peut à vivre comme avant. Un peu comme si j'étais en vacances. Pourtant...


-Pourtant?


-Pourtant une chose me peine...


-Laquelle?


-Le plus difficile est de faire le deuil de la passion. Je veux dire la passion amoureuse.


-Pourquoi dites-vous cela? Expliquez.


-Cinquante ans, deux enfants, deux divorces et un cancer incurable. Vous voyez le pédigrée?


-Et alors?


-Alors je connais peu de femmes qui recherchent ce genre de profil.


Il s'est basculé en arrière sur son fauteuil et s'est gratté pensivement la barbe, signe chez lui qu'il prenait le temps de choisir soigneusement les mots qu'il allait employer.


-Je vois, a-t-il commencé. Le problème vient du fait que vous envisagez la passion comme devant être éternelle...


-Alors que chacun sait qu'elle ne dure que trois mois... Ai-je ajouté, sarcastique.


-Trois mois au mieux, a-t-il complété avec un sourire entendu.


-N'y voyez pas de puérilité de ma part, ai-je dit. Je suis un homme réfléchi. Mais s'il existe un domaine ou je ne calcule jamais, où je me laisse aller totalement à la pulsion, c'est celui des sentiments. J'ai toujours pensé qu'en amour, le plus raisonnable est de n'être pas raisonnable.


-Vous ne l'êtes pas, en effet. Vous faites comme si la passion devait être éternelle.


-C'est exact. Je suis ainsi fait. J'aime les émotions fortes.


-D'accord, je comprends. Mais sans parler d'amour éternel, n'avez-vous jamais songé qu'on pouvait vivre de simple instants de passion?



On pourrait croire que ce sont les évènements qui modifient le cour de nos vies et le regard que l'on porte sur le monde. Les rencontres, les séparations, les déceptions, les maladies, les naissances, la perte des êtres chers. Tout cela est faux. On jubile, ou on souffre, selon les cas, et on finit par s'adapter. Mais au total, on reste le même. Les seuls éléments capables de nous transformer en profondeur, ce sont les mots. Un seul mot peut faire basculer radicalement votre vie. En prononçant ceux-là, le psy venait de m'ouvrir de nouveaux horizons.



La fille de la terrasse s'est levée de sa chaise au bout d'un moment. Elle m'a lancé, déçue, un dernier regard avant de tourner les talons. Je me suis flagellé intérieurement. Quel abruti j'étais. De toute évidence elle n'aurait rien eu contre un brin de conversation, et qui sait, peut-être un peu plus si nous nous étions bien entendu.

J'étais encore en train de me maudire quand je l'ai vu revenir dans ma direction. Elle faisait preuve d'une belle persévérance. Mais j'étais totalement paralysé. J'avais été marié trop longtemps. Je ne savais plus comment m'y prendre avec les femmes. J'en avais même oublié les mots du psy. Elle est passé lentement à ma hauteur, comme pour me laisser une dernière chance. Puis dans mon dos, j'ai entendu ses pas s'accélérer. Merde! Quand je disais que j'avais besoin de rééducation. Au même moment, j'ai senti un fluide épais s'écouler paresseusement de mon nez. J'ai lissé par réflexe ma lèvre supérieure de la pointe de la langue. Je m'étais remis à saigner.




Il fallait se rendre à l'évidence. Il serait impossible de se faire servir dans ce bar tant que la partie de 421 ne serait pas terminée. A ma gauche, deux femmes bavardaient. L'une d'elles s'apprêtait à partir tandis que l'autre tentait de la retenir. J'ai désigné les verres qui leur faisaient face.


-Pardonnez-moi, c'est de la blanche?


Elles ont tourné le regard vers moi. La brune me regardait avec un sourire amusé.


-C'est ça, a-t-elle dit en riant. C'est de la blanche.


-Vous avez une idée de comment on peut se faire servir?


Elle a jeté un œil vers la patronne.


-Béa a l'air très occupée. Mais ça doit pouvoir s'arranger. Je vais vous servir. Vous voulez une blanche?


-Volontiers. Sans rondelle de citron s'il vous plaît. Et permettez-moi de vous en offrir une, ainsi qu'à votre amie.


-Non, non merci. Cette fois, je m'en vais a fait la blonde. Elle a ramassé sa veste au dossier d'une chaise et s'est dirigée vers la sortie, tandis que sa copine haussait les épaules en passant derrière le bar.


-Combien ça fait? Ai-je demandé après qu'elle eût posé devant nous deux verres ruisselants.


-Je ne sais pas. Béa, ça fait combien deux blanches?


La patronne n'entendait plus rien. Elle était totalement sous la coupe de son beau ténébreux. Était-ce dû à la douceur de la nuit? Il régnait ce soir-là dans la ville une tension érotique qui vous mettait les sangs en ébullition.


-Bon, ça doit faire six Euros. Quelque chose comme ça...


J'ai posé la monnaie sur le bar qu'elle a fait disparaître dans un tiroir. Elle est venue s'assoir auprès de moi.


-Au fait, a-t-elle dit, je m'appelle Kat.


Je me suis présenté et on a trinqué comme de vieilles connaissances. Le type aux cheveux bleus est passé derrière le bar pour changer la musique. Les basses d'une musique techno se sont mises à bastonner.


-Si on sortait fumer une cigarette? Ai-je dit. Je ne suis pas spécialement fan de ce genre de musique...


Elle a acquiescé. On s'est frayé un chemin jusqu'à la rue nos verres à la main.

Kat m'a entraîné vers le groupe de fumeurs de shit. Tout le monde semblait la connaître. Un jeune type à dreadlocks lui a tendu un joint en la voyant s'approcher. Elle en a aspiré une bonne dose et me l'a tendu. Cela faisait des années que je n'avais plus touché ce genre de produit. J'en ai tiré quelques bouffées avec plaisir.


-Mon truc, ce serait plutôt la musique symphonique ou lyrique, a-t-elle dit en me reprenant le pétard des doigts.


La bière et le shit levaient les inhibitions. Il y a des jours où l'on ressent le besoin de s'épancher. C'est toujours plus facile avec un inconnu. Kat était en mal de confidences ce soir-là. Elle devait se sentir en confiance avec moi. Je suis quelqu'un qui sait écouter.

Elle m'a parlé de sa passion pour Wagner que pour ma part je trouve un peu tonitruant, mais je me suis gardé de le lui dire. Elle collectionnait tous les CD et les DVD qu'elle pouvait se procurer. Son rêve était de se rendre un jour au festival de Bayreuth.

Le gars aux dreadlocks s'est tourné vers nous dans l'espoir de récupérer son joint. Quand il a vu que nous l'avions presque entièrement fumé il a eu un geste pour nous dire de le terminer.


-Pas grave, a-t-il bafouillé, je vais en faire un autre...


Nous sommes retournés dans le bar. La musique était assourdissante. J'ai proposé à Kat qu'on aille poursuivre notre conversation dans un lieu plus calme.


-OK, mais il faut que je récupère d'abord mon blouson.


Elle m'a emmené par les ruelles dans un autre bar que je ne connaissais pas. L'ambiance était sud-américaine. On a commandé des cocktails tandis que Kat enchaînait sur sa vie aventureuse.

Elle avait la quarantaine. Un fils de quinze ans. J'ai vite compris qu'elle était tourmentée par la proposition que lui avait fait son ami sous forme d'ultimatum de venir s'installer chez lui et de l'épouser.


-J'ai une dette envers Philippe, mais je ne suis pas tentée par la vie en commun. J'ai déjà essayé, deux ou trois fois. J'ai même déjà été mariée. C'est pas mon truc. Ça fini toujours mal...

Je ne pouvais qu'être d'accord. Mais sur le plan des divorces, j'étais largement gagnant. Deux à un. On en a bien ri, en se disant qu'à nos âges il était temps de se consacrer au meilleur et de laisser le pire à ceux qui se berçaient encore d'illusions.

Kat était une femme séduisante. L'ambiance apaisée de l'établissement et la douceur de l'éclairage me permettait de la détailler à loisir. Son visage régulier aux lèvres charnues et aux yeux sombres était encadré d'une épaisse chevelure brune. Son allure élancée que j'avais pu observer tout à l'heure dans la rue ainsi que sa façon de s'habiller, moderne et décontractée, un peu androgyne, la faisait paraître plus jeune qu'elle ne l'était.


-Tu sais pourquoi j'ai rigolé tout à l'heure quand tu m'as demandé si c'était de la blanche?


Je me doutais de ce qu'elle allait me dire. Kat avait un lourd passé de toxicomane. La conversation a pris un tour plus confidentiel quand elle m'a raconté l'enchaînement des cures de désintox et des rechutes, les gardes à vues, la crainte qu'on lui retire la garde de son fils, la peur du SIDA.


-Rassure-toi, a-t-elle conclu. J'ai échappé au SIDA. Et j'ai complètement décroché de la dope depuis plusieurs années. Grâce à Philippe. Il m'a tiré de là.


-Et tu es amoureuse?


-Non. C'est dur à dire, mais maintenant que je suis à nouveau sur les rails, je me rends compte qu'il ne m'apporte plus rien. J'ai un job, un appart, et pas la moindre intention d'être une femme au foyer et de pondre de nouveaux enfants. C'est ce que lui voudrait, maintenant.


-Tu lui en a parlé?


-Pas encore. J'ai honte de devoir lui asséner ça. Il a beaucoup fait pour moi. Mais je ne ressens plus rien pour lui.


-Il va cependant falloir le lui dire.


-Je vais le faire. Bientôt. J'attends le bon moment.


-Je ne suis pas sûr qu'il y ait un moment meilleurs qu'un autre...


-Non, sûrement.


Les lumières s'éteignaient les unes après les autres. Une manière discrète de nous faire comprendre que l'établissement allait bientôt fermer ses portes. La pendule au-dessus du bar affichait une heure cinquante. Il était temps de s'éclipser.

On est resté un instant gênés devant le bar pendant qu'on baissait le rideau de fer. Instinctivement nos corps se sont pudiquement enlacés.


-Tu me raccompagnes jusque chez moi?


J'étais d'accord.

En chemin, je me suis rendu compte que je n'avais presque rien dit de moi. J'avais passé la soirée à l'écouter et à l'encourager à poursuivre, me contentant de quelques remarques comiques à ses propos qui nous avaient bien fait rire.

Nous sommes arrivés au pied de son immeuble. L'ombre d'une porte cochère nous a accueilli. Nous nous sommes de nouveau enlacés tandis qu'elle tendait ses lèvres vers les miennes.

Au bout d'un instant, intriguée, elle a glissé sa main entre son sein gauche et ma poitrine.


-Qu'est-ce que c'est que ce truc là?


J'ai eu un mouvement de recul de peur qu'elle n'arrache mon tuyau par mégarde.


-Il y a un truc qu'il faut que je te dise, ai-je commencé...











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12 décembre 2008 5 12 /12 /décembre /2008 17:19
 




Je venais de gober ma gélule de chimiothérapie quand la fille est arrivée dans le bureau qui fait vis à vis à la fenêtre de ma cuisine, de l'autre côté de la rue. Il devait être neuf heures précises. Depuis quelques semaines j'avais perdu l'habitude de consulter l'heure comme autrefois, c'est à dire avec la crainte obsessionnelle de ne pouvoir accomplir en temps utile les tâches que je m'étais assignées. J'ai gagné la liberté depuis que je suis en longue maladie de plus m'infliger d'emploi du temps, mais j'ai conservé l'habitude de porter une montre à mon poignet. Je n'agis plus qu'en fonction de mon humeur, de ma fatigue et de mon bon vouloir. Ma perception du temps s'est imperceptiblement transformée depuis que mon cancer a rechuté. On pourrait imaginer qu'à la proximité de l'échéance où je me trouve, le temps défile à la vitesse d'une bande vidéo qu'on visionnerait en accéléré, ou encore qu'on a le sentiment de se trouver à bord d'une voiture dont l'accélérateur est bloqué et qu'il est impossible de freiner, comme on en a récemment entendu les échos dans la presse. Mais au contraire, j'ai l'impression que le temps s'est densifié. Peut-être est-dû à mon penchant naturel à la lenteur? Peut-être est-ce de la pure sensualité? Peut-être que je souhaite jouir du temps qui me reste en le goûtant avec la même gourmandise qu'on affecte lorsqu'on teste un grand vin, un Médoc ou un Margaux par exemple, qu'on fait longuement rouler en bouche avec la langue après avoir apprécié sa couleur par transparence, qu'on a fait tourné cérémonieusement dans le verre tenu par le pied pour libérer ses arômes et observer la couronne de larmes qui se forment à la périphérie du verre, et qu'on ait plongé le nez à sa surface, les yeux mi-clos, pour en humer profondément les plus infimes molécules aromatiques? Peut-être est-ce dû aussi à ce que d'ordinaire le temps s'écoule dans l'inconscience de la fosse mortelle vers laquelle fonce impitoyablement toute notre existence? Car heureusement, notre cerveau, dont la vocation prioritaire est de nous maintenir en vie pour nous permettre d'assurer la transmission génétique, c'est à dire la pérennité du « processus vie » dont nous ne sommes que les vecteurs et qui nous dépasse, le cerveau donc, pour nous maintenir en vie, refoule au plus profond de ses palpitantes et molles circonvolutions l'échéance qui nous guette, à défaut de quoi beaucoup d'entre nous se suicideraient sur l'heure devant le sentiment d'absurdité qui nous saisit le jour où nous prenons conscience de notre inéluctable finitude et de notre insignifiance qui confine au néant. Mais au lieu de cela, la plupart d'entre nous ignorent, contournent, acceptent ou finissent par divers moyens par s'accommoder de notre condition. Vivre consiste essentiellement à cultiver l'art de la diversion.

Naturellement, la question du suicide, sans que cela soit une obsession, s'est posée à plusieurs reprises au fil de mon existence. Je suis à ce sujet un être très ordinaire. Cela me semble être un phénomène universel et banal dans la vie d'un homme que de songer épisodiquement à la mort et que d'être tenté d'en choisir le jour et l'heure. Celui qui nie cela est plus à plaindre que celui qui l'admet. Le premier refoule ses interrogations et ses peurs, installe d'implacables systèmes de protection inconscients et perd la maîtrise de sa vie au profit d'un fonctionnement névrotique verrouillé et stérile, tandis que l'autre les affronte et garde la capacité de choisir sa voie, conscient de ses principales névroses. C'est le prix douloureux de la maigre part de liberté que l'on puisse espérer.


Cependant, le passage à l'acte semble de nos jours être en recrudescence, si j'en crois ce que je lis au sujet de l'explosion des suicides chez les jeunes. Cela devient un véritable phénomène de mode, qu'on observe par exemple au Japon mais aussi en France, où des jeunes qui ne se connaissent que via l'Internet se rejoignent sur des forum dans le but avoué d'en finir ensemble au petit matin dans une voiture cachée dans un chemin forestier isolé, ivres d'alcool, de neuroleptiques et de drogues, asphyxiés par les émanations du tuyau de caoutchouc qu'ils ont relié au pot d'échappement après avoir soigneusement obturé les orifices d'aération du véhicule, le tour des portières et des vitres au moyen d'adhésif, et s'être poliment dit au revoir avant de sombrer dans un sommeil éternel. Imaginez la scène. Après s'être donné rendez-vous dans un bistrot près de la gare d'une grande ville, les protagonistes montent en voiture. Ils ne se connaissent que par leurs pseudonymes et tiennent à la main les photos des autres imprimées à la hâte sur du papier ordinaire. Ils viennent de balancer leurs téléphones dans une bouche d'égout. Ils se sont partagés les tâches, afin de créer une interdépendance qui, si elle n'est pas respectée par l'un d'entre eux, fait capoter le projet des trois autres. Car ils sont quatre. Le chauffeur, appelons-le A, un grand maigre au teint blême et aux cheveux longs affublé de la panoplie intégrale du hardrockeur, a fourni le véhicule et a eu pour mission de trouver le lieu adéquat pour l'exécution de leur projet. Après quelques recherches au moyen de cartes d'état major, il a sélectionné un petit chemin dans la forêt dans lequel il s'est rendu à plusieurs reprise pour y passer quelques heures, afin de vérifier la fréquentation des lieux et de choisir la tranche horaire la plus adéquate. Ce sera à la nuit tombée, bien sûr. Le chemin est carrossable, même s'il pleut pendant plusieurs jours, mais aucun risque : il a vérifié la météo sur le web. Il s'est également assuré que la végétation serait suffisante pour masquer la lumière de l'habitacle aux usagers potentiels de la route principale. Dans le coffre il y a quatre couvertures et deux packs de bière.

B. est une fille de petite taille, légèrement enrobée, aux traits épais qui porte des vêtements larges et informes. Elle s'est munie de quelques comprimés de Tranxène 50 patiemment dérobés un à un dans la pharmacie de sa mère ainsi que de quelques Valium, d'une bouteille de rhum et d'une de jus d'orange.

C. est aussi une fille, grande, jolie, maquillée et coiffée avec soin comme si elle se rendait dans un boite de nuit. Elle porte des vêtements coûteux. Elle a dans son sac Longchamp l'appareil photo numérique et l'enregistreur MP3 au moyen desquels ils veulent laisser messages et preuves de leur détermination afin que les enquêteurs n'aient aucun doute sur la nature de leur acte. Elle a vérifié le bon fonctionnement des appareils et a rechargé les batteries à bloc. Elle a aussi pensé à emmener du papier et des stylos, ainsi qu'une bouteille de Bourbon et d'une autre de Coca qu'elle transporte enrobées de papier de soie dans un sac de carton glacé siglé Chanel.

D. enfin, est un garçon au look classique, bourgeois même pas bohème, un peu terne, qui porte un polo Lacoste sous une veste de velours finement côtelée. Il a dans son sac de sport éculé un tuyau de longueur suffisante, deux rouleaux d'adhésif industriel large et résistant et deux bouteilles, l'une de vodka, l'autre de jus de fruit. Il a dû procéder à des tests afin de choisir le bon diamètre du tuyau ( trop petit il risquerait de provoquer l'étouffement et l'arrêt du moteur) et vérifié la bonne résistance de l'adhésif à la chaleur du pot d'échappement. Un jeu d'enfant pour un esprit scientifique tel que le sien et en outre pour le fils d'un collectionneur de voitures, grâce auxquelles il a pu procéder à ses tests. Un chat du voisinage en a fait les frais. Il a fini enroulé dans un sachet Carrefour au fond de la poubelle.

Comme ils viennent de régions différentes, ils se sont donnés rendez-vous juste à l'heure d'arrivée du dernier d'entre eux. Mieux vaut éviter une attente commune qui pourrait dégénérer en discussion et répandre le doute. Ils ont d'ailleurs convenu de parler le moins possible. Les seuls sujets qu'ils s'autorisent concernent le bon déroulement de leur projet.

La voiture démarre. On commence à rouler les joints en silence. On ne les retrouvera que trois jours plus tard. Il ont 24, 22, 21 et 19 ans.


Certains avancent que la différence essentielle entre l'homme et l'animal réside dans le fait que l'être humain sait qu'il mourra un jour. Je ne sais pas ce qu'il faut en penser. Ce que je sais, c'est que lorsque vous pénétrez pour la première fois dans un centre anti-cancéreux, et que dans une chambre où on vous a laissé, où vous attendez que vienne un médecin qui vous informera du résultat de vos analyses tandis qu'à travers la cloison vous entendez les sanglots d'une femme âgée qui pleure en appelant sa mère, vous regrettez de n'être pas un chien, une huître ou un lombric.


Je n'avais pas ressenti de pulsion suicidaire à l'annonce de ma rechute. J'avais déjà assimilé que ce genre de péripétie serait mon lot jusqu'à la fin. Et puis j'avais convenu avec Martine de ne rien dire à Camille avant qu'elle ait fini son année scolaire et passé ses concours. Pour plus de simplicité, j'ai préféré ne rien dire à personne, en dehors de mes proches. Je gardais le secret bien au chaud, au creux de mes os, mais ce nouveau coup de semonce me rappelait après une brève accalmie que la partie continuait.


Que faire en attendant la mort?

La question est banale, mais ne tardez pas à vous la poser. Il n'était plus pour moi question de jouer à cache-cache en usant des ficelles habituelles, le travail, les enfants, les projets, les divertissements de toutes nature. Cette question avait été la grande énigme de ma vie et continuerait à se poser jusqu'à la fin. Comment les autres s'y prenaient-ils?



Je rêvassais à tout cela en observant la fille du bureau d'en face. Je savais qu'il était neuf heures car je sais qu'elle est toujours d'une ponctualité sans faille. Je n'ai pas cherché à me dissimuler pendant qu'elle ôtait son blouson et soulevait le capot de son ordinateur portable. Elle n'a pas eu un regard dans ma direction. Elle faisait mine de ne pas avoir capté ma présence. Pourtant elle ne pouvait pas ne pas avoir remarqué que je me tiens habituellement à cette fenêtre pour fumer en regardant passer les péniches sur la Seine ou les joggers trottiner sur les quais.

Elle passe la journée entière derrière son PC, manie des liasses de papier, répond au téléphone, fait des photocopies et imprime des documents qu'elle se presse de monter à l'étage de sa démarche nerveuse. Je ne vois dépasser de l'écran plat que le haut de son visage et ses yeux dont il est impossible à cette distance de savoir s'ils se braquent de temps en temps sur moi. Mais il ne peut pas en être autrement.

Sûrement s'est-elle un jour demandé qui était ce type qui traîne en tee-shirt blanc, pas rasé, les cheveux en bataille. Un chômeur? Un glandeur? Peut-être un mec qui travaille la nuit ou tard le soir?

Non, c'est juste un rêveur qui se plaît à observer ses frères humains, et se demande comment ils s'y prennent, eux, pour occuper le temps qui leur reste à vivre.


Je me suis mis à imaginer sa vie.

Elle quitte son travail en principe à 18 heures, après une brève coupure le midi. Mais souvent il est 20 heures, voire plus tard encore. Pour tout dire, elle ne quitte quasiment jamais le bureau à 18 heures. C'est une fille qui en veut. Elle est sûre d'être dans le vrai. Elle est fière de sa capacité de travail. Son travail, c'est sa vie. Mais en réalité, elle est juste exploitée par son employeur. Elle a la fierté de l'esclave. Parfois, elle ne prend pas le temps de manger. Probablement a-t-elle un ou deux enfants en bas âge, qu'elle se hâte le soir de rejoindre dès que son patron la libère pour leur donner le bain ou les coucher. Le bureau du boss est juste au-dessus du sien, qui est donc à l'avant-dernier étage. Pas si mal pour une fille de son âge. Il ne lui reste qu'un étage à gravir pour parvenir au saint des saints. Son visage obstiné et son assiduité tenace me laisse présager qu'elle y parviendra. Elle s'est fixé un but et n'en démordra pas. Si elle obtient la promotion qu'elle espère, ils pourront, Jérôme et elle, acheter la maison de vacances dont elle rêve avant même que d'avoir soldé le crédit du pavillon. On a les rêves qu'on peut. D'ailleurs, ils ont déjà visité la maison témoin l'été dernier dans ce lotissement situé seulement à quatre cent mètres de la mer. Idéal pour les week-end, les enfants, les vacances. Ce soir là, quand ils sont rentrés avec le dossier du promoteur sous le bras, elle a repris l'argumentation du commercial point par point pour tenter de convaincre Jérôme qui pendant ce temps s'enfilait verre sur verre en acquiesçant de la tête, et qui fini par s'endormir sur le clic-clac de l'appartement de location. Il s'en fout, Jérôme, d'avoir une résidence secondaire au bord de la mer. Il veut juste qu'elle se sente bien.


Elle est rentrée, donc. Les enfants sont couchés. Il lui reste quelques tâches à accomplir. Vérifier les comptes, lire le courrier, payer les factures, mettre une lessive en route, préparer les vêtements des enfants ainsi que les siens pour le lendemain, mettre la table du petit déjeuner, prendre sa douche. Elle est très fatiguée. Pourquoi ne pas remettre à un autre jour certaines de ces corvées, laisser tomber les préparatifs pour le lendemain et se contenter de faire l'indispensable pour se ménager un peu de détente? C'est mal la connaître. Comment s'y prenait-elle avant, quand elle n'était pas encore mariée avec Jérôme? Où trouvaient-ils le temps pour le resto, le ciné, les cocktails dans les bars de nuit et les discussions interminables allongés sur le tapis du salon? Et la fatigue? Ils n'étaient jamais fatigués à cette époque. Pourtant, ils dormaient peu et travaillaient tout autant..

Quand elle a fini, elle enfile un vieux pyjama informe, une paire de chaussettes de laine et va s'allonger épuisée dans son lit. L'enfant s'est endormi. Il n'y en a qu'un, en fait. Mais elle pense au deuxième. Il ne faut pas trop tarder. Et puis les enfants sont idéalement chronophages. Elle s'empare de la télécommande en poussant un soupir de soulagement. C'est elle qui a insisté pour que Jérôme installe une télé dans la chambre. Ils l'ont achetée l'année dernière avec sa prime de fin d'année, au moment des soldes. Elle ne tarde pas à s'endormir profondément devant une émission de télé réalité affligeante qu'elle a choisi dans le but avoué de se vider la tête.

C'est le moment que Jérôme attendait. Lui, c'est les couilles qu'il se serait bien vidées. Et alors? C'est un mec, non? Un mec normal, en plus. Disons dans la moyenne. Un mec qui éprouve du désir pour sa femme. Pourquoi fait-elle mine d'ignorer le fonctionnement d'un mec normal? De toutes façon, elle est bien trop fatiguée. Elle est toujours fatiguée. Elle se drogue à la fatigue. Pourtant, au début, il a tenté de partager les tâches le mieux qu'il a pu, pour la soulager. Il trouvait ça normal. Mais elle n'était jamais satisfaite et recommençait tout dans son dos en maugréant, ou alors s'inventait de nouvelles contraintes. Il a fini par laisser tomber. Et puis leur enfant est né, opportunément.

Le cerveau de Jérôme flotte dans un bain de testostérone. Si le taux augmente encore il ne va plus parvenir à contenir sa nervosité. D'ailleurs, dans l'état où il se sent, il sait bien qu'il ne va pas pouvoir dormir. Après avoir vérifié en prononçant plusieurs fois son prénom qu'elle n'est pas juste assoupie mais bel et bien plongée dans un profond sommeil, il se relève pour rejoindre le coin bureau sur la mezzanine à pas de loup. Il visite toujours le même site porno. Il y a pris ses habitudes. Les galeries de photos sont renouvelées chaque jour. Il n'en a pas pour très longtemps. Lui aussi il est fatigué. Il sait où trouver les filles qui lui plaisent. Il recherche toujours celles qui ressemblent à sa femme. Ce sont celles-là qui l'excitent le plus. Certaines, particulièrement ressemblantes, sont enregistrées dans un dossier au titre innocent planqué dans sont espace personnel et protégé par mot de passe. Il y aura recours si sa recherche de ce soir s'avère infructueuse. Mais il faut sans cesse alimenter le dossier de nouvelles prises. L'attrait érotique de ces photos numériques s'émousse rapidement. Les autres, celles qui ne lui ressemblent pas, il les regarde à peine. Ça lui passera, un jour où l'autre, pense-t-il. Mais il se demande s'il n'est pas déjà trop tard. Quand il est soulagé et qu'il se sent saisi par le froid et le sommeil, il retourne s'allonger auprès d'elle qui ronfle doucement, les lèvres entrouvertes.

Il fixe encore un moment le plafond où sont projetées par un astucieux système optique les chiffres verts du radio réveil qui a été offert par le comité d'entreprise de sa femme. Les chiffres indiquent OO:47. Les : clignotent avec régularité, puis les chiffres indiquent 00:48. Il s'endort aussitôt.




Je continuais à observer la fille dans son bureau en me demandant comment elle avait pu éluder l'existence de mon Jérôme imaginaire aussi facilement. Elle l'aurait peu à peu intégré, phagocyté, en quelque sorte. Il ne serait plus à ses yeux un élément extérieur, source potentielle de danger, mais elle l'aurait admis dans sa galaxie interne et le laisserait graviter librement autour d'elle sur une orbite invariable, jamais trop loin mais jamais trop prêt, prisonnier, entièrement soumis à son pouvoir attractif, inoffensif.


Plic-ploc. J'ai senti deux gouttes de liquide épais s'écraser sur mon tee-shirt. Quand j'ai baissé les yeux, je me suis rendu compte que c'était du sang. Le sang s'était mis à couler de mon nez avec abondance. J'ai filé jusqu'à la salle de bain, semant les gouttes autour de moi. L'hémorragie prenait rapidement de l'ampleur. Après avoir constaté que cela coulait bien de mon nez au miroir du lavabo, je suis retourné dans la cuisine pour y prendre le rouleau de papier ménager, piétinant les gouttes que j'avais laissé à mon premier passage, en répandant de nouvelles. C'est incroyable cette faculté qu'a le sang de s'étaler. Mes pieds étaient maculés de rouge. Les traces sur le sol laissaient imaginer qu'on avait commis un meurtre dans l'appartement et traîné un cadavre sanguinolent. Je ne cessais de m'éponger tant bien que mal. La poubelle s'est remplie peu à peu de boules de papier rougi. Une demi-heure plus tard j'en était toujours au même point. Il me semblait que l'hémorragie ne cesserait jamais et que j'allais me vider sur place. Il fallait trouver une solution. J'avais des vertiges. Je me sentais défaillir, à rester la tête penchée en avant comme j'avais appris qu'il fallait faire en telle situation. La colère que je ressentais d'être ainsi le jouet de mon organisme ne m'était d'aucun secours. J'avais besoin de m'allonger. J'ai confectionné à la va-vite deux bouchons de papier que je me suis fourré en force dans les narines et le me suis laissé tomber dans le canapé. Je respirais par la bouche, haletant, les yeux écarquillés. Je devais ressembler à un poisson qu'on a jeté sur le sable et qui crève d'asphyxie.


Il y a eu d'autre épisodes hémorragiques dans les semaines qui suivirent, des vertiges, des gros coups de fatigue, des suées. Je ne sortait plus de chez moi que les poches bourrées de mouchoirs en papier, ne marchant que très lentement pour éviter les sueurs et les essoufflements, avec la crainte que le sang ne se mette soudainement à jaillir alors que je faisais la queue à la boulangerie ou que je feuilletais des livres dans une librairie, ce qui heureusement n'est jamais arrivé sans que je parvienne à réagir à temps. J'étais sans cesse sur mes gardes. Mais tout cela n'était pas de bon augure. En effet, quand j'ai revu mon hématologue deux mois plus tard, les résultats de mes analyses étaient mauvais. Les trois mois de chimiothérapie à base de Revlimid que je venais d'achever avaient été un échec total, bien qu'il s'agisse là d'une des molécules les plus prometteuses en matière de traitement du myélome. Il fallait passer à autre chose. Il me fallait un traitement moins sophistiqué, plus agressif en somme.

Il m'a proposé de passer au VAD ( Vincristine+Adriamycine ( qu'on remplace de nos jours par la Doxorubicine)+Dexaméthasone ), un vieux traitement utilisé depuis plus de vingt ans. Avais-je le choix? Il fallait que je m'attende à des effets secondaires plus prononcés, mais en contrepartie le protocole était peu contraignant. Il suffisait que je me rende à l'hôpital de jour pendant quatre jours consécutifs pour les perfusions, et d'attendre la fin du mois avant de recommencer, ce qui signifiait trois semaines sans contrainte, et donc la possibilité de quitter Rouen pour prendre des vacances. Il prévoyait un minimum de trois mois de traitement. Nous étions fin juin. Quand je lui ai posé la question il m'a répondu que je pouvais partir en vacances si je le souhaitais, mais qu'il faudrait que je fasse pratiquer une prise de sang hebdomadaire dont les résultats devraient lui être faxés. On a topé là.

Il refermait déjà mon dossier quand je lui ai tendu la lettre. Il s'agissait de mes directives de fin de vie, dûment remplie et signée de mes deux personnes de confiance, à savoir Martine et Sylvie.


-Qu'est-ce que c'est?


-Mes directives de fin de vie. Vous savez, la loi Léonetti. Je vous en confie un exemplaire à annexer à mon dossier.


Il a parcouru le texte, le visage crispé.


-Vous savez, ai-je dit, ce n'est qu'une lettre type que j'ai téléchargée sur internet. Elle est parfaitement conforme au texte de loi.


-Je vois, a-t-il dit.


Il ne m'a pas dit si cette précaution était ou pas prématurée. Il ne tombe pas dans ce genre de piège grossier. Il m'a simplement signalé qu'il était possible, si je le souhaitais, de demander une consultation spécialisée dans les problèmes de fin de vie. J'ai répondu que je pensais avoir pris toutes les dispositions nécessaires pour le moment, mais que je n'hésiterais pas à le solliciter sur ce thème le jour venu. D'ailleurs, ai-je ajouté, pour finir sur une note d'optimisme, ce document est valable trois ans. J'espère bien avoir à le renouveler...


La jeune interne qui se tenait derrière lui et qui avait assisté à la consultation en silence était aussi pâle que sa blouse.



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7 novembre 2008 5 07 /11 /novembre /2008 16:45
 




J'avais complètement oublié de me procurer un antiseptique.


Il suffisait de s'habiller pour aller acheter un flacon à la pharmacie toute proche, mais je n'avais pas la moindre envie de sortir. Un coup d'œil par la fenêtre était suffisant. Il tombait des cordes. Les passants zigzaguaient entre les flaques comme des rats affolés, cinq étages plus bas, en s'abritant à l'arrière de parapluies qui menaçaient de se retourner sous la violence d'un vent vicieux qui cinglait la rue par rafales.

Sale temps. A ne pas mettre un cancéreux anémié dehors.

Il y avait une solution plus simple. J'ai pressé une feuille d'essuie-tout pliée en quatre sur le goulot d'une bouteille de rhum agricole que j'ai vivement retournée avant de badigeonner une petite zone de peau près de mon nombril, puis, sans hésiter, j'ai planté l'aiguille d'un geste sec et j'ai poussé à fond sur le piston de la seringue.

Il s'est mis à flotter dans la cuisine un agréable arôme de ti punch malgré l'heure matinale. C'était l'heure du décollage. La radio en sourdine diffusait un zouk du groupe Kassav, je crois. Marrant comme coïncidence.


La dose d'E.P.O. que je venais de m'injecter n'était qu'une aide destinée à améliorer l'anémie, rien de plus. L'hémato m'avait prévenu avec un air de feinte humilité qu'il n'y avait pas de miracle à en attendre. C'était ses propres mots. Je n'avais pas réussi à réprimer un sourire quand il les avait prononcés. Je pensais à sa salle d'attente bourrée de ces gens qui attendaient justement qu'il en fasse, des miracles. J'avais parfois l'impression, à les observer en attendant mon tour, que certains consultants, dans l'effroi qui les saisissait à l'appel de leur nom, après avoir cherché éperdus un bénitier où tremper leurs doigts, se retenaient de se signer avant de pénétrer dans son cabinet. Ceux-là venait le voir comme s'il était Dieu le père en personne, ou mieux, son fils le Sauveur, ce qui devait, je suppose, être à la longue prodigieusement agaçant.

Mon sourire mi-amusé mi-ironique quand il avait prononcé le mot miracle avait eu pour effet de détendre l'atmosphère. Ça lui ouvrait la perspective d'une petite récréation au beau milieu de sa consult. Il savait que je savais à quoi m'en tenir. Il se sentait autorisé à lâcher la bride, mais pour ma part, j'avais conscience qu'il ne pourrait jamais par prudence professionnelle la lâcher tout à fait, à moins que je ne parvienne un jour à le soûler pour lui faire cracher le morceau, ce qui n'était pas gagné. C'est pourquoi j'étais contraint de souffler le chaud et le froid, tantôt en lui envoyant des messages apaisants, tantôt en lui mettant un peu de pression. Il n'y avait aucune animosité de ma part quand j'usais de provocation pour parvenir à mes fins. J'étais animé par le simple souci de recueillir des informations fiables me permettant de choisir les solutions et les attitudes les plus appropriées à la situation réelle. Je tenais à garder le plus longtemps possible le contrôle de ma vie, et n'était pas prêt à céder à quiconque tant que c'était encore possible le droit de prendre les décisions à ma place. Ce jour là notre échange s'annonçait paisible. D'ailleurs à l'usage, la qualité de notre relation allait en s'améliorant. On n'avait plus jamais, par exemple, d'un accord tacite, prononcé le mot incurable au sujet de ma maladie depuis les temps inauguraux, puisque de toutes façons, c'était acquis. Ce mot revenait sans cesse dans l'abondante littérature que j'avais pu lire au sujet du myélome multiple, et n'acceptait aucune équivoque. Inutile d'y revenir. Il savait que je savais. Il savait aussi que je souhaitais qu'on me parle clairement. Il n'était question que de prolonger quelques temps mon existence dans les meilleures conditions possibles. En contre-partie je lui épargnais une attitude plaintive qui l'aurait contraint à ressortir le laïus que les médecins vous servent dans le but de vous aider à lutter contre l'impérieuse vague de désespoir qui déferle sur vous et tente de vous emporter, initialement d'abord, quand vous vous prenez la nouvelle du cancer en pleine gueule, puis à chaque nouvelle complication, à chaque nouvelle dégradation, et à chaque rechute, j'imagine, mais je n'étais encore qu'un novice en la matière, et qui s'appuie sur le caractère aléatoire des statistiques qu'ils savent que vous avez consultées sur le Net, l'existence avérée de cas exceptionnels de rémissions, et la vigueur des recherches en cours qui font progresser sans cesse les traitements, tout en omettant de faire remarquer que l'on peut tout aussi bien se situer dans la fourchette basse de la statistique, se trouver être un cas exceptionnel de malignité et donc n'avoir plus le temps d'attendre que la médecine progresse.

Dans le désarroi qui s'empare de lui dans les situations qui met en cause sa survie, votre cerveau perd momentanément toute faculté au bon sens et s'accroche au moindre espoir pour ne pas sombrer tout à fait, direct, à pic. Ce n'est qu'un mécanisme de sauvegarde temporaire qui se met en branle dans l'urgence, exempt de toute logique, et assez fruste pour tout dire. Les médecins connaissent bien ce phénomène et tâchent d'en user à bon escient, puisque c'est là, à défaut d'une solution miracle, justement, leur seul recours, si l'on exclu le mensonge pur et simple qui n'est pas sans avantage, qui leur permet outre de gagner du temps, d'évaluer si les ressources psychologiques, l'aveuglement ou la foi du patient qu'ils ont devant eux seront suffisants pour encaisser le choc au moins momentanément, s'il suffira de sortir de dessous le bureau la boîte de mouchoirs en papiers siglée d'un laboratoire spécialisé en oncologie, ou s'il faudra d'urgence dégainer l'arsenal lourd des anxiolytiques et des antidépresseurs.

Pourquoi ne m'accordais-je pas le luxueux confort qu'offre la possibilité d'un miracle?

Je n'ai jamais cru aux miracles. L'enfance m'a vacciné de ce genre de rêveries.


A cette époque, peu avant que la mère du chinois ne vienne vivre avec mon père, nous allions chaque mercredi au cimetière, Mamie et moi, nettoyer la tombe de ma mère, sa fille unique, et arroser les plantes. Mamie avait beau me répéter que ma maman était au ciel, qu'elle était heureuse et qu'elle pensait à moi en me protégeant de là où elle était, je savais bien qu'elle était là, croupissant dans la terre froide, semblable à tous les autres cadavres qui se décomposaient alentour, petit tas d'os grisâtres gisant sous la dalle de ciment qu'on venait de brosser et de rincer à l'eau claire. Elle n'était qu'un souvenir, elle ne pouvait rien pour moi, elle ne reviendrait jamais. Pourtant, je faisais semblant de croire ce que Mamie me racontait pour ne pas ajouter à sa peine, et quand j'allais me blottir dans ses bras, bien malin eût été celui qui aurait pu dire lequel des deux consolait l'autre.


Le lendemain, le jeudi, c'était jour de catéchisme. L'infirme qui était chargée de faire de nous de bons petits catholiques s'appelait Cécile. On l'attendait en petits groupes dans un chemin herbeux derrière l'église. Le grand appareil de cuir et de métal dans lequel elle était enserrée comme dans une armure, gémissait affreusement aux jointures quand elle parvenait à s'extirper de son tricycle à la force des bras. Elle était atteinte d'une forme sévère de polio. Le silence se faisait dès qu'elle était debout. Le courage dont elle faisait preuve finissait par impressionner même les plus fanfarons de la bande de petits sauvages que nous étions alors.

Après s'être assurée de son équilibre à l'aide d'une paire de cannes, elle fouillait ses poches d'où elle sortait un trousseau de clés et nous faisait entrer. Je m'installais seul au fond de la sacristie, auprès d'un gros radiateur de fonte grise, bien décidé à ne rien écouter des fadaises qu'elle se préparait à nous débiter. Je ne me sentais pas concerné par ce qu'elle racontait. Il faut avouer que tout cela était d'un ennui effroyable. L'histoire était nulle. Les protagonistes n'étaient à mes yeux qu'un ramassis de pouilleux crédules et pleurnichards, sans aucune envergure mythique. Et puis le coup de tendre l'autre joue, alors ça, c'était bouquet! Rien à voir avec la mythologie grecque que je lisais en cachette dans un recueil de la collection « contes et légendes » piqué dans la chambre de JJ. qui recelait, elle, de véritables caractères. Les Dieux de l'Olympe et les héros menaient des vies et vivaient des aventures autrement plus excitantes que celles de ces benêts d'apôtres. Il y avait du sexe et de la violence, des meurtres, des passions, des perfidies, des vengeances, des mensonges et des malédictions. Ça ressemblait de plus près à l'idée féroce, violente et impitoyable que je me faisais de la vie. Le caté, je m'y traînais par obligation. Le seul intérêt du caté était qu'on se trouvait en contact avec les filles, contact tout relatif d'ailleurs, puisque réduit à un aspect purement visuel. L'école républicaine n'avait pas encore adopté la mixité, et veillait à prévenir fermement toute velléité de tripotages entre filles et garçons. L'état laïc d'alors se rendait complice des instances religieuses pour créer de toutes pièces une nouvelle génération de frustrés réduits au voyeurisme qui s'avèrerait être un vivier d'excellents électeurs pour de nombreuses années encore. Paradoxalement, il n'y avait qu'au caté qu'on pouvait observer à loisir les douces chevelures et l'émouvant arrondi des mollets des filles, leurs gestes délicieux de grâce comparés à nos brusqueries de jeunes mâles, alors que nous étions néanmoins séparés par une allée, les garçons d'un côté et elles de l'autre, inaccessibles.

Vers la fin de la séance de bourrage de crâne, les gamins se penchaient docilement pour déchiffrer les caractères bleutés des feuilles ronéotypées à l'odeur d'alcool à brûler qu'on leur avait distribué. Au signal, ils se mettaient à lire. Tandis qu'ils ânonnaient en chœur, comme je refusais de participer à la moindre activité, fut-ce une simple lecture, je n'avais d'autre solution que d'observer la lente dérive les nuages dans le ciel à travers les plaques de verre noircies qui remplaçaient les vitraux, dont on disait qu'ils avaient été brisés par le souffle des bombardements de la dernière guerre. Vers la fin, je les écoutais chanter des cantiques et des psaumes aux paroles écœurantes, sirupeuses et désuètes, ou pire, à l'allégresse ignoblement déplacée. Quels mots eussent pu à cette époque apaiser ma peine d'enfant meurtri?

Quand c'était enfin terminé, il me restait à traverser la place du village les mains dans les poches pour rentrer chez mon père, ou j'espérais pouvoir regarder en catimini sur l'unique chaîne en noir et blanc de l'O.R.T.F. un épisode de Zorro ou de Thierry la fronde, tandis que l'autre arrachait vite fait les derniers chicots de la journée avant de filer se bourrer la gueule au bistrot.


A sa décharge, il faut admettre que Cécile avait tenté de m'amadouer de sa voix douce pendant un trimestre tout entier, puis, à l'approche de Noël, de guerre lasse devant mon mutisme obstiné, s'était résignée à me laisser à mon triste sort. Elle avait fini par se dire, par commodité, que je devais être un peu attardé. Je pensais exactement la même chose à son sujet. Le simple fait qu'elle puisse adorer et rendre grâce à un Dieu qui l'avait affligé de tant de maux me semblait à proprement parler imbécile. Mon jugement était un peu rudimentaire, mais cependant, je suis resté depuis sur cette position. Bienheureux les simples d'esprit, s'était dit un jour Cécile pour en finir avec moi. Le royaume des cieux m'était à l'évidence largement ouvert. Le sort de mon âme était scellé. Elle se trompait sur toute la ligne. Je n'étais pas un enfant attardé. C'était tout le contraire. J'étais un mécréant avéré. Je n'avais plus d'un l'enfant que l'apparence. La crédulité qui rend l'enfance supportable m'avait définitivement abandonné. J'attendais d'être un adulte. Je savais qu'il me restait un interminable désert à traverser sans l'aide d'une quelconque foi et sans illusion avant de gagner enfin ma liberté. Il n'y avait aucun miracle à attendre ou à espérer. Il n'y avait que la froide réalité. Ni plus ni moins qu'aujourd'hui. Aucun miracle en vue.




J'ai avalé le reste de mes médicaments, Revlimid et Lytos avec un fond de café en lisant distraitement l'emballage déchiqueté que j'avais abandonné sur le plan de travail à côté de la seringue vide. J'ai recraché en toussant un peu de marc dans l'évier.

Mille Euros l'injection! C'était écrit noir sur blanc sur la vignette.

C'était pas donné, le non-miracle.


Je me suis douché, essuyé, j'ai enfilé une sortie de bain, puis j'ai étalé une serviette sur le canapé avant de m'allonger. J'étais essoufflé. La sueur perlait de nouveau sur tout mon corps bien que je me sois épongé avec soin après avoir fini ma douche à l'eau fraîche. Il n'y avait plus qu'à attendre que cela sèche.

J'avais croisé les info. sur le web. Je pouvais m'attendre à ce que mon taux d'hémoglobine augmente au mieux d'un point au fil du mois grâce à l'E.P.O. C'était la moyenne constatée. De toutes façons, je n'ambitionnais pas de participer au tour de France. Je n'espérais même plus me sentir un jour en pleine santé, ou simplement pouvoir me déplacer sans avoir à adopter des stratégies aptes à économiser mes forces. Il y aurait juste de quoi ne plus être au bord de l'évanouissement au moindre effort, pouvoir sortir un peu et faire illusion. Ce n'était déjà pas si mal.



J'ai entendu la sonnette alors que je finissais d'enfiler un tee-shirt sur ma peau moite.

Une grosse black aux tresses agrémentées de boules de plastique multicolores, boudinée dans un tablier à palmiers se détachant sur un fond de ciel bleu et que je n'avais jamais vue auparavant se tenait devant moi, dans la faible lumière du couloir, les mains mollement posées sur ses larges hanches.


-Pouvez-vous m'aider à ramasser Madame Mayeux? M'a-t-elle demandé d'une voix traînante sans émotion ni autre sorte de précaution oratoire.


J'ignorais qui était cette Madame Mayeux, mais la porte contiguë à la mienne qu'elle me désignait de l'œil me laissait à penser qu'il s'agissait de ma vieille voisine que j'entendais parfois gémir tandis que j'attendais l'ascenseur. Sans un mot, je lui ai fait signe de bien vouloir me précéder.

Je l'ai suivi dans un appartement lugubre et poussiéreux aux tapisseries ternies qui m'a semblé être du même type que le mien, bien que la disposition en soit différente, où une forte odeur d'eau de Cologne peinait à masquer celle plus forte encore d'urine sous-sous-jacente.

La vieille était assise au sol, maigre et nue entre son fauteuil roulant et la table recouverte d'une toile cirée, sur laquelle une bassine et le matériel de toilette avoisinait une couche culotte largement imbibée d'urine et de matières fécales. Elle semblait calme. Je lui ai demandé comment elle se sentait. Elle m'a répondu d'une vois faible mais avec à propos qu'elle voulait retourner dans son fauteuil et qu'elle avait froid.

J'ai pris position sur le côté tout en indiquant à la black de faire de même. J'ai compté jusqu'à trois après que nous l'ayons saisie chacun sous la cuisse et sous l'aisselle, et nous l'avons hissée dans son siège. J'ai passé ma main dans ses cheveux pendant que l'aide-soignante la couvrait d'une serviette.


-Avez-vous mal quelque-part? Ai-je demandé.


-Non, a-t-elle répondu. Non. J'ai froid...


Il m'a semblé que mon rôle pouvait s'arrêter là. Je me suis contenté d'indiquer à la black de ne pas hésiter à appeler le médecin au moindre soupçon, où à faire de nouveau appel à moi, et je suis rentré.

J'étais de nouveau en sueur. J'ai hésité un instant en me demandant s'il ne faudrait pas que je me déshabille pour reprendre une douche, mais c'était au-delà de mes forces. Je me suis contenté de m'allonger sur le canapé. Je me demandais en quoi le sort de la vieille était plus enviable que le mien. Je n'avais que quarante-neuf ans. J'avais déjà vécu dix années de plus que ma propre mère. Quel âge pouvait avoir ma voisine? Quatre-vingt-cinq ans, par là? La distance qui nous séparait l'un et l'autre de la mort devait être à peu près équivalente. Toutes ces années qui nous séparaient avaient-elles eu le pouvoir de la rendre plus heureuse ou plus sereine? Rien ne permettait de l'affirmer. Je ne pouvais que constater qu'elle vivait seule, impotente, abandonnée aux portes de la folie. Depuis combien de temps durait son calvaire?

J'ai repensé au délai de six mois invoqué par l'hémato avant qu'on puisse envisager une nouvelle greffe. Il n'y avait pas de miracle à espérer, et donc pas de temps à perdre. Je n'avais pas la moindre intention que tout cela finisse par une interminable agonie quand les choses tourneraient mal. Il fallait prendre les devants dès maintenant.

J'ai allumé mon PC et j'ai googueulisé Léonetti. Au bout d'un moment, après avoir lu en détail pas mal d'articles et les textes de loi dans leur intégralité, je suis tombé sur cette lettre type que je me suis empressé de télécharger :


Directives de fin de vie




Conformément aux dispositions de la loi n°2005-370 du 22 Avril 2005 - Article L.1110-5 - du Code de la santé publique qui dispose notamment: «ces actes ne doivent pas être poursuivis par une obstination déraisonnable. Lorsqu'ils apparaissent inutiles, disproportionnés ou n'ayant d'autre effet que le seul maintien artificiel de la vie» et à l'article L.1111-4 du même Code ainsi que le décret d'application du 6 février 2006 n° 2006-119.


Je soussigné ... (Prénom, Nom, date et lieu de naissance), sain d'esprit, demeurant à... (éventuellement: et hospitalisé actuellement dans le service de ... de l'hôpital ...) désire que soient respectées les dispositions suivantes dans l'hypothèse où je me trouverais atteint d'une maladie incurable et en fin de vie:


  1. J'accepte que me soient dispensés des soins palliatifs, dans la limite du raisonnable et dès lors que ma dignité ne s'en trouve pas atteinte.


  1. En cas de situation de fin de vie, je demande à ce que des traitements contre la douleur me soient administrés, même si les doses nécessaires à apaiser mes souffrances sont de nature à abréger ma vie.


  1. Toujours dans cette situation, je demande l'arrêt des traitements palliatifs, étant opposé à la poursuite de soins qui ne feraient que prolonger ma détresse morale et physique.


Ces directives sont remises à mon médecin traitant (ou : Monsieur (Madame) ... (Prénom Nom), que j'estime digne de confiance (ou : indiquer le lien de parenté).


Elles devront être jointes à mon dossier médical en cas d'hospitalisation (ou : Je les remets ce jour afin qu'elles soient annexées à mon dossier médical).



Fait à ..., le...



J'ai classé la lettre dans mes documents, puis je me suis dit que puisque j'y étais, il était temps que je rédige mon testament.

Ça ne m'a pas pris plus d'une heure. Je me suis senti parfaitement apaisé quand j'en ai eu terminé. Maintenant que la fin de l'histoire était bouclée, il me restait à combler le plus intelligemment possible l'intervalle qui m'en séparait. Je n'avais pas la moindre idée de comment j'allais pouvoir m'y prendre, ni de ce que j'avais encore à accomplir. Je n'avais qu'une obsession qui revenait sans cesse à mon esprit: emmener une dernière fois peut-être mes enfants en vacances.




Un mois plus tard, mes protides totaux avaient continué à grimper malgré la chimio quand je suis retourné à Becquerel. Je ne regrettais pas d'avoir pris quelques précautions. Tout cela commençait à sentir le roussi.

-Exact, m'a confirmé l'hémato en lisant mon bilan devant l'évidence. Ça a encore augmenté. Mais ça monte moins vite a-t-il ajouté sans rire.

Je me suis demandé si c'était de l'humour d'hématologue. Mais ça n'avait réellement pas l'air de l'inquiéter. Il s'était donné trois mois pour juger de l'efficacité du Revlimid. On avait encore deux mois devant nous. On n'a pas la même notion du temps, eux et nous, je l'ai déjà dit.


-Vous pensez que je suis réfractaire au traitement?

-Ce n'est pas le mot que j'emploierais, bien que j'ai pensé au début que c'était le cas, a-t-il répondu. Je sentais qu'il choisissait soigneusement ses mots.

-Je dirais plutôt que vous êtes long à la réponse.

-Ça vaut le coup de continuer dans cette voie, ou il faut passer à un traitement plus agressif?

-Pas pour le moment. Il faut se donner les trois mois d'essai. Il n'y a pas d'urgence.


Mais il avait autre chose à m'annoncer.


-Nous avons reçu les résultats des tests sanguins de votre frère: il s'avère que vous n'êtes pas compatibles.

Je n'ai pas eu le temps de réagir que déjà il enchaînait.

-Mais nous vous avons trouvé deux donneurs potentiels...

Il était assez content de son effet. Je n'en croyais pas mes oreilles.

-Vous voulez dire dans les banques... Deux donneurs?

-Oui.

Alors ça, c'était inespéré, si je m'en tenais aux statistiques que j'avais lues.

-Qu'est-ce que vous entendez par «potentiels»?

-Cela signifie qu'il faudra procéder le moment venu à des tests plus fins pour choisir le meilleurs des deux.


Je me suis dit que d'ici là il faudrait qu'il parvienne à stopper la progression de la rechute, ce qui ne semblait pas gagné. Mais tout répit était bon à prendre dans ma situation.



Il a griffonné la prescription sur son ordonnancier, et je suis passé au labo chercher ma chimio pour le mois.

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7 octobre 2008 2 07 /10 /octobre /2008 16:19
 



J'ai décollé dans les airs aussi aisément que si toute gravité était abolie tandis qu'un raclement se faisait entendre sous moi. Après un temps de flottement indéterminé, j'ai senti qu'on me faisait atterrir en douceur.

Une voix tentait de se faire entendre à travers l'exaspérante stridulation qui vrillait mes tympans depuis que je m'étais posé. Je ne comprenais pas un traître mot ce qu'on me disait. Un brouillard rouge qui m'enveloppait étroitement commençait à se déchirer. Il m'a semblé que j'étais dans une rue. Sur le coup cette idée m'a paru saugrenue. J'aurais plutôt imaginé, même si c'était surréaliste, être dans la nacelle d'un aérostat perdu au milieu de nuages, ou quelque chose dans ce genre. Pourtant je discernais des pavés, des voitures en stationnement et même plus près quelques êtres humains qui s'étaient rassemblés pour former une haie autour de moi.

La voix se faisait plus nette maintenant. Le sifflement dans mes oreilles s'estompait. On me demandait si cela allait. J'ai voulu répondre, mais aucun son ne parvenait à sortir de ma bouche, comme si on l'avait bourrée de coton. J'ai essayé de faire un geste d'apaisement de la main. Mon bras trop lourd est retombé mollement sur mes genoux. Je me sentais aussi flasque qu'une poupée de chiffon.

La voix a demandé qu'on envoie une ambulance. Les portes coulissantes de Becquerel se sont profilées dans mon esprit. C'est inutile, ai-je réussi à articuler dans un frisson, au prix d'un effort surhumain. La voix a dit : attendez un peu, je crois qu'il reprend connaissance. Vrai, je commençais à me repérer. Je me souvenais vaguement, maintenant, de ce que je faisais là. Puis le brouillard pourpre s'est évanoui, se diluant dans l'espace comme sous l'effet des premiers rayons du soleil qui se lève. J'ai réalisé que j'étais dans la courette pavée de la Chapelle Saint-Louis, assis sur une chaise qu'on avait traînée là, près du guichet.

 

Un visage s'est penché vers moi. L'inconnu m'a demandé si j'allais mieux.

Ça va mieux, ai-je confirmé d'un voix faible. C'est passé. Ne vous inquiétez pas, j'ai l'habitude. Naturellement, c'était faux. Je n'avais nullement l'habitude de m'écraser sur le sol ou de m'envoler dans les airs. Je m'efforçais en général d'évoluer dans le juste milieu. Il fallait croire que j'avais perdu les pédales. Je ne savais pas encore exactement ce qu'il c'était passé, mais j'étais sûr de ne pas vouloir retourner à l'hôpital. Pas maintenant. J'avais mieux à faire. Il fallait dédramatiser la situation. J'ai jeté un regard interrogatif sur le mobile que l'homme tenait à la main. C'est le SAMU, a-t-il dit. Qu'est-ce qu'on fait? J'ai fait un signe de la tête pour qu'il me passe son téléphone.

J'ai expliqué au permanencier, tout en tâchant d'affermir ma voix, qu'il s'agissait d'un simple malaise. J'ai répété que j'avais l'habitude. Une ambulance serait tout à fait inutile puisque j'avais repris connaissance. Je vais quand-même vous passer un médecin, a-t-il dit sans me laisser le temps de répliquer. Il y a eu une série de bips, de grésillements et de bourdonnements divers, entrecoupée de silences. Ce n'était pas pire qu'une version déglinguée et chaotique des Quatre Saisons diffusée par une bande à bout de souffle. Après quelques instants de cette musique crypto-industrielle qui a eu le mérite, comme un électrochoc, de me sortir un peu plus de la torpeur, j'ai fini par obtenir en ligne le médecin régulateur.

Une voix femme fatiguée m'a de nouveau interrogé. Elle voulait en savoir un peu plus avant de prendre une décision. L'attente m'avait laissé le temps de reprendre mes esprits. Je commençais à comprendre.

Je lui ai expliqué pour le myélome, la rechute, les protides totaux qui grimpent en flèche, le taux d'hémoglobine dans les chaussettes.

L'explication était simple. J'étais parti en retard pour me rendre au théâtre mais je m'étais égaré dans les petites rues pentues à la recherche d'un raccourci. A force de tourner en rond, j'avais fini par craindre d'arriver trop tard pour la représentation. J'avais dû forcer le pas pour retrouver les grands axes, malgré l'essoufflement, la sueur, les jambes qui font mal. Finalement, j'avais saturé mon faible contingent de globules rouges en dioxyde de carbone. J'avais perdu connaissance en arrivant, comme un marathonien qui s'effondre passée la ligne d'arrivée. On m'avait ramassé, assis sur un chaise qu'on était allé chercher à l'intérieur, et on avait appelé le SAMU.

 

Par discrétion les gens alentour s'étaient écartés. Le spectacle n'allait pas tarder à commencer. On reprenait sa place dans la queue. Je n'avais pas encore pris mon billet.

Le médecin régulateur m'a demandé une dernière fois si je désirais qu'elle m'envoie un véhicule. Je l'ai remerciée en lui disant que je me sentais mieux maintenant, et qu'il fallait que je la laisse car on allait frapper les trois coups. Je l'ai entendu rire au bout du fil. Elle avait l'air rassurée. Elle m'a souhaité une bonne soirée et un bon spectacle.

 

Je me suis engouffré dans la salle et me suis laissé tomber sur la première place vacante venue. J'étais trempé de sueur, exactement comme si j'avais passé cinq minutes tout habillé sous la douche. Mes vêtements collaient à ma peau, mon crâne ruisselait comme la montagne au printemps. J'ai ôté mes lunettes pour m'éponger les yeux et le front du revers de la manche sans aucun résultat. Ma peau continuait à produire du liquide comme une éponge qu'on presse. Les lumières se sont éteintes presque aussitôt. Je suis devenu une ombre parmi les autres. La représentation a commencé. Il y avait deux comédiens sur scène. Un homme et une femme. Je ne savais pas pourquoi, mais je sentais que ça allait mal tourner. Je me suis laissé happer par le texte de Pirandello.

 

 

 

J'étais toujours aussi poisseux en sortant, à la différence que maintenant j'avais froid. Je me suis dit que je devais puer comme un cheval après un long galop. J'ai reniflé l'air à l'intérieur de mon blouson sans parvenir à détecter dans la moiteur tiède d'odeur suspecte autre que celle de la ville. J'ai repris lentement dans la nuit le chemin qui descendait en pente douce jusqu'aux quais de Seine.

La pièce en un acte avait duré moins d'une heure.

Dans cette histoire de mensonge et de trahison au sein d'un couple, la femme réclame sans cesse à son mari un collier de perles hors de prix vu à la devanture d'un bijoutier. Elle sait que l'homme n'a pas les moyens de le lui acheter. C'est bien pour cela qu'elle insiste encore et encore, jusqu'à l'hystérie, dans le but ( elle finit par l'avouer ) de l'humilier. Par cruauté. Pour le faire souffrir. Pour lui faire payer Dieu sait quoi.

Ce n'était ni plus ni moins que l'histoire d'une vengeance. Elle était de ces femmes qui choisissent un homme, lui attribuent dès le départ des qualités fantasmatiques qu'ils n'ont pas, n'ont jamais eu et n'auront jamais, comme une sorte de capital de départ fictif, en somme, puis qui jouissent en opérant silencieusement, dans le secret, malgré le «on se dira tout, n'est-ce pas?», des soustractions minutieuses à chaque faux-pas ( en se disant que Maman avait bien raison ), comme de minuscules comptables obtuses et consciencieuses. Elles comptent, à défaut de chercher à comprendre les raisons de cette baisse de côte et du rôle qu'elles peuvent y tenir. Elles soustraient. Elles défalquent. Jusqu'au jour triomphal où ( Maman l'avait bien dit) il ne reste rien. Jusqu'au jour où la maison décide de ne plus faire crédit.

 

 

Je n'étais plus qu'à mi-chemin quand j'ai senti qu'il fallait faire une pause. Mes jambes étaient douloureuses et mon souffle court. La transpiration recommençait à perler. Je n'avais aucune envie de renouveler l'expérience malheureuse de tout à l'heure, en particulier dans ce quartier et à cette heure où l'on se serait plus promptement occupé à me détrousser plutôt qu'à appeler les secours. Je m'en étais persuadé quand, quelques secondes plus tôt, j'étais passé devant un kebab où trois types louches qui mangeaient debout sur le trottoir avaient de concert suspendu le geste qu'ils faisaient de tremper une frite dans la mayonnaise pour me regarder avec insistance, comme des charognards repèrent une proie potentielle qui, à la traîne du troupeau, donne des signes de fatigue et louvoie de l'arrière train. Imperceptiblement, je m'en rendais compte, j'étais en train de glisser d'un état de quasi insouciance adopté quand j'étais en rémission, à une situation de défiance permanente qui allait me mettre, pensais-je, à l'abri d'aventures comme celle que j'avais vécu ce soir en me rendant au théâtre, mais surtout - est-ce cela un effet pervers?- qui risquait de faire de moi ce qu'on a coutume d'appeler un malade, avec ce que cela implique de crainte, de pusillanimité et d'angoisse surgissant au moindre pet de travers.

 

Il y avait une devanture illuminée un peu plus loin. C'était un restaurant japonais. Un nouvel établissement qui ne devait être ouvert que depuis quelques jours. Je connaissais assez bien ce quartier et je ne l'avais encore jamais remarqué. Un couple d'une quarantaine d'années lisait la carte affichée à la droite de la porte. Je me suis posté derrière eux pour reprendre mon souffle discrètement, en faisant mine de lire le menu par dessus l'épaule de l'homme. La femme déployait tous ses efforts pour décider son mari à entrer. La salle à la décoration très tendance était presque comble. Deux ou trois jeunes serveurs, tous de type asiatique, aux cheveux empoissés de gel, habillés chez Zara dans le style tafiole qu'affectent quantité de jeunes de nos jours, tâchaient de s'activer discrètement, mais paraissaient totalement débordés. Il restait encore une ou deux tables libres. L'homme n'était pas emballé et résistait, invoquant le monde dans la salle. En réalité, les photos qui présentaient sushis, sashimis et autres yakitoris ne parvenaient qu'à le faire grimacer au lieu d'exciter ses glandes salivaires. Son truc, ce devait plutôt être-terrine du chef-andouillette frites-tarte aux pommes.

La femme n'a aperçu ma présence qu'au moment où elle se tournait à demi pour tenter un dernier argument ou adresser une ultime supplique. Elle a marqué une hésitation en me dévisageant, puis sans un mot a attrapé le bras de son mari qui n'avait même pas remarqué ma présence dans son dos, et l'a entraîné, ravi de ce brusque revirement, vers la cathédrale et les brasseries traditionnelles.

Je me suis dit que ce que l'homme prenait pour une banale péripétie sans aucune importance, ou même une petite victoire, était en train de s'ajouter sans qu'il s'en doute à la rubrique « égoïsme», «il ne cherche JAMAIS à me faire plaisir», ou pire, à celle d'«affront» dans l'esprit de sa femme, et qu'un jour viendrait ou il serait terrassé par le poids de l'addition.

J'ai regardé à mon tour le menu. Je n'avais ni faim ni soif. J'étais trop fatigué. Je voulais juste rentrer chez moi, prendre une douche, mettre des vêtements secs, reprendre mon souffle et dormir. A la rigueur je serai bien entré dans le restaurant pour m'allonger sur le sol quelques minutes, les pieds au mur pour faire affluer le sang vers mon cerveau, dans un coin, pour ne pas gêner le service. Je doutais qu'on m'accorde cette excentricité.

J'allais repartir quand j'ai aperçu mon image dans la vitre. Mon aspect était effrayant. Teint cadavérique, cheveux hérissés et collés de transpiration, vêtements humides, tachés de boue ramassée sur les pavés de la chapelle Saint-Louis. Une large auréole de sueur s'étendait de ma ceinture jusqu'aux genoux, comme si je m'était pissé dessus. J'avais peine à me reconnaître. Je suis resté un moment interloqué devant mon reflet, puis j'ai repris la route en m'enfonçant dans la nuit.

 

 

Le lendemain je me suis résolu à modifier ma façon de marcher. Une nouvelle stratégie était devenue nécessaire si je ne voulais pas qu'on me ramasse, en raison de mon obstination, inconscient à chaque coin de rue.

Avant j'avais l'habitude de me déplacer le plus rapidement possible, fendant la foule et accélérant la cadence au moindre obstacle pour ne pas avoir à ralentir. J'étais désormais contraint à adopter un rythme que je m'efforçais de faire passer pour une flânerie nonchalante, attentif à mon souffle, aux battements de mon cœur et à ma transpiration, méprisant les douleurs musculaires qui de toutes façons apparaissaient dès les premiers cinquante mètres franchis. J'avais remarqué que je pouvais tenir cette allure une quinzaine de minutes, mais que même dans ces conditions il y avait une limite, et qu'à vouloir l'outrepasser survenait le point de non-retour, c'est à dire le moment où tous les pores mon corps se mettait à secréter des flots de sueur qui ne tardaient pas à me faire ressembler à un épouvantail après une averse. Sur mes vêtements fleurissaient peu à peu de larges auréoles de transpiration, aussi évidentes aux yeux de tous que le M majuscule inscrit au dos du pardessus de l'assassin schizophrène du film de Fritz Lang. M le maudit c'était moi. Je devenais la cible de tous les regards. L'objet de tous de dégoûts. L'analogie avec M était facile. Un M pour Myélome. J'étais alors obligé de mettre fin à ma promenade pour rentrer chez moi plein de rage et vaguement honteux, afin de me doucher et de me changer au plus vite. J'étais écrasé de fatigue et de dépit, et je m'endormais lourdement dans mon canapé.

 

J'ai dû procéder à des tests et à des ajustements. Je voulais coller au plus juste à mes capacités réelles. Ne pas céder plus de terrain qu'il n'était nécessaire. J'ai assimilé qu'il fallait ralentir plus encore dans les montées, choisir le trottoir ombragé plutôt que l'ensoleillé, marquer des pauses régulières en faisant mine de contempler une vitrine, ou m'assoir sur un banc en adoptant l'attitude de celui qui attend quelqu'un. Cette tactique pouvait passer inaperçue dans les rues commerçantes aux heures animées de la journée, quand la foule s'écoule lentement, mais le soir venu et que le passant se faisait plus rare, ou lorsque j'empruntais des rues moins fréquentées, j'avais l'impression que ma démarche me rendait repérable, voire suspect, au point que l'idée absurde m'avait traversé de me munir d'une canne qui aurait légitimé la lenteur de mes déplacements. J'étais obligé de marcher à la vitesse d'un vieillard de quatre-vingt ans, ce qui revenait à dire que venais de prendre trente ans en quelques jours. Ce n'était pas facile à admettre. La rechute m'acculait à faire des concessions inattendues. De plus, il était sûr qu'à l'avenir la liste allait s'en allonger. Le myélome allait me grignoter petit à petit, comme le ferait une saloperie de rat affamé. De quoi serai-je dépouillé la prochaine fois? Pourtant, ce que je craignais le plus pour le moment était moins la dégradation physique que je savais inéluctable, que des modifications plus sournoises dans ma personnalité qui pouvaient apparaître à mon insu, faisant peu à peu de moi un être apeuré, inhibé, transfiguré par la souffrance et la proximité de la mort, un être différent en somme de celui que j'avais été, prêt à renier sa dignité et ses convictions.

 

Le temps des concessions était bel et bien arrivé. Mais j'avais encore du temps avant la concession perpétuelle. En attendant, j'étais résolu à n'en faire aucune sans combattre.

J'étais du même avis d'Yves. Le malade ne peut pas se battre contre la maladie cancéreuse. Il n'a aucun autre moyen à sa disposition que de subir passivement les traitements. La lutte, c'est le rôle des scientifiques et les équipes médicales. Le patient ne peut que faire preuve de vigilance, de comprendre ce qu'on veut faire pour lui, de n'admettre aucun à peu-près, d'exiger de la sorte que sa prise en charge soit optimale. Ensuite il attend. Il observe. Il encaisse. Il s'adapte comme il le peut. Au mieux, s'il se trouve dans une situation sans espoir, qu'il est de plus curieux, joueur, ou humaniste, peut-il accepter de devenir cobaye en pariant sur les essais thérapeutiques. Mais tout cela reste du domaine de la passivité.

Le seul combat qu'il peut livrer avec une certaine efficacité, c'est contre lui-même.

 

 

 

Quelques jours plus tard, j'ai pris le TEOR pour me rendre à Becquerel. Autrefois j'avais l'habitude de m'y rendre à pied. Je n'avais pas eu le temps de rédiger les consignes concernant ma fin de vie comme j'avais prévu de le faire, mais j'avais réglé le problème des déplacements.

 

-J'ai des nouvelles pour vous, m'a dit l'hémato à peine étais-je entré dans le cabinet de consultation, alors que je n'avais pas encore ôté mon blouson. Il avait compris que j'appréciais cette façon de faire. Qu'on soit cash et qu'on ne perde pas de temps.

 

Et puis ça tombait bien, j'étais venu pour ça, prendre des nouvelles de moi.

 

-J'ai fait lever le double aveugle de l'étude Revlimid à laquelle vous participiez. En fait, vous étiez dans le groupe placebo.

 

-Ça veut dire, si j'entends bien, que vous allez me mettre sous Revlimid?

 

-C'est ça, absolument.

 

-Pendant combien de temps?

 

-Trois mois, peut-être. Cela dépendra du résultat. Ce sera plus long s'il le faut. L'important pour moi est de vous mettre en situation d'être greffé. Cela peut durer trois mois comme six mois, voire plus.

 

Cette solution m'apparaissait logique et satisfaisante. J'avais déjà pris du Revlimid pendant deux mois au début de l'essai thérapeutique sans que j'ai à souffrir d'effet secondaire particulier. Le traitement était on ne peut plus simple. Il s'agissait d'une simple gélule à prendre une fois par jour. Il n'y avait pas d'hospitalisation à prévoir. Mon autonomie était préservée. C'était ce qui importait. De plus, si le Revlimid se révélait efficace, je devrais voir sinon disparaître, mais au moins s'atténuer les symptômes actuels du myélome.

 

-Mais maintenant qu'on vous connait un peu mieux, a-t-il poursuivi, il paraît douteux que trois mois de chimio soient suffisants. Vous êtes en général assez lent à répondre aux traitements. Mais il ne faut pas non plus qu'on perdre de temps. J'aimerai qu'on fasse cette greffe au plus vite.

 

Une façon de me dire que tout cela ne sentait pas très bon.

 

-Ça veut dire qu'on fera plus probablement six mois de chimio au lieu de trois?

 

-Ça veut dire qu'on n'en sait rien, mais qu'il faut essayer au moins pendant trois mois pour se faire une idée, et s'attendre à prolonger le traitement si cela s'avère nécessaire.

 

Mais pour envisager la greffe, il restait encore une condition à remplir.

 

-Vous avez reçu les résultats des test de compatibilité de mon frère?

 

-Pas encore. Je vais vous donner un rendez-vous dans un mois. Nous les aurons reçus d'ici là. On fera le point sur le traitement. Bon, sinon, comment vous sentez-vous?

 

Je lui ai parlé de la fatigue, de mon périmètre de marche qui se réduisait comme peau de chagrin, des malaises que je faisais quand je me relevais après m'être baissé, et de l'évanouissement sans entrer dans les détails.

 

Il m'a demandé les résultats des dernières analyses.

 

Bon, a-t-il dit, évidemment avec un tel taux d'hémoglobine... Je pense que je vais vous mettre sous EPO. Mais pour l'instant, je vais vous examiner et je vais vous prélever un peu de moelle, a-t-il conclu en me désignant la table d'examen. Vous avez l'habitude, je pense?

Ce n'était en effet pas la première fois qu'on me plantait une aiguille dans le sternum. Je ne m'expliquais pas la répugnance qu'avaient les hématos à annoncer ce genre d'examen, somme toute à peine douloureux quand il était bien pratiqué, autrement que par la peur irraisonnée qu'il générait chez la majorité des patients. Je ne suis pas un héros. Je crains la douleur comme quiconque. Mais j'ai la chance d'être pragmatique.

 

Il a repris sa place derrière le bureau dès qu'il en a eu terminé tandis que je me rhabillais, et a commencé à remplir diverses ordonnances. Enfin il m'a tendu le sésame grâce auquel j'allais pouvoir prendre rendez-vous auprès de la secrétaire pour le mois prochain.

On s'est serré la main. Je suis passé au labo pour me faire fournir le Revlimid pour le mois.

 

Comme d'habitude j'ai allumé une cigarette à peine dehors, face à l'entrée de Becquerel, parmi les pousseurs de pieds à perf. qui clopaient à mort, le regard dans le vide, et le chaos habituel des ambulances, des fauteuils roulants, des brancards, des types en tous genres tétanisés d'angoisse, résignés, ou plus ou moins en train de crever.

La première bouffée, profonde, brûlante, aromatique, était un pur délice.

 

J'avais trois mois devant moi. Peut-être six.

Tout allait bien.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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3 septembre 2008 3 03 /09 /septembre /2008 19:15
 

 La nuit était tombée quand on est sorti du resto. On avait trop picolé. Yves avait dit qu'il préférait franchir la Seine et rentrer à pied plutôt que de prendre un bus, histoire de s'oxygéner. Il voulait être seul, je crois. Moi aussi. On s'est séparé d'une claque dans le dos au pied de mon immeuble en disant qu'on se donnerait des nouvelles. J'ai regardé sa silhouette hésitante s'effacer dans une zone d'ombre, en direction du pont, après qu'il ait franchi le halo du dernier lampadaire.

 

Je suis rentré. Dans la cuisine, j'ai déchiffré avec peine le mot que Camille m'avait griffonné au verso d'une page d'un magazine de mode japonais imprimée sur internet. Quelle écriture! Illisible. C'est quoi, ça? Des idéogrammes? Apparemment, elle était partie rejoindre des copines en ville. J'ai cru comprendre qu'elle disait qu'elle appellerait plus tard pour me dire vers quelle heure elle rentrerait. Prends ton temps ma fille, me suis-je dit. Je savais que de toutes façons je ne pourrai pas dormir maintenant.

 

De toute la journée, depuis que j'avais vu l'hémato pour parler des conséquences de ma rechute, un dialogue intérieur tenace n'avait cessé de polluer mes pensées. Mon cerveau frisait la surchauffe. Il fallait calmer le jeu. En venir aux conclusions. Malgré le vin algérien qui bouillonnait dans mes veines, je me suis servi un Bombay Sapphire XXL sans hésiter -luttons le feu contre le feu me suis-je dit en pleine crise de mauvaise foi- et me suis laissé tomber sur le canapé, dans la pénombre. J'avais besoin de silence et de solitude pour faire le point. Je me suis déchaussé à la va-vite et j'ai balancé mes chaussures au jugé, de la pointe du pied. Pas mon style habituel. Mais impossible de réfléchir autrement que pieds nus. Il fallait faire vite. Les chaussures sur le tapis clair me faisaient penser à un couple de chats noirs endormis. Paisibles. Des quais ne provenait plus que le chuintement des pneus sur l'asphalte. Au loin, une sirène. Le SAMU ou les pompiers, je n'ai jamais su faire la différence. Les stores striaient le plafond d'une pâle lumière. J'ai allumé une Camel, et avalé une gorgée de gin.

 

Utilisé aux bonnes doses, l'alcool est un excellent anxiolytique. J'en faisais un usage soutenu le soir, depuis quelques temps. Pur civisme de ma part. J'aurais pu me contenter de vulgaires benzodiazépines, mais il me répugnait de creuser le trou de la Sécu par une attitude irresponsable. Au lieu de ça, je contribuais à combler le déficit en payant la taxe Sécu sur chaque bouteille que j'achetais au Monop. pour un résultat similaire.

Et puis pour tout dire, si l'on considérait que le goût et l'agrément étaient des paramètre à prendre en compte, Xanax versus Bombay Sapphire, y'avait pas à hésiter.

 

La première gorgée de gin m'a apaisée. Ça n'allait pas durer.

Soudain, tout est arrivé, en avalanche, comme dans une chanson de Nougaro.

 

Flashback. Juillet de l'année dernière, après la deuxième greffe. J'étais faible comme une gamine anorexique, mais j'avais survécu.

L'hémato de service à l'hôpital de jour venait d'arracher le trocard de mon sternum d'où elle avait prélevé quelques centimètres cubes de moelle.

Les questions me brûlaient les lèvres.

Y avait-il des mesures de prophylaxie à prendre afin de prolonger la rémission? Des précautions à prendre? Un régime alimentaire particulier à observer?

Elle avait fixé son regard bleu dans le mien tout en collant soigneusement un pansement sur les quelques poils rescapés de mon torse. Elle affichait ce genre de sourire doux et ambigu destiné à vous apaiser tout autant qu'à tenter de vous persuader de prendre la vie comme elle se présente. Elle m'avait avoué n'avoir pas de consigne précise à me donner.

Pas le moindre petit conseil? Vraiment? Peut-être cela n'en valait-il pas la peine? Comment savoir?

Je me souvenais précisément de ses mots. Elle avait dit : pas de consigne particulière. Elle avait ajouté : vous êtes en vacances.

 

Mais depuis ce jour de juillet, les évènements s'étaient irrésistiblement enchaînés, comme ces dominos alignés qui chutent l'un après l'autre, le premier entraînant inexorablement le suivant, jusqu'au dernier d'un parcours sinueux et prévisible. J'avais fait face à la nécessité de réorganiser ma vie pour le mieux. Divorce, déménagement. Le myélome m'avait laissé tout juste le temps remettre les compteurs à zéro avant de reprendre les hostilités, mais guère plus. Maintenant, avec cette rechute, j'étais face à un nouveau délai, mais cette fois, j'étais maître des options et libre de mes décisions. Ça changeait tout.

 

 

L'hémato avait parlé de six mois comme d'un minimum avant qu'on puisse envisager une nouvelle greffe. Six mois de chimio. Rien ne laissait présager que ces six mois s'écouleraient comme un long fleuve tranquille. Il n'avait pas dit un mot là-dessus. La maladie progressait. Les cellules malignes s'affolaient, et, affamées, virulentes, proliféraient à qui mieux mieux, si j'en jugeais à la courbe de progression de mon taux de protides. Elles semblaient bien déterminées à me dévorer.

La priorité pour les hématos était de trouver le moyen approprié pour calmer les ardeurs de l'Alien qui venait de se réveiller au cœur de mes os. Cette pourriture était bien déterminée à en découdre une fois pour toutes.

Et puis, il s'agissait de dénicher un donneur. JJ et moi, on n'étais pas forcément compatibles.

Je ne pouvais peser sur aucun des paramètres. J'en étais réduit à m'en remettre aux décisions des médecins, et à attendre.

 

Attendre.

L'hémato m'avait prévenu qu'il n'obtiendrait les résultats des tests de compatibilité de JJ qu'une quinzaine de jours après le prélèvement. Quand au choix d'une chimio appropriée, il devait être étudié en staff. Je ne connaîtrai leur décision que la semaine prochaine, à la consult.

Travailler en staff, c'est l'habitude, à Becquerel. Le vendredi, les hémato discutent ensemble des dossiers les plus épineux. Ils mettent en commun leur savoir et leur expérience au cours de leur réunion hebdomadaire. Ils y examinent les données, confrontent leurs avis, consultent leurs statistiques, boivent des cafés, mangent des croissants, négocient, argumentent, refilent les basses besognes aux internes qui prennent des notes en tous sens sur les bouts de papiers pouilleux dont leurs poches sont bourrées.

Au bout d'un moment, ça dérive. On s'engueule, on dégaine ses statistiques. On se dit que ce patient à la con commence à nous les gonfler sérieusement. Putain, qu'est-ce qu'on va en faire de celui-là? On se dit que ce coup-là, on est vraiment dans la merde. Bon, alors on fait quoi? On vote? On se le fait à la courte paille? Non... Je déconne. Tiens, regarde la stat israélienne que j'ai reçue ce matin... Quoi? T'appelle ça une stat, toi? C'est une vague étude. Rien de plus. Et encore. Sept cas!!! Sept cas pourris. T'en a deux qui ont canné direct, et encore deux autres un mois plus tard, et un qu'est franchement pas terrible... Ouais, mais si je sais compter, il en reste deux... Et puis, t'as une meilleure idée, toi? Si on appelait X, à Nantes, ou Y à Atlanta? Ah non, merde, le décalage horaire... Pff... Le décalage horaire avec Nantes, ça devrait aller... Bon, d'accord, je vais essayer de joindre X. ( il dégaine son portable et sort de la salle de réunion. Dans le couloir, il appelle d'abord vite fait une certaine Nathalie qui bosse au troisième... Quel cul, mais quel cul!).

Certains réclament une pause pour s'en aller fumer une clope ou sortent en douce pour pisser ou pour passer leurs coups de fils perso à d'autre Nathalie, Fabien ou Laetitia. Nathalie remporte tous les suffrages. Elle ne travaille à Becquerel que depuis trois mois, mais ses collègues commencent à la haïr sourdement. Autant dire qu'elle a de l'avenir dans la profession.

Côté hématos, y'en a plus que deux qui suivent... Les uns ont faim, c'est l'heure de l'hypoglycémie, d'autres ont déjà décroché : ils pensent à leurs vacances à la Tranche sur Mer, ou se demandent si finalement une Audi A4 ne représente pas un bon investissement, au vu de la côte à la revente. Finalement ils décident quand-même de la conduite à tenir pour le patient qui pose problème avant d'aller déjeuner au self. Ce sont des êtres humains après tout, eux aussi.

Pendant ce temps, ces petites malignes de cellules continuent de pousser sans que personne n'y puisse rien.

 

On ne vit pas dans le même espace temps, eux et nous. Pour nous, chaque seconde compte. On vit dans l'urgence. Mais pour eux, les décisions se prennent le vendredi. La mise en place des décisions attend la semaine suivante.

Nous autres, les patients, on se fait peut-être des idées. Peut-être qu'on a tendance à confondre vitesse et précipitation. Peut-être qu'on est stressé. Peut-être que quelques jours ne changent rien à l'affaire. De toutes façon, on sait où on va. Et puis, on n'a pas les connaissances suffisantes pour juger de la lenteur ou de la rapidité des décisions. Peut-être qu'ils sont dans le vrai. Peut-être qu'une semaine ne change vraiment rien à l'affaire. Sûrement, même. Comment pourrait-il en être autrement?

Qu'est-ce qu'on peut faire d'autre, nous autres, à part attendre?

 

 

 

-J'en ai marre qu'on me dise de lutter contre la maladie, m'avait dit Yves au cours du dîner. Quelle connerie! Qu'est-ce que ça veut dire lutter contre la maladie? Qu'est-ce que tous ces cons imaginent qu'on puisse faire, à part prendre les traitements qu'on nous prescrit, et attendre de voir comment notre organisme réagit?

Que quelqu'un me dise ce qu'on peut faire, en pratique, à part attendre que le truc nous retombe dessus!

Il faut faire quoi qu'on ne fasse déjà? Serrer les dents? Fermer nos gueules? Faire preuve de dignité? Éviter de se plaindre? Ne pas avoir peur? Ne pas déprimer? Faire chier personne avec notre cancer? Oublier? Se faire oublier? Ne pas insister? Faire mine de ne pas voir que le vide se fait autour de nous? Faire comme si de rien n'était? Prier?

Tiens, et pourquoi pas prier, tant qu'on y est?

 

J'ai failli recracher ma merguez en m'étouffant de rire...

 

-Prier... Là, tu pousses...Mais tu as raison, ai-je bafouillé en m'essuyant la bouche. Cela n'a aucun sens de nous dire de lutter. Il n'y a rien qu'on puisse faire pour lutter contre la maladie. Notre rôle se limite à prendre les traitements et attendre. La voilà, notre marge de manœuvre. Nulle. On est des jouets. Des pantins sous perfusion.

 

-C'est bien simple. Le prochain type qui me dit qu'il faut lutter, je lui fous mon poing sur la gueule.

 

-Alors là, mon pauvre, si tu veux rosser les cons, t'as pas fini de cogner. On est cerné par les cons... T'avais pas remarqué?

 

 

 

Les chaussures-chats ondulaient sur le tapis. La pièce toute entière était animée d'un léger balancement.

 

La question était celle-ci. Supposons que ces six mois soient les derniers que j'ai à vivre, quelle était chose la plus importante qu'il me restait à accomplir?

Cette question, je me l'étais déjà posée, le jour même où ma maladie avait été mise au jour. Précisément alors qu'une aide-soignante m'avait accompagné du service d'ophtalmo jusqu'au service d'hématologie de Becquerel. Sur le coup, je ne pensais même pas à six mois. Je pensais à beaucoup moins. Tout était si soudain. Personne n'avait encore énoncé de diagnostic. On n'avait pas encore prononcé le mot cancer. Pourtant, j'étais déjà prêt au pire. Normal, quand on franchit la porte de Becquerel.

C'est à lui que j'avais pensé immédiatement. Antoine. Quatre ans à l'époque. Y'avait quoi de plus important?

 

Il fallait que je lui laisse un maximum de souvenirs de son père. Pas question de lui léguer le vide atroce que ma mère m'avait laissé en héritage. J'avais cinq ans, moi, quand le cancer avait eu la peau de ma mère. La priorité était de l'emmener en vacances cet été avec Camille. J'avais déjà expliqué tout ça à Martine. C'était obsessionnel ce projet de vacances. Ça faisait un bon moment que j'y pensais sans cesse. Elle avait compris, bien sûr.

Il faudra composer avec la chimio. Négocier avec les hémato. Je ne leur laisserai pas le choix. Si je suis en position et en état de le faire, bien sûr. Si je ne suis pas hospitalisé. Si je tiens debout un minimum. Je sais de quoi le myélome est capable. Mais je négocierai dur. On verra. Ils comprendront.

 

Dans quel état serai-je cet été? Impossible de savoir. Sans doute sera-t-il nécessaire de programmer un départ au dernier moment. Hôtel ou club de vacances. Pension complète. Je n'aurai rien à faire, rien à gérer. Tout sera organisé et sécurisé pour Antoine. Super piscine. Au pire, club enfant. Je ne mettrai jamais mon fils dans un club enfant. Il faudrait qu'il m'en supplie à genou. Rien à craindre avec Antoine. Mais on ne sait jamais. Ça pourrait être moi qui ai besoin qu'il aille au club enfant... Le voyage se fera en train ou en avion. Serai-je seulement en état de conduire? On prendra l'avion. Oui, l'avion ce sera parfait. Rapide. On prendra une navette jusqu'à l'aéroport. Bagages minimum. Chacun se débrouillera avec sa valise. Est-ce que tout le monde a une valise à roulette? Oui, je crois. C'est bon. Camille sera là en cas de coup dur. Ne pas partir trop loin. Dans un pays doté de structures médicales sérieuses. Prendre une assurance béton en cas de rapatriement ou d'annulation de dernière minute. Le plus simple serait de rester en France. La Corse peut-être. Je ne suis jamais allé en Corse. Mais j'ai vu des tas de reportages à la télé. Magnifique. Il y a quelques années, je rêvais de faire le tour de Corse en moto. J'avais une moto démente, à cette époque. Une Honda Pan European. Idéale pour ce genre de projet. Finalement, ça ne c'est pas fait. D'accord, ce sera en Corse. Ils ont un service d'hémato, en Corse? Va savoir! De toutes façons, il y a Marseille de l'autre côté de la mer. La Timone. Il ont des hélicos. Pas de souci. J'ai jamais pris l'hélico. Paul m'a dit que c'était terrible. L'estomac qui file véritablement dans les talons, que ça t'étire l'œsophage, quand tu tombes sur un pilote un peu nerveux. Il avait testé ça à l'armée, quand il était Aspi à Libourne. Les pilotes, des vrais bourrins. Des militaires. Est-ce que je trouverai une location au dernier moment? Oui, sans doute. Internet. Question réglée. Dès demain je commence à me renseigner. Histoire de se faire une idée. Il faudra aussi que je réfléchisse aux dates possibles. Voir avec les mères respectives. Le prix? Je vais y laisser ma chemise. Rien à foutre. Tiens, je vais prendre un crédit. Une bonne occasion d'entuber un assureur! Je vais pas rater ça! Six mois! On a dit qu'on supposait qu'il ne restait que six mois. Alors je suppose. De toutes façons, je n'ai jamais voulu être le mec le plus riche du cimetière. Évident. Le fric, ça ne m'a jamais intéressé. J'en ai eu à certaines périodes de ma vie. A d'autres pas. Ça n'avait rien changé à ma vision du monde.

 

Je me suis arraché du canapé pour aller me servir un autre anxiolytique. J'ai attrapé la bouteille bleue sur l'étagère et la boite de Schweppes que j'avais laissée au frais dans le congélateur. Pas de glaçon. Surtout pas. Aucun effet sur l'anxiété avec un glaçon. Vous pouvez me croire. Impossible avec un glaçon de rester stoïque. Les glaçons dans le gin, ça renforce l'anxiété. Enfin, chez moi.

 

Anxiété : État d'agitation au sujet d'une situation incertaine dont on souhaite qu'elle ait une issue heureuse, et redoute qu'elle tourne à la catastrophe ( d'où une inaptitude typique à prendre plaisir à des activités réputées agréables, culturelles, sexuelles ou sociales ).

 

On doit, suggérait Sénèque, garder en permanence à l'esprit la possibilité du malheur.

A un ami qui avait eu vent d'un procès qui se tramait contre lui et qui risquait de le déshonorer, il avait donné ce conseil : si tu veux chasser tout souci, imagine que ce que tu redoutes va certainement arriver. ( Faire des prédictions par trop optimistes à un anxieux sous-entend qu'il serait désastreux que les évènements se produisent autrement. Sénèque considérait que de mauvaises choses se produiraient sans doute, mais qu'il était peu probable qu'elle soient aussi mauvaises qu'il le redoutait. Futé.)

C'était bien la méthode que j'appliquais au quotidien. Il n'y a rien de dépressif dans cette façon d'anticiper les emmerdes. Cela avait au contraire cette prodigieuse faculté d'alléger considérablement l'esprit de ses pensées négatives.

 

J'ai shooté malencontreusement dans un des chats en regagnant le canapé. Il a filé direct sous un meuble sans même protester. L'autre n'a pas bronché. Carrément dans le coma.

 

Pour les vacances, c'était réglé. J'ai senti une vague de bien-être m'envahir. Le reste me semblait accessoire. Six mois! Mais c'est que c'est long six mois, vus d'ici, ce soir, un verre de Bombay Sapphire à la main.

Si je lisais tout Proust? Tout Tolstoï? Tout Joyce?

 

-Ça me faisait flipper de te voir lire tout le temps, à la maison, quand j'étais petite, m'avait dit Camille pas plus tard que la veille en farfouillant dans la bibliothèque. Elle était à la recherche du traité d'athéologie d'Onfray que je lui avait promis, et sur lequel je ne parvenais pas à remettre la main.

 

-Tu exagères, je ne faisais pas que lire. Je faisais beaucoup d'autres chose. Mais j'ai toujours beaucoup lu, je te l'accorde.

 

-Oui, bien sûr. Je me souviens. N'empêche que ça m'a bloquée. C'est de ta faute si je ne me suis mise à la lecture que très tard. Vers seize- dix-sept ans, quelque chose comme ça.

 

J'ai laissé dire. Les enfants sont impitoyables. Je ne l'avais jamais forcée à lire quoi que ce soit. J'avais même renoncé à la persuader. Les livres étaient simplement là, un peu partout dans la maison. A disposition.

 

-Pourtant, c'est pas les bouquins qui manquaient à la maison. Maintenant, je suis accro moi aussi. Quand je vois le retard à rattraper...

 

-Tu n'as aucun retard. Personne ne lira jamais tous les livres du monde. Le principal, c'est de commencer un jour et de s'y nourrir en prenant du plaisir.

 

-Mais tu te souviens de tout ce que tu as lu?

 

-Non, j'oublie tout. Les personnages, les histoires... Tout. C'est pour ça que je garde mes livres précieusement auprès de moi. Ils sont ma mémoire que je peux aller consulter en cas de besoin.

 

-Moi aussi, j'oublie tout. Enfin, presque. Y'a quand-même des trucs que je mémorise. Mais alors, si tu oublies tout, à quoi ça sert?

 

-Indispensable! C'est la nourriture essentielle. Il reste la substantifique moelle : l'idée, le concept, le style, le mot, la vision, tout ce qui te permet d'éclaircir les brumes qui cernent l'étroitesse de nos esprits.

 

-Ça y est, je l'ai!!! Elle m'a tendu triomphalement le bouquin devant les yeux. T'es aveugle ou quoi? Il était juste là, sur le dessus de la pile..

 

-On est tous aveugles, ma grande. Maintenant que tu l'as, bon appétit...

 

Six mois! Il restait encore quelques scories qui m'encombraient l'esprit et dont il fallait que je me débarrasse au plus vite. Je savais parfaitement de quoi il s'agissait. Il était temps de m'y confronter. Six mois, c'est pas si long que ça, finalement.

 

On parlait dans les médias depuis plusieurs jours du cas tragique de cette femme, Chantal Sabire, atteinte d'un abominable cancer en phase terminale qui la défigurait affreusement et la faisait souffrir mille martyrs. Elle cherchait désespérément à en finir. Elle tenait à faire évoluer la loi française au sujet de l'euthanasie. Un cas bouleversant. Cette femme avait une trempe extraordinaire. Une dignité, une ténacité et une humanité exemplaires.

Moi non plus je ne voulais pas me trouver bloqué dans une situation qui ne laissait pour perspective qu'une interminable douleur. On ne dispose en France que du recours à la loi Léonnetti, que je connaissais parfaitement. Il me restait à écrire le courrier exprimant mes volontés et à le remettre à l'hémato à la consult. de la semaine prochaine, afin qu'il le joigne à mon dossier médical. Il faudra s'occuper de ça dès demain. Sylvie était d'accord pour veiller à faire respecter mes choix. On en avait parlé déjà. On était parfaitement d'accord. Elle avait le courage et l'amitié de prendre pour elle cette lourde charge d'avoir à décider le cas échéant quand il faudrait me débrancher. C'était très lourd, ce que je lui avait demandé, même si cela correspondait en tous points à son éthique. Je le savais, mais je savais aussi qu'avec moi, c'était différent d'avec ses patients. J'étais son ami. Elle était mon amie. Ça rendait les choses nettement plus difficiles. J'étais conscient de ce que cela allait lui coûter si la situation se présentait. J'avais honte d'avoir eu à lui demander cela. Elle avait dit oui, simplement, en me prenant la main. J'avais senti perler les larmes au coin de mes yeux. De toutes façons, je ne voulais pas laisser ça à Martine. Il fallait que j'anticipe les complications potentielles que trop de légèreté dans mes décisions auraient pu impliquer à l'avenir entre elle et Camille. Que ne va-t-on pas rechercher, parfois, sous le coup de la colère? Je n'avais pas l'intention de laisser traîner derrière moi ce genre d'arme de destruction massive.

 

J'ai souri largement dans le noir en imaginant la tête de l'hémato. Car le plus drôle de l'histoire, c'est qu'en échange du courrier que j'allais lui communiquer, il allait être dans l'obligation aux termes de la loi de me remettre un certificat stipulant qu'il avait bien pris connaissance de mes volontés à la date indiquée, et que j'étais à ce jour en parfaite possession de mes facultés mentales. Cocasse! Un cas de rémission spontané de PMD. Ça risquait d'être plutôt marrant de regarder un hémato qui mange son chapeau!

 

Puisque mon humeur devenait badine, il fallait que je pense aussi à rédiger mon testament. J'avais déjà quelques idées assez précises. Je savais que ne pourrais m'empêcher de donner dans le comique, le coup de théâtre et le sarcasme. Show must go on. On allait rire ensemble, une dernière fois!

 

Je me sentais tellement léger que j'avais l'impression de flotter dans les airs. Stupéfiants les effets combinés que peuvent procurer quelques décisions bien pesées, et dix centilitres de Bombay Sapphire.

 

J'ai entendu un Bip dans la cuisine. Téléphone. Je me suis extrait du canapé, écrasant au passage le chat qui gisait juste dans mon passage. Il n'a pas bronché. M'est venu à l'idée qu'il était peut-être mort.

 

C'était un SMS de Camille. Laconique: rentrerai demain fin de matinée. Laconique et suffisant.

 

Bien que je me sentais parfaitement apaisé, j'ai louché vers la bouteille bleue.

 

C'est vraiment pas raisonnable, ai-je pensé. Juste une larme, alors...

 

J'étais euphorique. J'avais l'impression d'avoir posé derrière moi sur le sol un sac à dos bourré de cailloux que je ne ne me voyais pas trimbaler sur mon dos pendant six mois.

 

J'allais voyager léger.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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3 août 2008 7 03 /08 /août /2008 19:34

 

 

 

 

Ils se sont installés côte à côte sur le canapé. Je me suis assis sur un pouf marocain face à eux. Je n'ai pas de table de salon, mais il y a un tapis. Ils ont refusé le café ou la boisson que je leur proposais.

 

Glinkowski a pris la parole. Il m'a présenté sa voisine et a précisé leurs rôles respectifs.

 

Madame Lepetit était responsable d'SOS Amitié pour la Haute Normandie.

C'était une femme d'apparence banale, ronde, qu'on imaginait aisément être une jeune grand-mère régnant sur une famille nombreuse. On se fait quantité d'idées fausses sur les inconnus. Peut-être n'avait-elle même jamais eu d'enfants? Peut-être vivait-elle depuis trente ans une relation saphique avec une aide-soignante d'origine togolaise dans une HLM de Grand-Couronne, ou, torturée par sa stérilité, écrivait-elle des nouvelles gore pour une revue italienne le soir, dans la bibliothèque d'une demeure normande du XVIIIième siècle?

Quand à Glinkowski, mince et nerveux, il pouvait être un vieux garçon. Un prof diabétique enseignant l'histoire dans un collège rural, ou un maître nageur en fin de carrière, ou encore un chercheur en biologie moléculaire fanatique de randonnées cyclistes.

C'était deux personnes ordinaires. Peu importe qui ils étaient. C'était des anonymes.

 

Glinkowski a dit que son rôle consistait, au sein de l'association, à recruter de nouveaux écoutants.

 

 

J'observais leurs regards qui exploraient l'espace où je vivais, tandis qu'ils cherchaient à imaginer eux aussi quel sorte de type j'étais.

 

Mon intérieur est sobre. Blanc, gris, beige, noir. Parquet de chêne. Pas de plante. Les quelques taches de couleurs chaudes qui éclatent ça et là émanent de la tranche des livres qui couvrent le mur du fond jusqu'au plafond, du pouf rouge coquelicot sur lequel j'étais assis, et d'une reproduction d'un tableau de Miro qui avait échappé a tous mes déménagements, posée en appui sur le mur à même le sol, défraîchie et énigmatique, qui captivait leurs regards.

La lumière de l'extérieur est filtrée par des stores blancs à lamelles, les murs gris pâle sont nus. Il y a quelques luminaires basiques de chez Ikéa.

Je n'avais pas encore trouvé le temps ni l'envie de fixer les appliques qui attendaient mon bon vouloir dans un placard. Les deux ampoules vissées sur de simples douilles qui jaillissaient du mur face à eux semblaient les préoccuper.

 

-Je viens d'emménager...

 

Glinkowski a hoché de la tête.

 

-Comment avez-vous découvert SOS amitié?

 

Je lui ai répondu que j'avais l'impression d'en avoir toujours connu l'existence. Je n'avais jamais eu recours aux services de l'association, mais je m'étais renseigné. J'avais cherché la faille sur le Net. La manipulation. La dérive religieuse, politique ou sectaire. Je n'avais rien trouvé de suspect.

 

Glinkowski a confirmé les principes que je venais d'énoncer, et s'est lancé dans une série d'explications. Ma prudence avait eu l'air de le satisfaire, mais il s'efforçait d'être dissuasif en forçant le trait. Il a souligné l'engagement et les difficultés éprouvées par les écoutants, puis il m'a prié de bien vouloir lui exposer mes motivations.

 

J'ai fait un bref tour d'horizon de ma situation professionnelle et familiale, sans m'étendre sur les détails de la maladie, puis j'ai expliqué qu'il y avait longtemps que j'étais intéressé par la démarche de l'association.

Autrefois, j'avais une famille à laquelle je devais me consacrer, et un travail qui captait une grande part de mon énergie. Aujourd'hui je vivais seul ou presque, puisque Camille était autonome et que je n'avais mon fils auprès de moi que de manière épisodique. Je ne travaillais plus. J'avais donc du temps.

J'avais besoin de me sentir utile. J'ambitionnais d'apprendre à offrir à ceux qui en avaient besoin une écoute attentive, non directrice, centrée sur la personne, visant à desserrer leur angoisse, pour les aider à retrouver leur propre initiative.

Ce que j'avais offert aux patients en exerçant mon métier de soignant, et qui avait donné du sens à ma vie, j'espérais le retrouver par cet autre moyen. C'était ainsi que l'idée m'était venue.

J'ai précisé que par ailleurs je n'étais pas dupe des motivations profondes qui entraient en jeu. S'intéresser à l'autre, chercher à comprendre sa douleur, tenter de l'aider, c'est chercher à se comprendre soi-même et à apaiser ses propres peines. Il y a là une forme d'égocentrisme teinté d'anxiété sous cet humanisme de façade. C'était déjà ce qui m'avait motivé à devenir soignant. Je ne faisais que poursuivre dans la même voie.

 

Ils se sont regardés d'un air entendu. Mes réponses avaient l'air de les satisfaire.

 

J'avais contacté l'association avant d'apprendre que la maladie avait récidivé. Le projet que j'avais un temps caressé de renouer avec mon activité quelques mois plus tard venait de s'évanouir le matin même. Quand au temps dont j'allais disposer, il revêtait tout à coup un caractère beaucoup plus aléatoire.

J'aurais peut-être dû leur dire que la donne venait de changer, mais j'ai juste précisé que je ne reprendrai probablement jamais mon travail, sans évoquer la rechute. Il semblait bien que celle-ci ne me permettrait pas de mener à bien ce projet, au moins à court terme. Mais peut-être plus tard, après la prochaine greffe? Après tout, c'était une hypothèse à ne pas exclure. Un pari contre le myélome.

 

L'entretien avait duré une heure environ.

 

Ils sont repartis l'air satisfait, après que j'ai noté sur mon carnet le nom et le téléphone du psychologue avec lequel je devais prendre rendez-vous, et qui évaluerait si j'avais les aptitudes à être un candidat potentiel. C'était la dernière étape avant qu'on puisse m'inscrire au prochain cycle de formation qui ne débuterait qu'en septembre.

 

Quand ils ont pris congé, j'avais la désagréable impression de les avoir fait se déplacer pour rien.

 

 

Camille est sortie de l'ascenseur alors que je les raccompagnais.

 

-C'était qui, Papa?

 

-Des êtres humains, ai-je répondu, avant de lui tendre la brochure qu'ils m'avaient laissée.

 

 

 

Plus tard, Yves est passé chez moi. On a pris un verre.

 

On a l'habitude d'expédier nos situations médicales respectives dès le début, quand on se rencontre. Ce n'est pas notre sujet favori. On préfère parler d'autre chose, mais c'est difficile d'y échapper tout à fait.

 

On parlait bas. Je lui avais indiqué d'un signe que Camille était dans la chambre, à côté. Il savait qu'elle n'était pas encore au courant.

 

On a dit quelques mots de ma dernière consultation en prenant un bourbon. Il connaît ma maladie mieux que je connais la sienne. C'est un curieux. Il s'intéresse à tout. Une qualité que j'ai toujours appréciée. La rechute, il s'y attendait, comme moi.

D'accord, c'était rapide. C'était logique qu'on me propose l'allogreffe. Rien d'autre à faire. Rien d'autre à dire. C'était le parcours normal. On a recoupé nos sources. On est tombé d'accord sur les statistiques.

 

Son Waldeström lui laissait, à l'époque ou on l'avait découvert, c'est à dire il y a deux ans, cinq ans d'espérance de vie.

Ça lui allait, cinq ans. Il trouvait ça correct. Actuellement, il estimait que son état était stable. On s'habitue a vivre avec des capacités physiques diminuées. Il suffit d'apprendre à fractionner les efforts, et à ne pas placer la barre trop haut. C'est comme d'avoir vieilli de vingt ans en quelques semaines. Une fois encaissés l'hôpital, l'annonce du diagnostic, la découverte du pronostic et la vie qui s'effondre, le reste est affaire de mental. C'est le moment d'adopter de nouvelles stratégies et de faire les bons choix. Ou les moins mauvais. Et d'oublier les projets à long terme.

Il a évoqué quelques ennuis de santé mineurs, mais l'essentiel était préservé. Il avait la possibilité de continuer à mener sa vie à sa guise, et comme moi, il avait bien l'intention d'en profiter tant que cela pourrait durer, c'est à dire jusqu'au moment où on ne pourrait plus faire autrement que de laisser la main aux médecins.

 

Pourtant, ce soir là, il voulait savoir à toutes forces comment tout cela allait finir, je veux dire, comment, en pratique, sa vie s'achèverait.

On ne peut éviter ces courtes bouffées d'anxiété qui vous saisissent soudain à la gorge, et vous font tout à coup quitter la voie de droite, comme une glissade inopinée sur une plaque de verglas qu'on rattrape in extrémis d'un rapide contre braquage.

Ma rechute nous avait rappelé que nous étions l'un et l'autre sur le fil du rasoir.

 

-Tu as une idée de la façon dont on y passe? Je veux dire, on meurt de quoi, au juste?

 

-Je ne sais pas vraiment. Je ne me suis jamais posé la question. De toutes façons, l'histoire se termine à l'hôpital.

 

-Les hémato doivent le savoir, eux. Ils ont l'habitude...

 

-Ce doit être différent pour chaque patient.

 

-Peut-être pas si différent que ça. Je voudrais savoir. T'as pas une idée??

 

-Ça doit varier. Insuffisance rénale, infection, hémorragie interne... L'organisme doit lâcher ça et là. Pose la question à ton hémato...

 

Il a éclaté de rire.

 

-Tu sais bien que je n'ai plus d'hémato. Enfin, si. Y'a bien la p'tite, là, à Paris...

 

Celle qu'il appelait affectueusement la p'tite était un éminent professeur de médecine, spécialiste de la maladie de Waldeström, qu'il avait contacté par simple email après qu'il eût claqué la porte de Becquerel, et qui avait accepté spontanément de le prendre en charge.

 

-Je l'aime bien, cette petite. Elle a compris que c'était moi, Yves, qu'il fallait soigner. Pas ma maladie. C'est pas comme l'autre là, à Becquerel. La technicienne. Si tu l'avais vue quand elle a appris que j'avais cinq frères et sœurs... Excitée comme une puce. D'office elle m'a proposé une greffe. Ce qu'elle ne savait pas, c'est que je connaissais les traitements et les risques. Je m'étais informé. La greffe, dans le Waldeström, reste expérimentale. Ce n'est pas le traitement de référence. Il y a quantité d'autres choses à faire avant de tenter la dernière chance. J'ai réussi à me faire confirmer tout ça par la petite, en bavardant. Tu as raison. Pas évident de faire parler les toubibs. Avec elle, ça va. Elle m'écoute. Mais l'autre...

 

On a cette conversation presque à chaque fois. Comme un rite. C'est un peu de ma faute. Je me demande toujours s'il fait le nécessaire. Je me demande s'il ne serait pas sur le point de changer d'avis, quoique cela ne me regarde pas vraiment. C'est une façon pour moi de lui témoigner que je me soucie de lui.

 

-L'autre... J'étais quoi, à ses yeux? Un paumé? Un simple routier? Un asocial? Un type qui ne comprend rien à rien. Un mec qui n'a pas son mot à dire? De la viande à expérimentation?

 

-Peut-être tout simplement un mec qu'elle pensait pouvoir sauver malgré lui. Mais je suis d'accord sur un point. Elle aurait dû prendre le temps de répondre à toutes tes questions. Et même les devancer. Elle a commis une faute par omission. Nous sommes des êtres humains. Nous commettons tous des fautes. Mais rien ne te permet d'affirmer que ses intentions étaient mauvaises.

 

-Le doute me suffit. Je ne suis pas son cobaye. Ou alors, je me porte volontaire en toute connaissance de cause. Il s'agit de ma vie et de ma mort. Je veux décider de tout moi-même. Je veux pouvoir prendre toutes les décisions qui me concernent, même si elles semblent illogiques, sans que j'ai à fournir d'explication. Je ne supporte pas les gens qui veulent faire mon bien à mon corps défendant. Ça me fout la rage. J'appelle ça de la dictature. Pas mon style.

 

On était parfaitement d'accord sur ce point. D'ailleurs,on connaissait ce sujet par cœur. On en parlait déjà en fumant nos clopes sur le trottoir devant Becquerel, il y a un an et demi. Le mieux était qu'on en reste là et qu'on sorte pour dîner, puisque c'était le deal.

Je n'avais plus envie de marcher, de traverser Rouen à nouveau.

 

-Ça te dit, un couscous?

 

-Comme tu veux.

 

Je l'ai emmené au restau arabe qui venait d'ouvrir, à deux pas de chez moi.

 

 

 

-Tiens, choisis le vin, ai-je dit en lui tendant la carte après qu'on ait commandé les repas.

 

Il a réajusté ses lunettes.

 

-Merde alors!

 

-Quoi?

 

-Ils ont le même pinard que quand j'étais en Algérie...

 

-Tu connais? Il est bon?

 

-Ce dont je souviens, c'est qu'avec lui, on avait la tête cassée en remontant dans le camion, sous le cagnard...

 

-Alors, si c'est un souvenir, commande une bouteille.... Mais qu'est-ce que tu foutais en Algérie? C'était quand?

 

-En 80, par là. A l'époque, je travaillais pour une mission humanitaire...

 

Ce type m'étonnait en permanence.

Il avait été militaire au Tchad. Il connaissait la couleur du sang et des tripes, la peur, l'odeur des cadavres et le bourdonnement agacé des mouches. Passage en prison, puis reconversion dans l'humanitaire. Sa vie ensuite avait été une longue errance, parfois émaillée de pauses. Il avait parcouru des millions de kilomètres au volant de monstres d'acier de trente-huit tonnes et Europe et en Afrique. Ce qu'il voulait bien raconter de sa vie ne représentait que la partie émergée d'un énorme iceberg. Parfois, il lâchait des anecdotes qui commençaient par : «quand j'étais électricien dans un cirque, en Israël...», ou par : «J'étais barman au pays de Galles. J'étais bourré. J'ai piqué un vélo en sortant du pub et je me suis à rouler à droite...».

Par pudeur et par goût de la provocation, il préférait montrer sa face sombre, menaçante, comme ces animaux inoffensifs qui exhibent des couleurs effrayantes pour faire fuir les prédateurs.

Yves était tout sauf inoffensif.

En tous cas, il n'avait pas l'air de vouloir me parler de l'Algérie. Je n'ai pas insisté.

 

-Qu'est-ce que tu fais, en ce moment? Tu vas reprendre la route?

 

-Je pense, ouais. Je cherche un boulot qui paye bien. Je gagne un max de fric le plus vite possible, puis je glande jusqu'à ce que je sois fauché. Là, j'ai plus trop de thune. Il va falloir s'y remettre. Et puis j'en ai marre de traîner les troquets. Je commence à m'emmerder. C'est pas pour moi la vie de sédentaire. Je suis un SDF. J'ai envie de rouler. De voir d'autres horizons. J'ai envie de flamber au casino. Enfin, il faut que je bouge. J'ai déjà quelques pistes.

 

-Ta bretonne va bien?

 

Je parlais de sa logeuse qui lui louait un meublé rive gauche, au dernier étage de sa maison.

 

-Heureuse! Le mois dernier, je lui ai dit qu'il fallait qu'elle augmente mon loyer. Elle ne voulait pas. On s'est presque engueulés. Impossible de la persuader. Ils ont la tête dure, ces bretons. Mais j'ai allongé d'office 20 euros de plus, quand j'ai payé mon mois. Elle n'est pas riche. Elle n'a que la pension réversion de son mari. Moi, je m'en fout du pognon.

 

-Et ton site? J'ai l'impression que tu te laisses un peu aller...

 

-Ça tourne tout seul. J'ai au minimum cinquante visites par jour sans rien faire. Quand je me suis mis dans la tête de créer un site, je n'y connaissais strictement rien. L'article incendiaire sur Becquerel que j'avais mis en ligne sur mon blog avait reçu des centaines de visites et venait d'être censuré. Je reconnais que le titre « Putains d'enculés de toubibs» était un peu... Provoc. L'hébergeur avait reçu des menaces de dépôt de plainte. Devine de où elles pouvaient bien provenir?

Tu me connais. Le coup de la censure, ça m'a énervé. J'ai passé des nuits et des nuits à apprendre tout seul, sur le net. Puis j'ai créé un site, et j'ai remis l'article en ligne.

J'ai longuement étudié le système des balises. Maintenant, je suis tellement bien référencé, que quand un quidam tape Becquerel sur Google, il tombe systématiquement sur mon article...

 

Il jubilait.

 

Je n'aime pas qu'on me dise de fermer ma gueule. Et puis, mes intentions ne sont pas mauvaises. Je ne vise pas spécialement l'obsédée de la greffe, ni même Becquerel, mais l'ensemble du corps médical.

Il y a encore des médecins et des soignants qui doivent apprendre à aborder les patients qu'ils ont en charge dans le respect de leurs droits et de leur humanité, ou qui doivent admettre qu'il ne sont pas faits pour ce travail.

 

Je souriais intérieurement. A cinquante-sept ans, Yves n'avait pas encore renoncé à changer le monde.

 

-Et maintenant, tu vas continuer à alimenter ton site en articles du même ordre?

 

Il a haussé les épaules en remplissant nos verres.

 

-Au départ, je voulais me concentrer sur le médical et raconter ma vie. Mais ça m'a rapidement lassé. Trop difficile pour moi d'écrire. Je me suis rendu compte que ça ne m'intéressait pas. De plus, je ne suis jamais content du résultat. Je déteste mon style. Trop ampoulé. Amphigourique. Maintenant, je me contente de mettre en ligne des choses que j'aime.

 

-Van Gogh?

 

-Les lettres de Vincent que j'ai dénichées ont beaucoup de succès. Je me suis donné du mal pour les trouver. Pareil pour les photos. Il faut faire des recherches. Finalement, ça marche. Ça attire du monde. J'ai même des universités qui consultent régulièrement mes pages. On vient de partout. États Unis, Brésil, Koweït, Japon. Ça me fait marrer. S'ils connaissaient le type qui les a mis en ligne...

 

Le type qui mettait ces documents en ligne avait parcouru le monde, le sac plein de livres et la tête remplie de rêves. Quand il avait compris au début des années quatre-vingt dix qu'on pouvait avoir la planète dans la poche, il n'avait pas hésité une seule seconde. Il s'était acheté un PC et avait tout appris seul, en bon autodidacte. C'était un internaute de la première heure. Il continuait à correspondre avec de vieilles connaissances basées en Suisse, au Canada et aux USA. Il connaissait même un hématologue, en Floride.

 

Un jour, qu'on était hospitalisé à Becquerel il m'avait présenté son engin.

 

-Regarde, avait-il dit en me montrant son HP. Toute ma vie est là-dedans. Il me suit partout sur la route. Celui-là a au moins cinq-cent mille kilomètres au compteur. Il tourne comme une horloge.

 

Il souriait largement, face à moi, la gueule tranchée d'une large balafre qu'un type avait ouverte un soir d'un coup de lame, pour une histoire de femme.

 

Le couscous est arrivé sur la table. On a mangé en n'échangeant plus que quelques rares mots. Yves était perdu dans ses pensées. L'Algérie, peut-être.

 

Je me rappelais le jour où nous nous étions rencontrés, à Becquerel, chancelants, accrochés à nos pieds à perfusion devant un distributeur de boisson. Je n'avais plus assez de monnaie. Il avait payé mon café.

On était juste deux hommes qu'en apparence tout séparait, mais au fond si semblables.

 

On a liquidé le vin. Il commençait à faire chaud. Je ne sais pas pourquoi, on a parlé des femmes. Ça doit fatalement arriver, je suppose, dans une conversation entre mecs, après avoir vidé la première bouteille.

 

On a recensé celles qui avaient vraiment compté. Celles qui avaient participé à construire les hommes qu'on était devenus. On a écarté les autres, qui n'avaient été que des coups de cœur de quelques jours, ou les météores d'une nuit. De simples bouffées de tendresse.

Il y avait égalité au score. Rares étaient celles qui avaient pesé sur nos natures profondes. Pourtant, malgré les huit ans qui nous séparaient, on était de cette génération qui avait vécu la fin des années soixante-dix, la libération sexuelle, la pilule et les relations multiples. C'était avant que la crise ne domine les esprits, le chômage de masse et le SIDA. C'était avant la grande peur. Les gens étaient ouverts, à l'époque. Ils cherchaient le contact, voulaient connaître les autres, tout expérimenter.

Le vin d'Algérie nous rendait nostalgique.

 

On se remémorait les quelques femmes qui nous avaient fait vivre des épisodes passionnels. On avait eu cette chance-là. On avait frôlé les portes du paradis.

 

-Tu n'imagines pas le nombre de personnes qui passent toute leur vie sans connaître la passion, a-t-il dit avec un soupçon de tristesse dans la voix.

 

-Tu penses qu'il y en a tant que ça?

 

-C'est incroyable tous ces êtres qui n'ont jamais senti leur cœur battre, prêt à exploser, les jambes qui se liquéfient, l'esprit complètement envahi par l'autre...

Je parle beaucoup, dans les bistrots. Je n'ai que ça à faire, en ce moment. Et je dialogue aussi beaucoup sur le Net. Je n'entends parler que de misère affective... On me raconte des vies entières passées dans la solitude, ou auprès d'un mari ou d'une épouse qui sont au mieux des partenaires, mais le plus souvent des étrangers.

 

-C'est normal. Ces personnes avec qui tu parles, tu les trouves dans des endroits bien particuliers...

 

-Leur nombre semble infini... C'est rare de trouver quelqu'un qui a connu l'amour.

 

-Tu penses que la passion te tombe dessus par hasard?

 

-Je ne sais pas. Peut-être.

 

-Je pense qu'il y a une part de hasard, en effet. Mais je suis persuadé que la passion, ça n'arrive qu'à ceux qui ont en eux cette capacité à être passionné. C'est peut-être inné, c'est peut-être lié à notre vécu. Ou alors, c'est peut-être aussi un processus purement biologique. Un excès ou une carence de telle ou telle hormone...

 

-C'est déprimant, ton truc...

 

-Je ne trouve pas. C'est le destin. J'ai l'impression d'avoir toujours été gouverné par cette nécessité de la passion. Comme un junky qui cherche sa dose. Ça ne cessera jamais.

 

-Pour moi aussi, je crois... Quand tu as goûté à ça...

 

Il y a eu un silence, puis l'un de nous a dit :

 

-Finalement, on a eu de la chance.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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25 juillet 2008 5 25 /07 /juillet /2008 07:14

SOS

 

 



Je suis sorti de Becquerel les doigts crispés sur mon téléphone. C'était froid et visqueux dans la main. Comme un poisson mort dans ma poche.


Il fallait que j'appelle JJ au plus vite. L'univers s'était mis à tourbillonner autour de moi comme dans un manège dont les freins viennent de rompre. Il fallait faire quelque chose. Arrêter l'emballement.


Il était surpris de m'avoir en ligne. On s'appelle rarement. On s'était vus quinze jours plus tôt. On avait enterré notre père, puis il était reparti dans le sud.

Mon frère et moi, on est très différents. On a peu de contacts. On est presque des étrangers. C'est le sang qui nous lie.

J'avais besoin de son sang.


Une ambulance démarrait son moteur juste à côté de moi, dégageant une nuée sombre. Je me suis écarté.


-Je sors de Becquerel. Je vais avoir besoin de ton aide.


Pas nécessaire d'en dire beaucoup plus.


-Tu peux compter sur moi. Qu'est-ce que je peux faire?


-Je viens de rechuter.


-J'avais compris. Explique.


-Pas grand-chose à dire. L'hémato me dit qu'il faut qu'on passe à la vitesse supérieure. Il me faut un donneur pour une nouvelle greffe. Tu es le meilleur donneur potentiel.


-Qu'est-ce que je dois faire?


-En pratique, faire une prise de sang pour vérifier si on est compatible.


-On a de bonnes chances?


-Une sur quatre.


-C'est pas mal.


C'était lui qui m'avait appris à jouer aux dames et aux échecs quand nous étions enfants. A ces jeux fratricides, la guerre entre nous était équitable, si l'on excepte la différence de maturité qui nous séparait. Mais quand nous jouions aux cartes, ses mains, comme par magie, s'emplissaient d'as, d'atouts et de figures majeures.

Il avait toujours eu une chance insolente.

Après s'être enfui de la maison de notre père il avait, pour exorciser la mort prématurée de notre mère, tenté sa médecine. J'avais entendu de sa bouche des histoires de carabin. J'avais imaginé l'odeur âcre du formol des salles de dissection. Puis il avait fait carrière dans l'informatique. Il avait conservé de sa brève initiation médicale une nostalgie inquiète.


-Tu vas être contacté par le centre. Ils s'occuperont de tout. Il y aura un questionnaire à remplir. Il faudra effectuer un bilan médical à l'hôpital de Perpignan.


-OK. Et ensuite, si ça marche?


-Le moment venu tu devras subir une série d'injections de facteurs de croissance afin de stimuler ta moelle. Deux injections sous-cutanées par jour pendant une semaine, en principe. Puis tes cellules souches seront prélevées à l'aide d'une machine, une sorte de filtrage, à la manière d'une dialyse. Si nous sommes compatibles, bien sûr.


-Une chance sur quatre, c'est pas mal... Ça devrait marcher... Mais s'il s'avère que nous ne sommes pas...


-Il faudra qu'on me trouve un autre donneur. Il y a des banques. Nationales et internationales. Ils feront les recherches.


-Tu as quelle chance de trouver un autre donneur en dehors de moi? C'est difficile, je suppose?


-Je ne sais pas exactement.


J'avais le souvenir d'avoir lu quelque chose à ce sujet sur le net, mais il fallait que je vérifie. La probabilité de trouver un donneur 10/10 était de l'ordre de 1/200 000, si je ne me trompais pas. Mais ce n'était pas là le sujet. Les épreuves des derniers mois m'avaient appris à aborder les difficultés pas après pas, comme un alpiniste qui va gravir une montagne. Inutile de regarder le sommet quand on est encore dans la vallée. Le seul pas important, c'est celui qui doit suivre celui que l'on vient de franchir.


-Ça va marcher. Tu te sens comment?


-Pas mal. Fatigué. Mon hémoglobine est basse.


-Mais...Tu n'es pas hospitalisé?


-Non. Je suis venu à pieds jusqu'à Becquerel. Il faut que je fractionne mes efforts. C'est jouable.


-Ils me contactent quand, tu disais?


-Demain.




Tout en marchant de mon pas ralenti d'anémique j'ai tapé un SMS pour confirmer ma rechute que j'ai expédié à Martine et à Sylvie, puis j'ai coupé le téléphone. Je me suis dirigé vers le quartier St Marc. J'avais besoin de voir les hommes vivre. J'avais besoin de voir des pas qui se hâtent, des visages insouciants, d'entendre des bavardages insignifiants, de me saouler de rires légers volés çà et là.

J'avais faim. Je mourais littéralement de faim. J'aurais dévoré la vie toute entière.

Malgré le vent qui se levait, je me suis installé à la terrasse d'une brasserie. J'ai commandé une bière et demandé la carte. Il y avait du monde. Mon cerveau tournait à toute allure, comme un PC qui accompli plusieurs tâches simultanées. Je regardais les passants. Les personnes attablées alentour. Le ciel. Les voitures. Les sous-bocks. Les clopes écrasées sur le trottoir. Les papiers gras des caniveaux. J'étais captivé par tout ce qui pouvait évoquer la réalité la plus terre à terre. Chaque détail était revêtu d'une importance extrême, comme quand on sait qu'on est en train de vivre un moment crucial de son existence, et qu'on veut tout graver dans sa mémoire, pour pouvoir plus tard à loisir s'en repasser le film.

Je mémorisais quantité de données inutiles, mais je ne parvenais pas à réfléchir de manière efficace. Mon inconscient saturait volontairement la part consciente de mon esprit par le biais de cette surabondance d'informations visuelles. Les systèmes de protection tournaient au maximum. J'avais besoin d'un peu de temps pour encaisser la nouvelle donne. Pourtant, en arrière plan, déjà les hypothèses s'affrontaient, s'entrechoquaient, tentaient tour à tour de s'imposer. Dans ce chaos, des stratégies logiques émergeaient, luttaient, étaient évaluées. Je laissais faire. Il faudrait attendre encore un peu avant de faire le tri.

Quand plus tard le serveur a déposé la tasse de café devant moi, je savais, dans les grandes lignes, à quoi j'allais occuper les mois à venir.




Le ciel s'est assombri. J'ai longé l'église St Maclou par les venelles pour regagner la cathédrale. Le ciel bas aux abords de la rue du Gros s'est mis à exsuder un crachin froid qui vous transperçait.

Je me suis mis à l'abri sous les voutes du Printemps. J'ai fouillé le fond de mon sac, puis je me suis souvenu que Camille avait perdu mon parapluie quelques jours plus tôt. Elle perd tout ce qu'elle touche.

Je suis entré dans le magasin pour en acheter un autre. Indispensable en Normandie. L'idée d'en prendre un pour Camille n'a fait que m'effleurer. C'était une idée absolument vaine. Elle l'aurait égaré le jour même.

Quand je suis ressorti, le flot de passants s'était étiolé. L'averse avait forci. Les pavés, gras et luisants menaçaient de faire chuter les imprudents. Une grosse femme endimanchée passait devant moi alors que j'extirpais mon nouveau parapluie de sa housse. J'ai eu le temps de percevoir qu'elle était affreusement maquillée. Une poupée tragique. Ses cheveux venaient d'être colorés. Elle était vêtue de couleurs vives. Le dessus de ses pieds oedêmatiés qui martelaient à toute vitesse le sol trempé débordaient douloureusement d'escarpins vernis.

Alors qu'elle allait franchir l'axe de mon regard, il s'est produit un événement que rien ne pouvait laisser prévoir.


Un cri a retenti.

Un cri long, aigu, puissant, déchirant.

Un cri animal qui vous arrachait sauvagement les nerfs.

Un cri terrible qui s'est réfléchi sur la façade de la cathédrale, qu'on a entendu revenir vers nous comme un boomerang.

Un cri ultime qui s'est achevé brusquement sur une note plaintive.

Un cri qui le temps d'un instant a scotché sur place les passants qui se pressaient pour échapper à la pluie.


La femme s'est arrêtée net, face à moi. La stupeur se lisait sur son visage. Ses gros yeux se sont exorbités, comme si elle venait d'encaisser un énorme choc à l'arrière du crâne.


-C'est... C'est moi??? A-t-elle bredouillé.


Sa bouche s'était remplie de salive. Un peu d'écume moussait à l'angle de ses lèvres surlignées d'un rouge sanglant.

Au même instant un flot de larmes a jailli de ses yeux.


-C'est moi!! A-t-elle repris.

-C'est moi... C'est moi qui ai crié...Mais qu'est-ce qui m'arrive??? Mais qu'est-ce qui m'arrive??


Un énorme sanglot est monté jusqu'à sa poitrine. J'étais saisi. Statufié. Les yeux des passants étaient tous braqués sur elle. Un tsunami de stupéfaction avait submergé toute la rue.

Soudain, elle a senti le feu croisé des regards l'irradier. C'était comme si elle était devenue phosphorescente dans la grisaille ambiante. On ne voyait plus qu'elle, immobile sous la pluie. Une incoercible bouffée de panique et de honte a enflammé ses joues. Ses yeux affolés, débordants de larmes ont désespérément cherché un endroit où se terrer, comme ceux d'une bête aux abois. En quelques brusques enjambées, elle s'est engouffrée à toute allure en gémissant dans le magasin.


Je suis resté interdit. La toile du parapluie pendait mollement entre les baleines qui s'étaient bloquées à mi-parcours et refusaient de se déplier. Ma première pulsion avait été d'emboîter le pas de la femme afin de lui parler. Cette saleté de parapluie me retenait à l'extérieur. J'ai manipulé le mécanisme avec nervosité. Au bout de quelques longues secondes, j'ai réussi par hasard à le replier. Je me suis retourné et j'ai poussé la porte vitrée. La femme, paniquée, ressortait au même moment par l'autre battant. Elle m'a filé sous le nez sans me voir et s'est enfuie à toute allure. Elle était trop rapide pour moi.


Je ne savais plus que faire. Je suis entré. Le magasin était bondé. C'était le rayon lingerie.

Du seuil, j'ai balayé l'espace. Des femmes de tous âges palpaient les articles avec un regard songeur. A quoi pensaient-elles?

Je l'ai reconnue aussitôt. C'était une fille avec qui je travaillais, avant. Une infirmière de mon unité. On se connaissait depuis quelques années. Très jolie femme. Très mariée. Deux jeunes enfants. Des yeux sublimes. Douce. Patiente. Fragile, sous le verni. Humaine auprès des patients. Professionnelle. On s'entendait bien.

Elle ne m'avait pas vu. Je l'ai observée de loin caresser les dentelles du bout des doigts. Son beau visage était aussi impénétrable que celui des autres femmes. J'aurai volontiers échangé quelques mots avec elle. Le lieu et les circonstances ne s'y prêtaient pas. Je trouvais inconvenant de la surprendre dans cette activité intime. Je ne voulais pas qu'une conversation s'initie par des allusions à ses sous-vêtements, et moins encore sur mes aventures médicales. J'avais l'impression d'être réduit à l'histoire d'une maladie. Un banal dossier médical. Anonyme. J'aurai voulu pouvoir parler de tout autre chose, avec des inconnus.

J'ai profité qu'elle ne m'avait pas vu. Je l'ai observé un bon moment. Quand son choix a été fait, j'ai quitté les lieux sans me faire remarquer. J'avais un autre rendez-vous chez moi en fin d'après-midi.



Camille n'était pas rentrée quand je suis arrivé à l'appartement. J'en ai profité pour m'installer devant le PC fixe. J'ai ouvert Outlook. Peu de courrier, quelques spams que j'ai balancés sans les ouvrir après avoir mis les expéditeurs dans mes proscrits. J'ai écrit des mails assez substantiels à Martine, Sylvie et JJ pour leur fournir des informations plus précises. Je leur ai mis des liens au cas où ils souhaiteraient obtenir des données techniques sur les mini allo greffes. Je n'avais pas encore tout lu moi-même. Je verrai ça plus tard.

Je n'avais pas l'intention de prévenir d'autres personnes. J'ai envoyé un nouveau SMS à Sylvie pour qu'elle songe à lire ses emails, ce qu'elle ne fait qu'épisodiquement.


Yves avait répondu à mon mail de la veille. Il était rentré à Rouen. Il avait trouvé la réponse à ma stupide devinette de la veille. Qu'importe, comme prévu, il avait gagné un repas au restau. J'allais l'appeler quand la sonnette m'a fait sursauter. Je suis allé pousser sur le bouton. J'ai précisé par l'interphone que c'était au cinquième gauche.

J'ai ouvert la serrure et j'ai attendu sur le seuil. Je n'avais pas pris la peine de mettre mon nom sur ma porte. Presque personne ne l'avait fait dans cette résidence. J'ai attendu quelques minutes. Quand la lumière du couloir s'est allumée, j'ai découvert les visages de mes deux visiteurs. Un homme et une femme. J'ai souri et leur ai fait signe de la main. Ils se sont avancés vers moi en hésitant, puis ils se sont présentés.


Voici Madame Lepetit, a dit l'homme; et je suis Monsieur Glinkowski, de SOS Amitié.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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