-Je vous laisse l'aiguille en place? De toutes façons, vous revenez demain. Ça m'évitera d'avoir à vous repiquer...
-D'accord, si vous voulez.
L'infirmière a débranché la perfusion et a entortillé l'extrémité du tuyau avec un morceau de gaze. On aurait dit un cordon ombilical, sinon que les vingt centimètres de tube transparent qui s'échappaient du pansement adhésif pendaient juste en dessous de ma clavicule droite.
-Voilà, m'a-t-elle dit avec un bref sourire, à demain. Elle a disparu en poussant son chariot vers le box suivant.
J'ai enfilé mon tee-shirt. Le résultat était assez discret. De l'extérieur on ne distinguait qu'un léger renflement.
Il y avait au moins un point positif: ce nouveau protocole de chimio allait me laisser un peu de répit. Les quatre jours consécutifs de perfusions à l'hôpital de jour devaient être suivis de trois semaines sans autre traitement. C'était appréciable. On peut faire pas mal de choses de trois semaines de liberté, comme de partir en vacances, par exemple. A condition de ne pas être trop malade. J'ai quitté Becquerel sans demander mon reste, avec le même soulagement que ressent un coupable qui sort acquitté du tribunal.
A mes pieds une compagnie de pigeons s'envolait dans un bruissement affolé tandis que sans dévier de ma trajectoire je traversais la place St Marc en diagonale. Le téléphone a vibré dans ma poche. J'ai entendu des pleurs. C'était Camille. Inutile de me faire un dessin. Je savais ce qu'elle avait à me dire. Les résultats de son concours devaient tomber ces jour-ci.
Sans véritable surprise je l'ai laissée me donner les explications entre deux sanglots. Je m'attendais à son échec. Martine et moi l'avions mise en garde. Mais si les enfants prenaient en compte les conseils de leurs parents, ça se saurait. Inutile d'espérer leur épargner les déconvenues en les faisant bénéficier de notre expérience: ils doivent commettre eux-même leurs propres erreurs. Cette fois, par excès d'optimisme elle avait placé la barre trop haut. Elle avait voulu tenter directement le concours de deuxième année alors que celui de première année aurait dû n'être qu'une formalité. Échec, donc. Elle était désespérée. J'ai attendu qu'elle se calme avant de prendre la parole.
-Ce n'est pas si grave, Camille. D'accord, tu as raté ce concours, mais tu es reçue en deuxième année aux Beaux-Arts Rouen.
-Oui, je sais, mais je voulais tant retourner à Paris. J'en ai marre des Beaux-Arts de Rouen. J'ai l'impression de perdre mon temps.
-Tu ne perdras pas ton temps. Tu vas faire ta deuxième année à Rouen et tu repasseras des concours l'année prochaine. Une année de formation supplémentaire, ce n'est pas négligeable. Tu seras plus performante l'année prochaine.
-J'ai l'impression de rater tout ce que j'entreprends.
-Tu as simplement besoin d'un peu plus de maturité. L'erreur que tu as commise est d'avoir voulu griller les étapes. Ne t'inquiète pas. J'ai confiance en toi. Je sais que tu parviendras à ton but le moment venu.
-Je ne sais pas...Je n'ai plus de but...
Puis, sur un ton misérable elle a ajouté : je vais m'inscrire à la fac pour être comptable...
J'ai éclaté de rire. C'était une vieille blague entre nous. Tu finiras comptable, lui lançais-je en guise de menace quand j'étais mécontent d'elle. J'avais du mal à imaginer un métier plus ennuyeux.
-Non, pas ça... Pas la comptabilité, l'ai-je suppliée. Inutile d'en venir à de telles extrémités...
D'ailleurs, tu es nulle en maths. Et puis, soyons positifs: à partir d'aujourd'hui, tu es en vacances. Tu rentres quand à Rouen?
-Demain. Maman me ramène. Je peux venir chez toi?
-Bien sûr. En attendant, promets-moi de ne pas te flanquer à la Seine. Elle est froide et polluée. De plus, je te rappelle que tu sais nager.
Elle a eu un petit rire humide. Je l'ai entendu renifler.
-Oui, d'accord, promis. Alors à demain?
-C'est ça, à demain. Je t'embrasse.
-Bisous.
Martine m'a appelé dans les minutes qui suivirent. Je me suis assis à une terrasse ombragée et j'ai commandé une bière.
-Tu as eu Camille?
-Oui, à l'instant.
On a récapitulé ce qu'elle nous avait dit. On était toujours d'accord pour tout ce qui concernait notre fille. Mais pendant qu'on parlait, autre chose me contrariait. J'avais gardé le silence concernant ma rechute pour que Camille puisse travailler son concours sereinement. C'était inutile de la perturber avec mes soucis. Mais maintenant que tout était terminé, j'hésitais à la mettre au courant. Elle était déjà suffisamment secouée par son échec. Ce n'était peut-être pas le moment idéal pour lui annoncer de mauvaises nouvelles. Je ne savais que faire ni comment m'y prendre.
Quand je m'en suis ouvert à Martine, celle-ci a résolu le problème en quelques mots.
-Camille est déjà au courant pour ta rechute.
-Au courant? Comment ça? Depuis quand?
-Il y a déjà un bon moment. Elle m'a dit qu'elle l'avait appris en jetant un œil sur ton PC que tu avais laissé allumé.
-Et tu ne m'en a pas parlé?
-Elle ne me l'a appris qu'aujourd'hui.
-Donc, tu es en train de me dire qu'elle sait depuis quelques temps. Elle n'en aurait parlé à personne? Ni à toi, ni à moi?
-Ça m'en a tout l'air.
J'avais un peu de mal à croire à l'histoire du PC resté allumé. Je croyais avoir pris toutes les précautions pour la préserver. Je suis assez maniaque avec les PC, les mots de passe etc... Mais il était inutile de chercher à en savoir plus. Il est de petits mystères qu'il est préférable de ne pas chercher à élucider.
-Bon. Puisqu'il en est ainsi, je pense que le mieux est que je la laisse m'interroger. Je ne me vois pas la prendre face à face pour lui déballer ça. On ne peux jamais savoir si le moment est bien choisi. Qu'est-ce que tu en penses?
-Oui, c'est peut-être la meilleure façon de faire.
-D'ailleurs elle préfèrera peut-être en parler d'abord avec toi.
-Possible. Je te tiendrai au courant. Dis-moi, autre chose. Tu ne devais pas commencer une nouvelle chimio ces jours-ci?
-J'en sors.
-Comment ça se passe? Tu n'es pas malade?
-Non. Rien pour l'instant. On verra bien ce que cela donnera dans quelques temps.
-Tu n'as pas interrogé ton hémato sur les effets secondaires?
-Si, bien sûr, mais tu sais, l'hémato n'est pas très bavard de nature. Par ailleurs les effets secondaires diffèrent beaucoup d'un patient à l'autre. Les hémato préfèrent rester discret sur le sujet. Tu savais que l'anxiété peut majorer ou même induire des troubles? Tu as déjà entendu parler des nausées d'anticipation?
-Non, qu'est-ce que c'est?
-Il s'agit de patients qui ont des nausées en arrivant à l'hôpital, avant même qu'on leur ait administré la chimio. C'est un phénomène de type pavlovien, je suppose. Une sorte de réflexe conditionné qui anticipe le stimulus. (J'avais assisté à ça il y a quelques temps. Une femme, la cinquantaine environ, qui portait pour cacher son crâne pelé un turban blanc classieux qui jurait avec son jogging rosâtre et ses baskets bariolées. L'ensemble était assez extravagant. C'était sans doute pour ça qu'elle avait capté mon regard. Elle avait fait quelques pas en sortant de l'ambulance et avait soudain largué le contenu de son estomac devant la porte automatique, à longues giclées haletantes, au beau milieu du va-et- vient, sous le regard indifférent des fumeurs en pyjama accrochés à leurs pieds à perf...)
-Ce ne sont pas les nausées et les vomissements que je crains, ai-je poursuivi.
-Alors quoi?
-Les gros coups de fatigue ou les pertes de connaissance. Je crains que cela m'arrive quand j'ai Antoine avec moi. Je ne veux pas qu'il s'inquiète. J'ai peur de ne pas être capable d'assurer sa sécurité. Cela me pose un problème pour les vacances de cet été. Je n'arrive pas à prendre de décision. Imagine que je ne puisse pas sortir de mon lit ou qu'il soit nécessaire de m'hospitaliser...
-Je te comprends. Tu crois que le petit se doute de quelque chose? Il sait pour ta maladie?
-C'est difficile à dire. Je sais qu'il se souvient que j'ai été malade. Il se souvient m'avoir vu partir à l'hôpital en ambulance. Je ne pense pas qu'il en sache beaucoup plus. Il doit refouler. C'est sans doute mieux ainsi. Je ne vois pas l'utilité de lui en dire plus tant que ma maladie peut rester invisible à ses yeux. En tous cas, il ne me pose aucune question.
-Et sa mère? Tu crois qu'il lui pose des questions?
-Aucune idée. Mais je pense qu'elle m'en aurait parlé.
-Tu ne l'as pas interrogée?
-Non. J'ai coupé court à ses appels téléphoniques. Au début, je veux dire juste après notre séparation, quand elle me téléphonait elle me parlait de ses difficultés quotidiennes, son nouveau job, ses projets, ce genre de trucs... Du bavardage superficiel. Du blabla. Comme si nous n'étions que de vagues connaissances et qu'il ne s'était jamais rien passé entre nous. Une manœuvre pour banaliser nos rapports. Sans doute espère-t-elle que j'oublie... Mais je sais parfaitement qui elle est. Elle peut mentir à tout le monde, mais pas à moi. Je suis le seul qui connaisse les véritables raisons de notre divorce.
Un beau jour, excédé alors qu'elle monologuait depuis un quart d'heure, je lui ai demandé de ne plus me téléphoner, sauf en cas d'urgence ou de problème concernant Antoine. J'ai précisé que pour le reste, les SMS ou les emails étaient bien suffisants. Depuis, j'ai la paix.
-Tu es toujours aussi excessif. Je te rappelle que nous aussi nous sommes divorcés.
-Oui, je n'ai pas oublié. Nous avons divorcé d'un commun accord, si je ne me trompe pas. Cela fait une certaine différence, non?
-Certes.
Il y a eu un court silence.
-Je te ramène Camille demain?
-D'accord.
J'ai hésité un moment à prendre une autre bière. J'avais encore quelques heures à tuer avant mon rendez-vous chez le psy. Finalement, j'ai décidé de rentrer. Ça puait vraiment trop de gasoil ce jour-là dans ce quartier. La question des vacances avec Antoine me taraudait. Quelques jours auparavant Camille avait sorti d'un placard la boite dans laquelle je conserve les photos que j'avais récupérées chez Mamie. Elle en avait sélectionné quatre qu'elle avait étalées devant elle avec des gestes de tireuse de tarots.
-Et celles-ci?
Il s'agissait de ma mère à la fin de sa vie. Elle n'avait que trente-neuf ans. Sur les épreuves en noir et blanc aux bords dentelés on la voit allongée sur le lit qu'on avait installé dans le salon. Elle est bouffie de cortisone. A portée de sa main il y a une petite bassine de plastique destinée à recueillir ses vomissures. Sur l'un des clichés, accompagné de Mamie je brandis une sorte de fanion. Je vais avoir cinq ans. Ma mère a la tête tournée vers moi. Elle sourit. On va l'enterrer dans moins d'un mois.
J'avais tout oublié de cette scène, comme j'avais tout oublié de ma mère. Mais le plus étrange, c'est que j'avais oublié jusqu'à l'existence de ces photos que j'avais dû regarder des dizaines de fois depuis qu'elles étaient en ma possession. Je suis resté sidéré par la puissance du processus de refoulement.
Ce que je n'avais pas dit à Martine, c'est que je craignais que le même phénomène se produise chez Antoine, et qu'en guise de souvenir de son père, il ne subsiste en lui qu'un vide douloureux. Antoine allait avoir six ans. C'était la raison pour laquelle je tenais absolument à l'emmener en vacances avec sa sœur. Pour qu'il fasse moisson de souvenir. C'était peut-être les dernières vacances que nous pourrions passer ensemble.
J'en étais venu à la conclusion que le plus sage serait de louer un appartement dans une résidence de loisirs, genre Pierre et Vacances, sur la côte d'azur. Un logement confortable, tout équipé et climatisé, des commerces de proximité, des resto, une grande piscine et du soleil à foison. Je n'osais pas penser au prix qu'il me faudrait débourser, en pleine saison rouge, alors que mes finances n'étaient pas au beau fixe après tous les frais auxquels j'avais dû faire face ces derniers temps. C'est à ce moment là que ça m'est soudainement venu à l'esprit. Du fric, j'en avais.
Pourquoi n'avais-je jamais touché à cet argent?
Nous étions les seuls héritiers, JJ et moi, quand Mamie était décédée. JJ m'avait fait une procuration. Il habitait déjà la Normandie, tandis que j'habitais encore à Lille avec Martine. J'avais donc été chargé de vendre la maison de Roubaix après que nous nous soyons partagés quelques meubles et quelques souvenirs.
J'avais fait venir les chiffonniers d'Emmaüs. Quatre types aux visages marqués par l'alcool et la rudesse de vies chaotiques avaient débarqué un matin. Il était tôt, ils marchaient droit et voulaient en avoir fini avant midi. J'ai fumé cigarette sur cigarette pendant qu'ils vidaient la maison de tous les objets, de tous les meubles que je connaissais par cœur et dont j'aurais pu dresser la liste les yeux fermés, pièce par pièce, jusqu'aux fonds de tiroirs. C'était comme si toute mon enfance s'effritait sous mes yeux. Ils ont terminé par les Godin. Je les ai regardé, le visage rouge, les veines du cou gonflées au bord de l'éclatement ahaner pour hisser les lourdes charges de fonte dans le camion. En un tour de main s'en était terminé.
J'avais attendu qu'ils aient passé le bout de la rue pour faire une dernière fois le tour de la maison vide. Ce n'était plus la maison de Mamie. C'était devenu la maison de personne, si ce n'était l'odeur de poudre de riz qui flottait encore au rez de chaussée, une odeur qui restera pour moi éternellement liée à son image.
Il a fallu presque un an à l'agence pour trouver un acheteur. La maison était sans confort, mais comportait cinq chambres en plus de l'appartement du rez de chaussée où vivait Mamie, et était dotée d'un jardin de bonne taille. Mais le quartier qui avait été un quartier bourgeois dans les années vingt s'était au fil des ans déprécié et accueillait maintenant les familles les plus défavorisées. On n'en avait tiré qu'une somme très inférieure à ce qu'on pouvait en espérer. Une bouchée de pain.
Quand je suis sorti de chez le notaire avec mon chèque dans la poche, je me suis rendu aussitôt chez l'écureuil pour ouvrir un compte où déposer l'argent. Dans mon esprit, je ne toucherai à cette somme qu'en cas de coup dur, comme si Mamie de l'au-delà venait à ma rescousse. C'était une poire pour la soif. J'en avais presque oublié l'existence pendant vingt ans.
En terme de coups durs, il semblait que j'étais dans le cadre. Cancer, divorce, déménagement, que fallait-il de plus? J'ai allumé le PC après avoir retrouvé les codes dans mes archives et je me suis connecté. Le fric était bel et bien là. Ça commençait à se préciser pour les vacances. Je n'avais nullement l'intention d'être le plus riche du cimetière.
***
La nuit était douce. Une dizaine de personnes bière à la main fumaient leurs clopes devant le bar en bavardant. A quelques mètres de là une forte odeur de shit se répandait aux alentours d'un autre groupe de consommateurs. Des rires éclataient de toutes parts comme des fusées de 14 juillet vers le ciel étoilé. A l'intérieur, on entendait Jumpin' Jack Flash. Depuis l'interdiction de fumer dans les bistrots et les restaurants, le pavé de la rue était devenu par beau temps le dernier lieu de rencontre à la mode.
Un grand type maigre aux cheveux bleus s'est effacé pour me laisser entrer. L'intérieur était bondé. Il restait juste une place presque à l'extrémité du bar. La patronne était occupée à jouer au 421 avec une bande de jeunes gars hilares. Elle ne se souciait plus de ses clients. L'un des joueurs semblait accaparer toute son attention. Un beau gosse mutique qui lançait ses dés sans la quitter des yeux. Les habitués allaient se servir eux-même histoire ne pas la déranger, se contentant d'ajouter une barre devant leur nom sur un carnet laissé là à disposition.
J'avais depuis longtemps perdu l'habitude de sortir seul le soir. Quand j'étais marié, il ne me serait pas venu à l'esprit de sortir sans ma femme. Je ne savais plus comment m'y prendre. J'avais besoin de rééducation. Et d'une bière.
Quand j'étais sorti de chez le psy, en fin d'après-midi, j'avais profité des derniers rayons de soleil en m'installant à une terrasse pour me livrer à l'une de mes occupations favorites, c'est à dire l'observation des bipèdes. Il y avait, assise seule à une table un peu plus loin une femme, jolie, qui lisait. J'avais moi-même sorti un livre de mon sac, «Une saison ardente» de Richard Ford. D'où j'étais, je ne parvenais pas à déchiffrer le titre du sien. Nos regards s'étaient croisés avec une feinte indifférence, marquant cependant un très léger temps d'arrêt qui signifiait un intérêt mutuel...
-J'y ai longuement réfléchi, mais je ne vois rien de particulier à faire en attendant la mort, avais-je dit au psy, sinon que lire des livres, aller au cinéma, bref, continuer tant que faire se peut à vivre comme avant. Un peu comme si j'étais en vacances. Pourtant...
-Pourtant?
-Pourtant une chose me peine...
-Laquelle?
-Le plus difficile est de faire le deuil de la passion. Je veux dire la passion amoureuse.
-Pourquoi dites-vous cela? Expliquez.
-Cinquante ans, deux enfants, deux divorces et un cancer incurable. Vous voyez le pédigrée?
-Et alors?
-Alors je connais peu de femmes qui recherchent ce genre de profil.
Il s'est basculé en arrière sur son fauteuil et s'est gratté pensivement la barbe, signe chez lui qu'il prenait le temps de choisir soigneusement les mots qu'il allait employer.
-Je vois, a-t-il commencé. Le problème vient du fait que vous envisagez la passion comme devant être éternelle...
-Alors que chacun sait qu'elle ne dure que trois mois... Ai-je ajouté, sarcastique.
-Trois mois au mieux, a-t-il complété avec un sourire entendu.
-N'y voyez pas de puérilité de ma part, ai-je dit. Je suis un homme réfléchi. Mais s'il existe un domaine ou je ne calcule jamais, où je me laisse aller totalement à la pulsion, c'est celui des sentiments. J'ai toujours pensé qu'en amour, le plus raisonnable est de n'être pas raisonnable.
-Vous ne l'êtes pas, en effet. Vous faites comme si la passion devait être éternelle.
-C'est exact. Je suis ainsi fait. J'aime les émotions fortes.
-D'accord, je comprends. Mais sans parler d'amour éternel, n'avez-vous jamais songé qu'on pouvait vivre de simple instants de passion?
On pourrait croire que ce sont les évènements qui modifient le cour de nos vies et le regard que l'on porte sur le monde. Les rencontres, les séparations, les déceptions, les maladies, les naissances, la perte des êtres chers. Tout cela est faux. On jubile, ou on souffre, selon les cas, et on finit par s'adapter. Mais au total, on reste le même. Les seuls éléments capables de nous transformer en profondeur, ce sont les mots. Un seul mot peut faire basculer radicalement votre vie. En prononçant ceux-là, le psy venait de m'ouvrir de nouveaux horizons.
La fille de la terrasse s'est levée de sa chaise au bout d'un moment. Elle m'a lancé, déçue, un dernier regard avant de tourner les talons. Je me suis flagellé intérieurement. Quel abruti j'étais. De toute évidence elle n'aurait rien eu contre un brin de conversation, et qui sait, peut-être un peu plus si nous nous étions bien entendu.
J'étais encore en train de me maudire quand je l'ai vu revenir dans ma direction. Elle faisait preuve d'une belle persévérance. Mais j'étais totalement paralysé. J'avais été marié trop longtemps. Je ne savais plus comment m'y prendre avec les femmes. J'en avais même oublié les mots du psy. Elle est passé lentement à ma hauteur, comme pour me laisser une dernière chance. Puis dans mon dos, j'ai entendu ses pas s'accélérer. Merde! Quand je disais que j'avais besoin de rééducation. Au même moment, j'ai senti un fluide épais s'écouler paresseusement de mon nez. J'ai lissé par réflexe ma lèvre supérieure de la pointe de la langue. Je m'étais remis à saigner.
Il fallait se rendre à l'évidence. Il serait impossible de se faire servir dans ce bar tant que la partie de 421 ne serait pas terminée. A ma gauche, deux femmes bavardaient. L'une d'elles s'apprêtait à partir tandis que l'autre tentait de la retenir. J'ai désigné les verres qui leur faisaient face.
-Pardonnez-moi, c'est de la blanche?
Elles ont tourné le regard vers moi. La brune me regardait avec un sourire amusé.
-C'est ça, a-t-elle dit en riant. C'est de la blanche.
-Vous avez une idée de comment on peut se faire servir?
Elle a jeté un œil vers la patronne.
-Béa a l'air très occupée. Mais ça doit pouvoir s'arranger. Je vais vous servir. Vous voulez une blanche?
-Volontiers. Sans rondelle de citron s'il vous plaît. Et permettez-moi de vous en offrir une, ainsi qu'à votre amie.
-Non, non merci. Cette fois, je m'en vais a fait la blonde. Elle a ramassé sa veste au dossier d'une chaise et s'est dirigée vers la sortie, tandis que sa copine haussait les épaules en passant derrière le bar.
-Combien ça fait? Ai-je demandé après qu'elle eût posé devant nous deux verres ruisselants.
-Je ne sais pas. Béa, ça fait combien deux blanches?
La patronne n'entendait plus rien. Elle était totalement sous la coupe de son beau ténébreux. Était-ce dû à la douceur de la nuit? Il régnait ce soir-là dans la ville une tension érotique qui vous mettait les sangs en ébullition.
-Bon, ça doit faire six Euros. Quelque chose comme ça...
J'ai posé la monnaie sur le bar qu'elle a fait disparaître dans un tiroir. Elle est venue s'assoir auprès de moi.
-Au fait, a-t-elle dit, je m'appelle Kat.
Je me suis présenté et on a trinqué comme de vieilles connaissances. Le type aux cheveux bleus est passé derrière le bar pour changer la musique. Les basses d'une musique techno se sont mises à bastonner.
-Si on sortait fumer une cigarette? Ai-je dit. Je ne suis pas spécialement fan de ce genre de musique...
Elle a acquiescé. On s'est frayé un chemin jusqu'à la rue nos verres à la main.
Kat m'a entraîné vers le groupe de fumeurs de shit. Tout le monde semblait la connaître. Un jeune type à dreadlocks lui a tendu un joint en la voyant s'approcher. Elle en a aspiré une bonne dose et me l'a tendu. Cela faisait des années que je n'avais plus touché ce genre de produit. J'en ai tiré quelques bouffées avec plaisir.
-Mon truc, ce serait plutôt la musique symphonique ou lyrique, a-t-elle dit en me reprenant le pétard des doigts.
La bière et le shit levaient les inhibitions. Il y a des jours où l'on ressent le besoin de s'épancher. C'est toujours plus facile avec un inconnu. Kat était en mal de confidences ce soir-là. Elle devait se sentir en confiance avec moi. Je suis quelqu'un qui sait écouter.
Elle m'a parlé de sa passion pour Wagner que pour ma part je trouve un peu tonitruant, mais je me suis gardé de le lui dire. Elle collectionnait tous les CD et les DVD qu'elle pouvait se procurer. Son rêve était de se rendre un jour au festival de Bayreuth.
Le gars aux dreadlocks s'est tourné vers nous dans l'espoir de récupérer son joint. Quand il a vu que nous l'avions presque entièrement fumé il a eu un geste pour nous dire de le terminer.
-Pas grave, a-t-il bafouillé, je vais en faire un autre...
Nous sommes retournés dans le bar. La musique était assourdissante. J'ai proposé à Kat qu'on aille poursuivre notre conversation dans un lieu plus calme.
-OK, mais il faut que je récupère d'abord mon blouson.
Elle m'a emmené par les ruelles dans un autre bar que je ne connaissais pas. L'ambiance était sud-américaine. On a commandé des cocktails tandis que Kat enchaînait sur sa vie aventureuse.
Elle avait la quarantaine. Un fils de quinze ans. J'ai vite compris qu'elle était tourmentée par la proposition que lui avait fait son ami sous forme d'ultimatum de venir s'installer chez lui et de l'épouser.
-J'ai une dette envers Philippe, mais je ne suis pas tentée par la vie en commun. J'ai déjà essayé, deux ou trois fois. J'ai même déjà été mariée. C'est pas mon truc. Ça fini toujours mal...
Je ne pouvais qu'être d'accord. Mais sur le plan des divorces, j'étais largement gagnant. Deux à un. On en a bien ri, en se disant qu'à nos âges il était temps de se consacrer au meilleur et de laisser le pire à ceux qui se berçaient encore d'illusions.
Kat était une femme séduisante. L'ambiance apaisée de l'établissement et la douceur de l'éclairage me permettait de la détailler à loisir. Son visage régulier aux lèvres charnues et aux yeux sombres était encadré d'une épaisse chevelure brune. Son allure élancée que j'avais pu observer tout à l'heure dans la rue ainsi que sa façon de s'habiller, moderne et décontractée, un peu androgyne, la faisait paraître plus jeune qu'elle ne l'était.
-Tu sais pourquoi j'ai rigolé tout à l'heure quand tu m'as demandé si c'était de la blanche?
Je me doutais de ce qu'elle allait me dire. Kat avait un lourd passé de toxicomane. La conversation a pris un tour plus confidentiel quand elle m'a raconté l'enchaînement des cures de désintox et des rechutes, les gardes à vues, la crainte qu'on lui retire la garde de son fils, la peur du SIDA.
-Rassure-toi, a-t-elle conclu. J'ai échappé au SIDA. Et j'ai complètement décroché de la dope depuis plusieurs années. Grâce à Philippe. Il m'a tiré de là.
-Et tu es amoureuse?
-Non. C'est dur à dire, mais maintenant que je suis à nouveau sur les rails, je me rends compte qu'il ne m'apporte plus rien. J'ai un job, un appart, et pas la moindre intention d'être une femme au foyer et de pondre de nouveaux enfants. C'est ce que lui voudrait, maintenant.
-Tu lui en a parlé?
-Pas encore. J'ai honte de devoir lui asséner ça. Il a beaucoup fait pour moi. Mais je ne ressens plus rien pour lui.
-Il va cependant falloir le lui dire.
-Je vais le faire. Bientôt. J'attends le bon moment.
-Je ne suis pas sûr qu'il y ait un moment meilleurs qu'un autre...
-Non, sûrement.
Les lumières s'éteignaient les unes après les autres. Une manière discrète de nous faire comprendre que l'établissement allait bientôt fermer ses portes. La pendule au-dessus du bar affichait une heure cinquante. Il était temps de s'éclipser.
On est resté un instant gênés devant le bar pendant qu'on baissait le rideau de fer. Instinctivement nos corps se sont pudiquement enlacés.
-Tu me raccompagnes jusque chez moi?
J'étais d'accord.
En chemin, je me suis rendu compte que je n'avais presque rien dit de moi. J'avais passé la soirée à l'écouter et à l'encourager à poursuivre, me contentant de quelques remarques comiques à ses propos qui nous avaient bien fait rire.
Nous sommes arrivés au pied de son immeuble. L'ombre d'une porte cochère nous a accueilli. Nous nous sommes de nouveau enlacés tandis qu'elle tendait ses lèvres vers les miennes.
Au bout d'un instant, intriguée, elle a glissé sa main entre son sein gauche et ma poitrine.
-Qu'est-ce que c'est que ce truc là?
J'ai eu un mouvement de recul de peur qu'elle n'arrache mon tuyau par mégarde.
-Il y a un truc qu'il faut que je te dise, ai-je commencé...