Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Recherche

Archives

25 juillet 2008 5 25 /07 /juillet /2008 07:14

SOS

 

 



Je suis sorti de Becquerel les doigts crispés sur mon téléphone. C'était froid et visqueux dans la main. Comme un poisson mort dans ma poche.


Il fallait que j'appelle JJ au plus vite. L'univers s'était mis à tourbillonner autour de moi comme dans un manège dont les freins viennent de rompre. Il fallait faire quelque chose. Arrêter l'emballement.


Il était surpris de m'avoir en ligne. On s'appelle rarement. On s'était vus quinze jours plus tôt. On avait enterré notre père, puis il était reparti dans le sud.

Mon frère et moi, on est très différents. On a peu de contacts. On est presque des étrangers. C'est le sang qui nous lie.

J'avais besoin de son sang.


Une ambulance démarrait son moteur juste à côté de moi, dégageant une nuée sombre. Je me suis écarté.


-Je sors de Becquerel. Je vais avoir besoin de ton aide.


Pas nécessaire d'en dire beaucoup plus.


-Tu peux compter sur moi. Qu'est-ce que je peux faire?


-Je viens de rechuter.


-J'avais compris. Explique.


-Pas grand-chose à dire. L'hémato me dit qu'il faut qu'on passe à la vitesse supérieure. Il me faut un donneur pour une nouvelle greffe. Tu es le meilleur donneur potentiel.


-Qu'est-ce que je dois faire?


-En pratique, faire une prise de sang pour vérifier si on est compatible.


-On a de bonnes chances?


-Une sur quatre.


-C'est pas mal.


C'était lui qui m'avait appris à jouer aux dames et aux échecs quand nous étions enfants. A ces jeux fratricides, la guerre entre nous était équitable, si l'on excepte la différence de maturité qui nous séparait. Mais quand nous jouions aux cartes, ses mains, comme par magie, s'emplissaient d'as, d'atouts et de figures majeures.

Il avait toujours eu une chance insolente.

Après s'être enfui de la maison de notre père il avait, pour exorciser la mort prématurée de notre mère, tenté sa médecine. J'avais entendu de sa bouche des histoires de carabin. J'avais imaginé l'odeur âcre du formol des salles de dissection. Puis il avait fait carrière dans l'informatique. Il avait conservé de sa brève initiation médicale une nostalgie inquiète.


-Tu vas être contacté par le centre. Ils s'occuperont de tout. Il y aura un questionnaire à remplir. Il faudra effectuer un bilan médical à l'hôpital de Perpignan.


-OK. Et ensuite, si ça marche?


-Le moment venu tu devras subir une série d'injections de facteurs de croissance afin de stimuler ta moelle. Deux injections sous-cutanées par jour pendant une semaine, en principe. Puis tes cellules souches seront prélevées à l'aide d'une machine, une sorte de filtrage, à la manière d'une dialyse. Si nous sommes compatibles, bien sûr.


-Une chance sur quatre, c'est pas mal... Ça devrait marcher... Mais s'il s'avère que nous ne sommes pas...


-Il faudra qu'on me trouve un autre donneur. Il y a des banques. Nationales et internationales. Ils feront les recherches.


-Tu as quelle chance de trouver un autre donneur en dehors de moi? C'est difficile, je suppose?


-Je ne sais pas exactement.


J'avais le souvenir d'avoir lu quelque chose à ce sujet sur le net, mais il fallait que je vérifie. La probabilité de trouver un donneur 10/10 était de l'ordre de 1/200 000, si je ne me trompais pas. Mais ce n'était pas là le sujet. Les épreuves des derniers mois m'avaient appris à aborder les difficultés pas après pas, comme un alpiniste qui va gravir une montagne. Inutile de regarder le sommet quand on est encore dans la vallée. Le seul pas important, c'est celui qui doit suivre celui que l'on vient de franchir.


-Ça va marcher. Tu te sens comment?


-Pas mal. Fatigué. Mon hémoglobine est basse.


-Mais...Tu n'es pas hospitalisé?


-Non. Je suis venu à pieds jusqu'à Becquerel. Il faut que je fractionne mes efforts. C'est jouable.


-Ils me contactent quand, tu disais?


-Demain.




Tout en marchant de mon pas ralenti d'anémique j'ai tapé un SMS pour confirmer ma rechute que j'ai expédié à Martine et à Sylvie, puis j'ai coupé le téléphone. Je me suis dirigé vers le quartier St Marc. J'avais besoin de voir les hommes vivre. J'avais besoin de voir des pas qui se hâtent, des visages insouciants, d'entendre des bavardages insignifiants, de me saouler de rires légers volés çà et là.

J'avais faim. Je mourais littéralement de faim. J'aurais dévoré la vie toute entière.

Malgré le vent qui se levait, je me suis installé à la terrasse d'une brasserie. J'ai commandé une bière et demandé la carte. Il y avait du monde. Mon cerveau tournait à toute allure, comme un PC qui accompli plusieurs tâches simultanées. Je regardais les passants. Les personnes attablées alentour. Le ciel. Les voitures. Les sous-bocks. Les clopes écrasées sur le trottoir. Les papiers gras des caniveaux. J'étais captivé par tout ce qui pouvait évoquer la réalité la plus terre à terre. Chaque détail était revêtu d'une importance extrême, comme quand on sait qu'on est en train de vivre un moment crucial de son existence, et qu'on veut tout graver dans sa mémoire, pour pouvoir plus tard à loisir s'en repasser le film.

Je mémorisais quantité de données inutiles, mais je ne parvenais pas à réfléchir de manière efficace. Mon inconscient saturait volontairement la part consciente de mon esprit par le biais de cette surabondance d'informations visuelles. Les systèmes de protection tournaient au maximum. J'avais besoin d'un peu de temps pour encaisser la nouvelle donne. Pourtant, en arrière plan, déjà les hypothèses s'affrontaient, s'entrechoquaient, tentaient tour à tour de s'imposer. Dans ce chaos, des stratégies logiques émergeaient, luttaient, étaient évaluées. Je laissais faire. Il faudrait attendre encore un peu avant de faire le tri.

Quand plus tard le serveur a déposé la tasse de café devant moi, je savais, dans les grandes lignes, à quoi j'allais occuper les mois à venir.




Le ciel s'est assombri. J'ai longé l'église St Maclou par les venelles pour regagner la cathédrale. Le ciel bas aux abords de la rue du Gros s'est mis à exsuder un crachin froid qui vous transperçait.

Je me suis mis à l'abri sous les voutes du Printemps. J'ai fouillé le fond de mon sac, puis je me suis souvenu que Camille avait perdu mon parapluie quelques jours plus tôt. Elle perd tout ce qu'elle touche.

Je suis entré dans le magasin pour en acheter un autre. Indispensable en Normandie. L'idée d'en prendre un pour Camille n'a fait que m'effleurer. C'était une idée absolument vaine. Elle l'aurait égaré le jour même.

Quand je suis ressorti, le flot de passants s'était étiolé. L'averse avait forci. Les pavés, gras et luisants menaçaient de faire chuter les imprudents. Une grosse femme endimanchée passait devant moi alors que j'extirpais mon nouveau parapluie de sa housse. J'ai eu le temps de percevoir qu'elle était affreusement maquillée. Une poupée tragique. Ses cheveux venaient d'être colorés. Elle était vêtue de couleurs vives. Le dessus de ses pieds oedêmatiés qui martelaient à toute vitesse le sol trempé débordaient douloureusement d'escarpins vernis.

Alors qu'elle allait franchir l'axe de mon regard, il s'est produit un événement que rien ne pouvait laisser prévoir.


Un cri a retenti.

Un cri long, aigu, puissant, déchirant.

Un cri animal qui vous arrachait sauvagement les nerfs.

Un cri terrible qui s'est réfléchi sur la façade de la cathédrale, qu'on a entendu revenir vers nous comme un boomerang.

Un cri ultime qui s'est achevé brusquement sur une note plaintive.

Un cri qui le temps d'un instant a scotché sur place les passants qui se pressaient pour échapper à la pluie.


La femme s'est arrêtée net, face à moi. La stupeur se lisait sur son visage. Ses gros yeux se sont exorbités, comme si elle venait d'encaisser un énorme choc à l'arrière du crâne.


-C'est... C'est moi??? A-t-elle bredouillé.


Sa bouche s'était remplie de salive. Un peu d'écume moussait à l'angle de ses lèvres surlignées d'un rouge sanglant.

Au même instant un flot de larmes a jailli de ses yeux.


-C'est moi!! A-t-elle repris.

-C'est moi... C'est moi qui ai crié...Mais qu'est-ce qui m'arrive??? Mais qu'est-ce qui m'arrive??


Un énorme sanglot est monté jusqu'à sa poitrine. J'étais saisi. Statufié. Les yeux des passants étaient tous braqués sur elle. Un tsunami de stupéfaction avait submergé toute la rue.

Soudain, elle a senti le feu croisé des regards l'irradier. C'était comme si elle était devenue phosphorescente dans la grisaille ambiante. On ne voyait plus qu'elle, immobile sous la pluie. Une incoercible bouffée de panique et de honte a enflammé ses joues. Ses yeux affolés, débordants de larmes ont désespérément cherché un endroit où se terrer, comme ceux d'une bête aux abois. En quelques brusques enjambées, elle s'est engouffrée à toute allure en gémissant dans le magasin.


Je suis resté interdit. La toile du parapluie pendait mollement entre les baleines qui s'étaient bloquées à mi-parcours et refusaient de se déplier. Ma première pulsion avait été d'emboîter le pas de la femme afin de lui parler. Cette saleté de parapluie me retenait à l'extérieur. J'ai manipulé le mécanisme avec nervosité. Au bout de quelques longues secondes, j'ai réussi par hasard à le replier. Je me suis retourné et j'ai poussé la porte vitrée. La femme, paniquée, ressortait au même moment par l'autre battant. Elle m'a filé sous le nez sans me voir et s'est enfuie à toute allure. Elle était trop rapide pour moi.


Je ne savais plus que faire. Je suis entré. Le magasin était bondé. C'était le rayon lingerie.

Du seuil, j'ai balayé l'espace. Des femmes de tous âges palpaient les articles avec un regard songeur. A quoi pensaient-elles?

Je l'ai reconnue aussitôt. C'était une fille avec qui je travaillais, avant. Une infirmière de mon unité. On se connaissait depuis quelques années. Très jolie femme. Très mariée. Deux jeunes enfants. Des yeux sublimes. Douce. Patiente. Fragile, sous le verni. Humaine auprès des patients. Professionnelle. On s'entendait bien.

Elle ne m'avait pas vu. Je l'ai observée de loin caresser les dentelles du bout des doigts. Son beau visage était aussi impénétrable que celui des autres femmes. J'aurai volontiers échangé quelques mots avec elle. Le lieu et les circonstances ne s'y prêtaient pas. Je trouvais inconvenant de la surprendre dans cette activité intime. Je ne voulais pas qu'une conversation s'initie par des allusions à ses sous-vêtements, et moins encore sur mes aventures médicales. J'avais l'impression d'être réduit à l'histoire d'une maladie. Un banal dossier médical. Anonyme. J'aurai voulu pouvoir parler de tout autre chose, avec des inconnus.

J'ai profité qu'elle ne m'avait pas vu. Je l'ai observé un bon moment. Quand son choix a été fait, j'ai quitté les lieux sans me faire remarquer. J'avais un autre rendez-vous chez moi en fin d'après-midi.



Camille n'était pas rentrée quand je suis arrivé à l'appartement. J'en ai profité pour m'installer devant le PC fixe. J'ai ouvert Outlook. Peu de courrier, quelques spams que j'ai balancés sans les ouvrir après avoir mis les expéditeurs dans mes proscrits. J'ai écrit des mails assez substantiels à Martine, Sylvie et JJ pour leur fournir des informations plus précises. Je leur ai mis des liens au cas où ils souhaiteraient obtenir des données techniques sur les mini allo greffes. Je n'avais pas encore tout lu moi-même. Je verrai ça plus tard.

Je n'avais pas l'intention de prévenir d'autres personnes. J'ai envoyé un nouveau SMS à Sylvie pour qu'elle songe à lire ses emails, ce qu'elle ne fait qu'épisodiquement.


Yves avait répondu à mon mail de la veille. Il était rentré à Rouen. Il avait trouvé la réponse à ma stupide devinette de la veille. Qu'importe, comme prévu, il avait gagné un repas au restau. J'allais l'appeler quand la sonnette m'a fait sursauter. Je suis allé pousser sur le bouton. J'ai précisé par l'interphone que c'était au cinquième gauche.

J'ai ouvert la serrure et j'ai attendu sur le seuil. Je n'avais pas pris la peine de mettre mon nom sur ma porte. Presque personne ne l'avait fait dans cette résidence. J'ai attendu quelques minutes. Quand la lumière du couloir s'est allumée, j'ai découvert les visages de mes deux visiteurs. Un homme et une femme. J'ai souri et leur ai fait signe de la main. Ils se sont avancés vers moi en hésitant, puis ils se sont présentés.


Voici Madame Lepetit, a dit l'homme; et je suis Monsieur Glinkowski, de SOS Amitié.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0

commentaires