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20 février 2007 2 20 /02 /février /2007 00:00

La porte vitrée de Becquerel s’ouvre devant moi.

J’ai la valise à roulettes à la main. L’air frais me gifle le visage. L’odeur des gaz d’échappements de la rue me fait tourner la tête. C’est bon. C’est délicieux. Le sevrage tabagique m’a restitué un odorat d’une subtilité qui m'était devenue étrangère.

Tu es garée où?

Caro me désigne du doigt une direction et m’invite à la suivre.

Elle sent la poussière de plâtre et la cire naturelle.

Au bout de quelques mètres, je repère la Corsa.

J’ai pris la Corsa , c’est plus pratique pour se garer dans le quartier.

J’acquiesce d’un hochement de tête, le souffle court.

Tu sais, c’est un vrai chantier, à la maison...

Je sais. Ne t’inquiète pas, ça va aller. Passons d’abord à la pharmacie.

Tandis qu’elle roule en silence, je me remémore ce passage du long e-mail que JJ m’a envoyé aux environs de Noël :

 

...C'est en revenant (pas en partant) d'Argelès, fin Août 1960 (et pas 62) que notre mère a eu ses premières douleurs. Elle est rentrée à Oscar Lambret pour des séances de rayons puis l'ablation du sein droit mi-septembre 1960. Elle en est sortie en Mai 1961, et tout le monde pensait qu'elle était guérie.

C'est à ce moment que Mamie est venue à la maison, pour s'occuper de nous et de sa fille. Pendant son hospitalisation, c'est la bonne de l'époque (elle s'appelait Michelle) qui s'occupait de l'intendance. Elle dormait sur place, dans le petit réduit (l'ex-cage d'escalier dont tu as parlé).

Le kiné passait tous les jours pour faire faire des exercices de rééducation à notre mère puisque après 8 ou 9 mois passés couchée, elle était incapable de marcher. En septembre 61, elle commençait à marcher de nouveau, mais seulement dans la maison et en se tenant aux murs. A la fin de l'année 61, on a appris qu'elle faisait une leucémie, retour à Oscar Lambret en Janvier 62. Elle y est restée jusqu'en Juin1963, soit un an et demi. En juillet 62, alors que la leucémie semblait stabilisée, elle a développé un cancer des os (colonne vertébrale), puis un cancer généralisé fin 62. Quand elle est rentrée en juin 63, c'était pour lui permettre de mourir parmi les siens.

Désolé de développer ces mauvais souvenirs, mais il est normal que tu saches cette vérité...

 

Les souvenirs de cette période évoqués par Jacqueline ou par JJ sont sensiblement différents. Chacun traite le passé au filtre de son chagrin.

Je n’avais donc que deux ans et demi quand ma mère est rentrée du centre anti-cancéreux de Lille pour la première fois. Elle est morte deux ans et quatre mois plus tard.

Je n’ai gardé aucun souvenir d’elle. Même pas une ombre. Rayée de ma mémoire. Effacée. Disparue à jamais.

Antoine a aujourd’hui quatre ans et demi.

Je peux commencer à espérer qu’il garde des images de moi. Quoiqu’il arrive.

Ce que je crains le plus au monde, c'est qu'il me chasse de son cerveau, qu'il m'enfouisse sous des strates de douleur, comme j'ai radié ma mère de ma conscience.

Mais pas de mon cœur.

Je ne connais que trop ce vide. Ce creux de souffrance.

 

Caro tourne la clé dans la serrure et pousse la porte.

Au fait, Antoine est invité à un goûter d’anniversaire. J’irai le rechercher tout à l’heure. Je te l’avais dit?

Oui, tu me l’avais dit. Mais d’abord, je voudrais m’asseoir.

 

 

Septembre 1961

 

Le garçonnet a profité que Michelle se mette à la vaisselle dans la cuisine et que Mamie soit allée s'habiller, pour aller se réfugier sous la table de la salle à manger. Il a amené avec lui une petite auto de pompiers en fer blanc et une balle bleue.

Il sait bien qu'il ne faut pas aller plus loin que la lisière du tapis.

Au-delà, la vue porte sur le salon.

Dans le salon il y a un lit. Maman est dans ce lit.

Il ne faut pas déranger Maman. Maman est malade.

Alors il fait rouler silencieusement l'auto le long du tapis, la poussant d'un doigt, simulant intérieurement le son de la sirène, pimpon-pimpon...

Tout à l'heure, son frère JJ l'a embrassé avant de partir à l'école. Il a neuf ans et demi. Il n'y a que la rue en face de chez nous à traverser pour aller à l'école, alors, il s'y rend seul.

Ensuite c'est la grosse dame à l'imperméable marron qui est venue voir Maman. Elle la lave, et lui fait des piqûres. Elle sent la sueur.

Pendant ce temps, il boit son Banania.

Quand il a terminé, que l'air pénétrant dans le biberon émet ce curieux son, mélange de gargouillis et de bruit de succion , Mamie s'attèle à la toilette.

Les deux femmes descendent avec précautions de la large cuisinière en fonte émaillée de bleu la bassine en tôle galvanisée à demi pleine d'eau tandis qu'il file se réfugier dans un recoin d'où elles ne tardent pas à le dénicher.

Le garçonnet n'aime pas le bain.

C'est toujours trop chaud ou trop froid.

Il a beau se démener comme un diablotin, sauter, crier, gesticuler, faire mine de pleurer, elles finissent par avoir raison de lui.

Les yeux du chat Belzébuth suivent la scène en luisant dans la semi obscurité sous le buffet de la cuisine, où il est parti se cacher dès qu'il a repéré la bassine.

Elles lui lavent les cheveux et nettoient à fond ses oreilles.

De colère il fait pipi dans l'eau savonneuse. Exprès.

Mais elles ne le grondent pas.

Elles le sortent de l'eau prestement, et l'enroulent dans une large serviette qui lui fait comme une camisole.

Elles en profitent pour lui couper les ongles. Exprès.

Vaincu, il ne bronche plus quand Mamie lui met une couche. Il n'est pas encore très propre. Puis elle l'habille.

Papa sort de temps en temps du cabinet dentaire, s'approche sans bruit de la lisière du tapis et jette un oeil dans le salon.

Si Maman ne dort pas, il lui dit quelques mots, avant de faire entrer le patient suivant qui s'impatiente dans la salle d'attente.

On frappe.

C'est Gérard, le docteur.

Le garçonnet l'aime bien. Il a un regard doux et bienveillant, comme Mamie. Il en a quand-même un peu peur.

Il n'a pas du tout peur de Mamie.

Comme chaque matin, Gérard va passer un moment dans le salon avec maman. On ne sait pas ce qu'il s'y passe. C'est un secret. Ensuite il parle avec Papa à voix basse.

Un autre visiteur arrive alors que Gérard vient à peine de partir.

Le garçonnet ne sait pas comment il s'appelle, c’est la première fois qu’il le voit.

D’habitude à cette heure, il est en haut avec Mamie à jouer dans sa chambre avec les jouets de JJ, profitant de l’absence du grand-frère.

C'est un homme grand aux cheveux blonds, solide, habillé d'un costume gris.

Il passe d'abord dire bonjour à Maman, puis tombe la veste.

Les bras de sa chemise sont retroussés jusqu'au dessus du coude.

Dans la cuisine, il se lave longuement les mains à l'eau tiédie qu'on a versé de la bouilloire dans une bassine émaillée blanche au liseré bleu, et retourne dans le salon.

Pimpon-Pimpon fait silencieusement l’auto de fer-blanc.

Elle s’écarte de plus en plus de la lisière du tapis pour prendre la direction du salon.

Ce n’est pas moi, c’est la voiture, pense le petit, le doigt arc-bouté sur le toit du jouet.

Le monsieur blond s’est emparé des jambes de Maman.

On dirait qu’ils jouent tous les deux. De temps en temps, l’homme murmure des mots d’encouragement. Puis, il l’aide à s’asseoir au bord du lit.

Il est assis à côté d’elle. Il la tient serrée contre lui, un bras passé derrière les épaules.

On essaye?

Maman fait oui de la tête.

Il l’aide à se mettre debout. Le petit soudain se fige tout à fait. Il ne se souvient pas de sa mère autrement qu’allongée dans son lit.

Elle est bel et bien debout. Ses jambes vacillent, elle respire bruyamment, mais elle tient, soutenue par l’inconnu.

N’en pouvant plus, elle finit par demander à ce qu’il la rallonge.

Bravo, Madame, fait-il alors qu’elle pousse un long soupir. Il a pris une de ses mains dans les siennes. Le petit ne le voit que de dos, mais il est sûr qu’il sourit.

Vous croyez que je pourrai marcher jusqu’à la table dans un mois? Demande-t-elle dans un souffle.

Oui, j’en suis sûr. Vous avez la volonté.

Parce que dans un mois, c’est l’anniversaire du petit...

Vous allez y arriver, j’en suis sûr, répète-il.

Le garçon regagne sa cachette sous la table de la salle à manger. Il voit passer devant lui les jambes de l’inconnu qui prennent la direction de la cuisine, envoyant par mégarde la balle bleue tournoyer sous un buffet.

Il a l’air très gentil avec Maman, ce Monsieur.

Michelle et Mamie l'appellent "le kiné".

 

 

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