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15 janvier 2007 1 15 /01 /janvier /2007 00:00

Alors, Antoine, comment va papa?

La pédiatre a décidé d’attaquer bille en tête.

Caro l'a appelée hier pour lui expliquer la situation. L’hospitalisation pour un mois, les travaux à l’appartement, tout ce qui va bouleverser encore un peu plus son univers.

Il a vécu dépité le déménagement de Dinard. Il a aussi senti la tension entre nous.

La voisine a rapporté à Caro qu’Antoine avait dit « mon papa va mourir », alors qu’il jouait avec son fils.

Je trouve cela assez sain, qu’il verbalise, ai-je dit à Caro. Ca n’a pas eu d’effet sur son inquiétude. Il y a déjà quelques temps qu’elle n’entend plus ce que je lui dit. Elle est devenue sourde à mes paroles. Ca date d’avant la maladie.

Vous faites bien de me prévenir, a dit la pédiatre. Je vais voir ce que je peux faire.

 

Papa n’est pas à l’hôpital en ce moment?

Antoine fait signe non. Il n’a pas l’air de vouloir parler, contrairement à la dernière fois qu'il l'a vue.

Ton papa est malade, c’est grave. Tu le savais?

Toujours muet, il acquiesce.

Il va devoir partir longtemps à l’hôpital. Ton papa doit prendre beaucoup de médicaments.

Il la regarde droit dans les yeux.

Tu sais, il peut mourir, ou il peut guérir. Tu as compris cela?

Oui, fait-il gravement de la tête.

Bien, maintenant, je vais t’examiner. Tu veux te déshabiller?

Antoine ne dit pas un mot pendant la consultation, docile et réservé, mais avant de sortir, il contourne le bureau pour faire un gros bisou à la pédiatre. Ce n’est pas sa coutume. D’habitude il ne l’apprécie guère, et le lui fait sentir.

Je suis contente qu’elle lui ait dit cela, conclut Caro. Moi, je n’y arrive pas. Ou alors j’ai l’impression qu’il ne veut pas m’entendre. Il pose sans cesse les mêmes questions. Je n’ai que les mêmes réponses.

 

J’ai laissé un message sur le répondeur de Paul il y a quelques jours. C’était son anniversaire.

Il rappelle au moment où je me couche.

Bonsoir, vieux.

Il y a quelques années qu’on ne s’est pas vus. Autrefois, avec Martine et Sylvie, on était inséparables. Maintenant, on se téléphone. L’amitié et la confiance ne s’éteignent pas aussi facilement.

On cherche un moment à situer la date de notre rencontre. C’était en quatre vingt deux, ou quatre-vingt trois; quatre-vingt-deux, je crois. Tu te rends compte?

Tu parles, si on s’en rend compte. La vie s’est chargée de nous éclairer sur un certain nombre de points. Maintenant, on y voit plus clair. Trop clair.

Je suppose que ton cadeau de Noël a été moyennement apprécié.

La dernière fois, il m’a expliqué qu’il avait accroché dans le sapin de Noël une enveloppe pour Sylvie. A l’intérieur un courrier de son avocat. Une demande de divorce en bonne et due forme.

Il a un petit rire nerveux.

Comme tu dis, c’était assez moyen comme réaction. Mais depuis le temps que ça traîne…Maintenant, c’est clair dans ma tête. Je suis décidé. Je n'en peux plus.

J’étais témoin à leur mariage. Le 29 octobre 1988. Une date inoubliable, le lendemain de l’anniversaire de mes trente ans. Sylvie m’avait posé un ultimatum: pas de blagues, pas de fiesta pour ton anniversaire. Si tu es en retard à la mairie, je ne te parle plus jamais de toute ma vie.

J’ai respecté ses ordres. J'aime parler avec elle. Sylvie parvient toujours à ses fins.

Leur mariage a été une belle fête.

Christophe a fait des siennes, comme prévu. Après s’être étalé les bras en croix dans le buffet des desserts, il a fallu que j’aille le récupérer sous les tables ou il tripotait les cuisses des femmes avec un peu trop d’insistance. Certaines en riait, d’autres beaucoup moins.

En l’emmenant prendre un peu d’air dehors, sa tête a heurté le chambranle de la porte alors que je tractais fermement par les épaules. Juré, je ne l'ai pas fait exprès. Ils vont me chambrer pendant des années avec cet épisode là.

J’ai eu juste le temps de le cueillir dans mes bras avant qu’il ne s’écrase lourdement sur le sol carrelé.

Je l’ai porté jusqu’à sa vieille Mercedes pourrie, où, sonné, il a roupillé jusqu’au lendemain d’un sommeil d’ivrogne.

Paul est quand-même venu l’examiner entre deux valses.

Ca va, il cuve. On va essayer de ne pas s’entretuer entre confrères le jour de mon mariage.

Sylvie est aussi médecin. Elle a lancé un regard interrogateur à Paul tout en dansant avec son beau-père qui la faisait tournoyer quand nous sommes revenus dans la salle. On aurait dit un phare. Un sourire au père de Paul, un regard inquiet vers nous. Paul l'a rassurée d'un simple geste.

Le reste de la soirée a été plus calme.

Leur fils Louis est né trois ans plus tard. Peu après ils se sont installés dans des cabinets distants de quelques kilomètres, et se sont achetés une ancienne ferme qu’ils ont rénovée. Avec Martine, on a continué le plus longtemps possible à les voir et à partir ensemble en vacances.

Et Louis, comment vit-il la situation? Vous en avez parlé?

Louis... Il a quinze ans, maintenant. C'est l'ado caricatural, tu vois le genre. Mutique, boutonneux, ventousé à son écran de PC, des écouteurs greffés aux oreilles. On parvient quand-même à se parler. Il faut juste lui couper le son. On joue aussi de la guitare ensemble à l‘occasion. Il commence à se débrouiller.

Pas de signe alarmant? Tu vois de quoi je parle? Modification du comportement, résultats scolaires, alcool, drogue...

Il était déjà renfermé avant la demande en divorce. Au lycée, ça se passe bien. Je n'ai rien observé de plus. Il faut dire que la situation entre Sylvie et moi se dégrade depuis quelques années. Il a eu le temps de s'y habituer.

Il a une petite copine?

Je ne sais pas. Possible. Il se lave, en ce moment...

On éclate de rire. Alors c'est sûr, il en a une, ou projette d'en avoir une.

Notre rire dure un peu trop.

 

En parlant d'alcool, toi, tu en es où?

C'est mieux. Je sors beaucoup moins. J'ai diminué ma consommation. Je suis quand-même indiscutablement un alcoolique.

Ce n'est peut-être pas le moment d'avoir des ennuis avec ça. Il y a des conséquences sur ton travail?

Non, je n'ai jamais eu autant de patients. Je picole surtout le soir, la journée, je suis à peu près clean.

Tu penses pouvoir t'en sortir tout seul?

Je ne sais pas. Enfin non, je sais que je ne m'en sortirai pas tout seul. Mais ce n'est pas le moment.

C'est jamais le bon moment.

Oui, je sais. Mais là, c'est au-dessus de mes forces.

Et si tu te faisais aider par un psy?

Je sais, on en a déjà parlé. Je n'y arrive pas. Je ne remets pas en cause la nécessité d'avoir recours à un psy pour m'aider: en ce moment je m'en sens incapable.

Mais parlons plutôt de toi. C'est dans une semaine ta greffe?

Oui, mais tu sais, je n'ai pas trop envie de parler de ça. Tu connais le sujet mieux que moi.

Oui, bien sûr...

Je te tiendrai au courant le moment venu.

Tu as l'impression d'avoir tout tenté avec Sylvie?

Ca fait des années que je lui explique. Ce n'est pas compliqué. Je veux juste un peu de tendresse. Être pris dans les bras, ce genre de conneries, tu vois.

 

Je vois très bien. On veut tous la même chose. Un truc complètement gratuit, spontané, absurde, irrationnel. Des bouffées d'amour aveugle, de temps en temps, de l'ordre de l'amour maternel.

L'anti-scoop. Les hommes cherchent une mère chez leur femme. Pas en permanence. Juste une petite touche par ci par là, quand ça fait vraiment mal. Ou mieux, quand ce n’est pas mérité.

Elle t'en donnent au début, à foison. Elle t'inondent, elles te noient, elle t'en mettent plein les yeux et plein le cœur.

Et un jour, ça s'arrête net, comme ça. Tu ne comprends jamais pourquoi.

Tu t'interroges, tu l'interroges, rien à faire, elle est devenue sourde. C'est incompréhensible.

Toi aussi tu es devenu sourd, mais tu ne t’en rends pas compte. Tu n’entends plus que tes propres questions. Elle résonnent sans fin.

De plus, tu sens l'agressivité derrière sa surdité. La volonté de faire souffrir. C’est ce que tu crois. C’est ce que tu sens. Une guerre de sape qui ne dit pas son nom est engagée. Implacable. La guerre totale. Pas de quartier. Tu es sidéré par sa brutalité, son intransigeance.

Tu n'as pas envie de gagner. Tu n’as pas envie de te battre. Pas avec elle. Tu voudrais juste la paix. Revenir à avant. Être pris dans des bras comme un enfant.

Négocier.

Trop tard. C'est toujours trop tard.

Il faudra aller au combat un jour ou l'autre. Ou se laisser détruire.

Je pourrais faire comme si de rien n’était, poursuit-il. Trouver des compensations ailleurs.

La tromper, en somme.

Oui. Trouver quelqu’un qui me donne ce qui me manque, et continuer comme si de rien n’était. C’est facile. Les occasions ne manquent pas. Mais je n’y arrive pas.

Je comprends. Moi non plus je n’y arrive pas.

On ne sait pas faire semblant.

Plus tard, quand tout sera réglé, peut-être ça deviendra possible.

Ca peut redevenir possible.

Quand j’ai rencontré Caro, après le divorce, elle disait que mes yeux étaient morts.

Des yeux de requin mort.

J’étais mort, à l’intérieur. Je ne croyais plus à rien. Je n’entendais plus rien. Sauf sa voix, si faible.

C’est comme le vent qui se lève sur les cendres d’un feu déjà froid. Il chasse les poussières qui étouffent l’ultime braise. Il reste juste un minuscule point de lumière dans les scories noirâtres. Dans les débris. Si le vent forcit, parfois une flamme peut jaillir.

 

Je ne devrais peut-être pas te parler de ça... Mais ça me pèse...

Je sais ce qu'il veut me dire.

Je sais pour Christophe, Martine m'a tenu au courant. Il est mort il y a quelques jours, c'est ça?

Oui, cancer de l'œsophage.

Pour un gastro-entérologue, quelle ironie. Il a eu le temps de se voir mourir sans aucun espoir.

Il s'est diagnostiqué lui-même cet été. Il m'a téléphoné aussitôt. Il était très calme. Après, on se voyait le soir dans les bars. On picolait.

Et sa femme?

Elle a leurs deux enfants à sa charge. Elle survit.

On se tait un moment. On pense à lui. Quand-même, on s'est bien marrés ensemble.

Il y a un long silence.

On se rappelle?

OK, je t'embrasse, mon grand.

Moi aussi.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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