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18 janvier 2007 4 18 /01 /janvier /2007 00:00

Je lis sur la tranche du périodique d'art que j'ai trouvée sur la table basse de la salle d'attente la date de parution . Avril 1994.

C'est une revue coûteuse, mais elle fait de l'usage. Son papier glacé et ses reproductions sont d'excellente qualité. Elle n'a pas été volée de toutes ces années de loyaux services. Indémodable et intemporelle. C'est la publication idéale pour une salle d'attente. Un bon investissement.

Des oeuvres commentées de Vermeer et de Rembrandt. Un reportage sur l'architecture de Stockholm. Un court article sur Tamara de Lempicka agrémenté de deux répliques, dont un élégant et sculptural "autoportrait dans une voiture verte" ( c'est une Bugatti ). La biographie de cette femme hors du commun n'est pas développée. Dommage.

Un couple âgé assis face à nous attend en silence, comme nous.

La femme écrase de ses bras qui se crispent son sac à main sur son ventre qui se soulève à intervalles réguliers. L'homme est raidi sur son siège comme un tas de vêtements humides oubliés dehors par grand gel.

Figés dans l'attente, ils ne nous voient pas.

Ils ne voient plus rien.

Alors il paraît qu'on va divorcer?

Ce sont les premiers mots de Caro ce matin alors que je trempe mes lèvres dans le café fumant.

Pourquoi cette question?

J'ai lu le blog.

Elle s'est encore levée à cinq heure.

Je ne pense pas avoir écrit rien de tel.

C'est pourtant dans ce sens que ça a été interprété. On m'en a parlé.

Je ne suis pas maître des interprétations des uns et des autres. J'ai évoqué le divorce de Paul et de Sylvie, ainsi que le mien d'avec Martine, rien de plus.

La conversation s'arrête là. On est pressés. Il faut déposer Antoine à la garderie avant de se rendre à Becquerel pour la consultation avec de Dr. L.

On est invités avant le couple d'en face à entrer dans le cabinet.

J'aurai préféré venir seul, mais Caro a insisté. Je trouve ça un peu ridicule de venir à deux à une consultation.

Seul, j'aurai posé des questions J'aurai fait mine de m'intéresser. Pour animer l'entretien. Pour ne pas laisser le silence s'installer.

D'ailleurs L. n'est pas dupe. Il s'adresse surtout à Caro. Il a parfaitement saisi que je ne suis pas son interlocuteur.

Mon rôle se borne à suivre le parcours médical qu'il m'indique.

Pendant qu'il parle, je l'observe. Ses attitudes. Ses regards.

Si les paroles peuvent mentir, le corps ne le peut pas.

Il n'est pas très à l'aise.

Examen classique, bref historique des mois passés, vague prospective. Très vague.

Il insiste lourdement sur mes débuts difficiles dans la maladie.

Je le laisse s'embrouiller. Je ne suis pas à l'évidence celui sur lequel il mettrait sa mise.

Impair et passe.

Il commet l'impair d'aller jusqu'à évoquer l'allogreffe, et passe à autre chose.

Évidemment, il y a un problème.

Il veut un autre recueil de cellules souches. Cinq millions neuf ne lui suffisent pas. Il lui faut ses six millions, de quoi faire deux autogreffes.

Le Dr.T. m'avait dit que 5,9 millions feraient l'affaire.

Ils jouent à quoi, exactement?

Mon hospitalisation est donc repoussée au 29, le temps de faire une nouvelle stimulation et un nouveau recueil.

Ca fait presque une semaine qu'ils ont pris la décision, mais ils n'ont pas jugé utile de me prévenir plus tôt.

Que puis-je en tirer comme conclusion?

Je suis déçu, bien sûr. Mais dire que je pensais que tout se passerait pour le mieux serait mentir.

Je m’étais préparé mentalement à cette date. Il n'y a pas que la maladie dans la vie. Les travaux de peinture de l’appartement étaient programmés pour débuter le 22.

J'avais presque hâte de me retrouver seul à seul avec le myélome.

L’hématologie est pleine de surprise. Je crois l’avoir déjà dit.

 

Caro file au travail, moi à la pharmacie pour commander mon Granocyte 34. En sortant, je passe chez Picard où je me suis garé, glaner quelques idées pour l’anniversaire de Camille qu’on va fêter samedi.

On pourrait le fêter tous ensemble? M'a écrit Martine dans un mail. Les dix-huit ans de Camille, c'est une occasion spéciale.

Dix-huit ans. Tu va pouvoir aller en prison, lui dis-je quand on évoque sa majorité.

A chaque fois, elle me répond qu’elle peut y aller depuis longtemps.

J'ai mis quelques jours à lui répondre. Finalement on s'est rappelés.

D'accord, ai-je dit. On fait ça chez nous. C'est plus simple pour Antoine.

Qu'est-ce que j'amène?

Le gâteau.

Et n'oublie pas les bougies.

 

Je suis stationné à côté d’une BMW. En sortant de la Corsa, j’ai remarqué deux baguettes de pain enveloppées dans du papier sur son siège avant, dont les quignons ont été arrachés. La farine s’est répandue sur le siège de tissu sombre.

Je me demande auquel des quelques clients qui errent parmi les congélateurs peut appartenir cette voiture.

J’avance dans une allée. Je tombe nez à nez avec le Dr.T., de l’hôpital de jour de Becquerel. Elle pousse un caddy qui contient une petite fille et un sac isotherme encore vide.

Elle me fait un sourire un peu crispé.

Je viens de voir votre collègue à l’instant, lui dis-je après une brève salutation. Puis je continue mon chemin, la laissant à son rôle de mère de famille.

Je n’ai pas l’intention de saboter sa journée de repos. De toutes façons, elle est déjà au courant. Le staff a eu lieu il y a quelques jours.

Je n'éprouve aucune colère.

Comme les autres je fouille absurdement dans les congélateurs qui sont pourtant munis d'un couvercle parfaitement transparent. Tout le monde fait ça.

Je ne trouve pas ce que je cherche. Inutile d'insister. Rien ne va me convenir aujourd'hui. Je reviendrai demain.

En sortant, je jette un coup d’œil à l’arrière de la BMW.

Pas de siège pour enfant. Ce n’est pas la voiture du Dr.T.

J'aurais pourtant bien aimé l’imaginer grignoter nerveusement son quignon, coincée à mort dans l’éternel embouteillage autour de Becquerel.

1980

On était venu S. et moi au Rijksmuséum voir des Rembrandt, mais on est restés tétanisés par le spectacle de la « ronde de nuit ».

Je ne m’imaginais pas ça, murmure-t-il au bout d’un moment.

Moi non plus. Le tableau est monumental. Quatre mètres et demi sur trois et demi. Ce n’est pas le plus beau des Rembrandt, mais sans nul doute le plus spectaculaire. Un peu plus tard, on apprend qu’il a de plus été découpé pour tenir sur le mur du musée.

La veille et presque toute la nuit, on a traîné les coffee-shop en parvenant tant bien que mal à ne pas tomber dans les canaux. Le Rijksmuséum n’était pas le principal objet de notre virée. On ira aussi au musée Van Gogh, après avoir fait le plein de toutes sortes de toxiques qu’on trouve dans les rues d’Amsterdam. La boite de Dolosal nous a donné l’envie de pousser un peu plus loin l’expérimentation.

On ne va pas mourir avant d’avoir tout essayé, s’est exclamé S. en ouvrant sa main sur le petit paquet d’héroïne qu’il vient d’acheter.

Je suis du même avis.

 

Au fait, tu as des nouvelles de S.? Je ne cesse de penser à lui depuis que j’ai vu ces tableaux de Rembrandt dans le magazine ce matin.

Non, répond Sylvie, la dernière fois que je l’ai vu, c’était à tes quarante ans.

Ca commence à faire un bail.

Tu sais, déjà à l’époque il n’était pas en très bon état. Il avait des problèmes cardiaques. A l’occasion, il est mort.

Je lui ai envoyé un SMS. Elle m’appelle entre deux patients. Elle n’a pas trop de temps. Et elle n’a jamais fait dans la dentelle.

A l’époque, S. m’avait expliqué que son activité principale était la peinture. La médecine, c’était juste pour payer les factures, et les billets de TGV pour l’Allemagne où il entretenait une liaison passionnelle avec un photographe de dix ans son cadet.

Si tu veux, on se voit jeudi. C’est mon jour de congé.

Sa proposition me déconcerte.

Je n’avais pas pensé à ça... D’accord. Comment fait-on?

Rappelle-moi ce soir.

OK.

 

Sylvie, Paul, Bernard, S.

Il reste à ajouter Michel, et la liste de mes plus vieux amis est complète.

Tous les mois depuis des années, il va monter et démonter un hôpital de campagne avec d’autres quadragénaires boudinés dans leurs treillis verts kaki, après s’être gelé toute une nuit sous la tente, à bouffer des rations de survie et à boire de la Kronenbourg.

Je peux bien l'avouer, j'ai un ami militariste. Un réserviste acharné. Un collectionneur d'armes. Un espèce d'antithèse, en somme.

Ca ne s’explique pas, ces trucs là. Je veux dire l’amitié.

Trente ans d’amitié. On a été associés pendant huit ans.

Je lui ai écrit une lettre il y a quelques temps.

L’icône du document Works est restée plusieurs semaines dans l’angle supérieur droit de mon écran.

Trois ans qu’on ne s’est pas donné de nouvelles. Ce n’est pas grave. Il est capable de rappliquer à l’hôpital illico dès qu’il apprend pour ma maladie. Avec des rations de survie.

C’est un anxieux.

Je saisis l’icône du bout de mon pointeur et la fait glisser jusqu’à la corbeille. Je lui écrirai un peu plus tard, quand j’aurai de bonnes nouvelles.

Inch’Allah.

 

Quand à S. il reste introuvable.

J’ai retrouvé son numéro de téléphone dans le répertoire d’un vieux portable. Le plus dur a été de remettre la main sur le chargeur.

Ce numéro n’est plus attribué, m’a assuré la voix de synthèse de France Télécom.

Rien d’étonnant. S. est incapable de payer une facture en temps utile. Encore moins de se soucier du quotidien.

Il vit dans un fouillis invraisemblable.

Un jour, alors qu’on lui donnait un coup de main pour déménager, on a eu la surprise de découvrir sous le canapé des coquilles d’huîtres qu’on avait mangées chez lui six mois plus tôt, pour le nouvel an.

Bernard pourrait me renseigner. Ils sont toujours en contact.

J’ai reçu un mail de sa part il y a deux jours dans lequel il confirme qu’il a bien enregistré mon nouveau numéro de portable. Il est à Oman. Injoignable. Toujours les conférences avec ses vieux cons.

La recherche dans les pages jaunes à la rubrique "médecins" est infructueuse, au moins dans le Nord et le Pas de Calais.

Il reste Google, bien sûr. Je n’y ai pas pensé plus tôt.

Je tape son nom d’artiste.

Son site est en construction depuis décembre 2006. Il y a une photo. Pas très récente à mon avis.

Obèse, trempé de sueur, lunettes noires, c'est bien lui.

Donc, il n’est pas mort.

A moins qu’un admirateur lui consacre un site à titre posthume, il faut croire qu’il est passé à travers l’alcool, la drogue, et le sida.

Le photographe allemand, peut-être?

Le soir, je rappelle Sylvie vers vingt et une heure. J'entends à sa voix qu'elle est crevée, elle doit manger un sandwich.

Je termine à peine ma consult., et je suis de garde jusqu’à vingt deux heures.

Je lui explique le report de mon hospitalisation

Je m’étais dit qu’on pourrait faire chacun un bout de route, et se retrouver au Tréport. Des huîtres, ça t’aurait tenté?

Ben, c’est une bonne idée.

Tu te souviens les huîtres chez S.?

Elle éclate de rire.

Tu parles!

Écoute, j’ai entendu à la radio qu’une forte tempête arrive sur la région. Si tu veux, on remet ça à la semaine prochaine.

D’accord, fait-elle. Un téléphone sonne à côté d’elle.

Bon, je te laisse, tu as encore du travail.

Aujourd’hui, j’ai besoin d’eux. On se connaît, on s’aime depuis si longtemps.

Ils font partie de moi, comme je fais partie d’eux.

Je ne veux pas les perturber, ni les déranger.

Juste sentir leur présence.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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commentaires

J
Oui, c'est pas faux.<br />
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