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10 novembre 2006 5 10 /11 /novembre /2006 00:00

La Corsa retrouve toute seule son emplacement de livraison en face du cabinet du Dr.A, psychiatre.

Je me force à grimper lentement les deux étages avec pause au premier, j’arrive au palier supérieur en haletant. La salle d’attente ne fait pas exception à la règle. Sur une chaise, dans un coin sont empilés des «  version fémina «  antédiluviens, en fouillant un peu on peut finir par dénicher un antique Paris Match qui gît là depuis deux ans, de toutes façons, la lumière est si basse que je vois à peine le bout de mes mocassins. Je laisse tomber. On devrait inscrire sur toutes les portes de toutes les salles d’attente de France la mention : « Salle d’attente, emmerdez-vous «, ou carrément «  salle d’emmerdement », voire «  salle de stress » chez les dentistes. Je m’assoupis à moitié, des murmures me parviennent à travers les cloisons mais je ne parviens pas à distinguer le sens des mots. La confidentialité est sauve.

Parfois il arrive qu’il soit tellement en retard que le patient qui me précède est encore dans la salle d’attente à attendre son tour. Après un salut gêné, on feint de s’ignorer, cloche de protection à sept sur dix, chacun se demandant si l’autre taré ne va pas se jeter soudainement sur lui pour l’étrangler. On s’épie du coin de l’œil en feuilletant négligemment un «  version fémina » de février 1998, aux aguets. Il est ici pour quoi, l’autre? Alcoolisme? Toxicomanie? Dépression? Schizophrénie?

Ca pourrait être pas mal, la salle d’attente, comme titre de roman. Ou une pièce de théâtre : «  Je viens vous voir pour soigner ma névrose cancéreuse, ou mon cancer névrotique, docteur…« 

Au fait, je viens le voir pour quoi exactement?

Je n’ai plus le temps de me poser la question, je l’entends qui raccompagne son patient, ça va être mon tour, j’aurai dû aller pisser.

Sa tête pointe d’abord à l’embrasure de la porte, qu’il ouvre ensuite en grand quand il m‘a reconnu. Il se méfie lui aussi de ce qui pourrait bien l’attendre dans la salle d’attente. Bonjour, fait-il. On se serre la main. Il n’y aura pas de bière ni de whisky, aujourd’hui, j’aurai peut-être dû lui refaire le coup de l’escalier impossible, mais le fait est que je me sens mieux physiquement. De plus, je pense que j’ai vraiment besoin de cette thérapie, alors le mieux est de reprendre un cours normal.

On s’assied, il sort les quelques feuilles de mon dossier d’une pochette de carton du même modèle que celles qu’utilise Camille pour ses dessins.

Il débute habituellement la séance avec une formule du genre » quoi de neuf depuis la dernière fois ? « , mais aujourd’hui il me fait une variante.

J’ai lu votre blog.

Cet homme est un homme de goût.

Qu’est-ce qui se passe en ce moment avec ces souvenirs de pensionnat ?

Je réfléchis quelques instants.

C’est une banalité de dire que la vie est un livre dont on tourne une page chaque jour, dis-je. Disons que je prends conscience de quelques pages de ma vie qui avaient plus de poids que je l’avais imaginé jusqu’alors. Par exemple, la naissance de Camille a été une page « lourde », ça, je le savais, je l’ai sentie se tourner de façon incroyablement réelle. Je la relis souvent.

Je vois sa tête apparaître, puis tout son corps rougeâtre, j’entends ses cris, les mains de la sage-femme qui, après l’avoir enveloppée dans un champ chirurgical vert, la tendent à Martine échevelée et couverte de sueur, les yeux rougis des vaisseaux éclatés sous l’effort, Martine qui s’exclame «  comme elle est mignonne » . Et la page qui se tourne aussitôt, une sorte de vertige, je réalise que je deviens un autre homme, que se pose sur mes épaules l’écrasante responsabilité de la vie d’un enfant, que je deviens père, en somme. C’est une sensation à la fois angoissante et enivrante, soudain la vie prends un autre sens, clair, évident.

Rien de tel avec la naissance d’Antoine. Beaucoup d’émotion, bien sûr, la joie et la surprise de Caro, aussi l’étrange sensation de se voir naître soi-même, le fait que se soit un garçon, mais pas de page qui se tourne : je suis déjà père.

Le lien avec la pension ?

Ce jour de la rentrée scolaire 1969, j’ai retrouvé la parole.

La pension m’a rendu le droit à la parole. C’est une page plutôt lourde, non ?

Vous n’aviez pas le droit de parler chez vous ?

Non, ce n’est pas ça. J’avais le droit de parler, mais j’avais décidé de ne plus parler.

Je réfléchis un moment, des brides de souvenirs remontent à la surface.

Vous avez lu «  la désobéissance », de Moravia ?

On procède souvent comme ça, c’est un féru de littérature, mais cette fois, il n’a pas lu le livre. Je le lui raconte en deux mots.

Le fils d’une famille bourgeoise italienne, élevé dans la foi, découvre un soir par accident que le tableau où ses parents le font s’agenouiller chaque soir pour faire sa prière cache un coffre-fort bourré d’argent. Il comprend alors que tout cela, toute cette rigueur catholique qu’on lui impose, la fausse charité de ses parents, n’est qu’une mascarade, il décide alors de désobéir en tout à ses parents.

J’ai eu le même genre de réaction avec mon père, quand j’ai compris que sous couvert de souci éducatif, sa dureté ne visait qu’à le libérer de moi afin de pouvoir vivre sa vie avec sa nouvelle femme.

C’est à dire, donnez-moi des exemples.

Par exemple la scène du disjoncteur, vous l’avez lue ?

Oui. Elle est vraie ?

Tout à fait réelle. Jolie page, non ? Encore une que le myélome a fait émerger de ma mémoire.

Il m’enfermait à clé dans ma chambre pour sortir le soir, pourquoi pas? Quel besoin avait-il de couper l’électricité pour m’empêcher de lire ? Il disait que c’était pour mon bien ! Qu’il me fallait mes x heures de sommeil pour aller à l’école le lendemain etc.… Le problème est que la scène se reproduisait le week-end, surtout le week-end d’ailleurs. Pourquoi ? Pour être en forme à la messe du dimanche ?

La vérité est qu’il prenait plaisir à me persécuter. Ca devait l’aider à apaiser ses frustrations. J’étais son bouc émissaire.

Et vous savez la meilleure ? Un dimanche sur deux, on allait manger chez mes grands-parents. C’était l’horreur. Et bien, tenez-vous bien, il se vantait de ce qu’il avait fait, en se justifiant avec ces mêmes arguments. Ce devait bien être dans les idées de ses parents, ce genre de conneries, des gens nés au dix-neuvième siècle ! Il devait reproduire le même genre d’éducation qu’il avait subi trente ans auparavant, pendant la guerre. Sous la botte nazie. Mon père admire beaucoup l’armée allemande.

J’étais une gêne à sa vie privée, alors il me faisait payer. Je crois qu’à cette période, mon père me haïssait.

Qu’avez-vous fait ?

Je me suis procuré une lampe de poche.

Et au sujet de votre silence ?

Quand vous vous faites rabrouer sans cesse, que la tendresse est absente, qu’à chaque demande la réponse est toujours non, que les autorisations sont toujours refusées, les sollicitations repoussées, l’injustice et les humiliations quotidiennes, vous finissez par ne plus rien demander. Je n’ai aucun souvenir d’avoir joué avec mon père, ou qu’il m’ait raconté une histoire, ou qu’il m’ait appris à faire du vélo, enfin tous ces trucs que les pères font avec leurs enfants. J’étais une gêne qui l‘empêchait de mener sa vie à sa guise, il a décidé d’alléger la charge en réduisant mon existence à son strict minimum : peu à peu je suis devenu une inexistence.

Quand je sentais sur moi le regard excédé de sa femme, ses reproches perpétuels, ses manœuvres pour me rendre coupable des difficultés de leur relation, je savais qu’il faudrait faire le dos rond, que la punition n’allait pas tarder à tomber. Ils parvenaient à se mettre d’accord quand il s’agissait de me punir. J’étais le ciment de leur couple, en quelque sorte.

Haine et impuissance. Je les ai haïs, tous les deux, ils le sentaient et me le rendaient bien. J’étais impuissant, qu’aurais-je pu faire, je n’étais qu’un enfant. Mon frère, lui, s’est un jour castagné avec mon père, et a claqué la porte de la maison pour ne plus y remettre les pieds. Moi, je suis resté. Ils se sont vengés sur moi jusqu‘à leur divorce. Par exemple, j’étais régulièrement privé de manger ( et enfermé dans ma chambre), sous prétexte que j’étais un peu enveloppé. Donc, la privation était faite selon eux dans un but éducatif, m’apprendre à modérer mon appétit. Jolies notions de diététique ! En réalité, j’étais devenu boulimique, je bouffais tout ce qui pouvait me tomber sous la dent. Je suçais compulsivement des kilos de sucre, dégueulasse, non?

Et puis, il y avait leur fils, mon demi-frère. Un vrai petit milord. Je voyais mon père faire mine de s’intéresser à lui, acheter des jouets, des vêtements, comme s’il était capable de s’intéresser à autre chose que son propre nombril. Il ne faisait cela que pour plaire à sa femme. Elle le menait par le bout de la queue.

Mes seules armes de défense étaient le silence et la boulimie.

Alors, j’ai décidé d’attendre ce jour en silence, celui où je quitterai cette maison de fous pour le pensionnat. Je suis devenu une ombre silencieuse, comme rendu invisible sous une cloche magique. J’évitais d’être dans la même pièce qu’eux, je mangeais le moins possible aux repas pour ne pas avoir à subir leurs reproches, quitte à aller en cachette piller les armoires de tout ce que je pouvais grignoter, je faisais le moins de bruit possible pour faire oublier ma présence. J’ai fini par m’enfermer moi-même dans ma chambre. Là, j’ai découvert la lecture grâce aux livres de mon frère, les collections rose et vertes, vous connaissez ?

La lecture est devenue ma seule fenêtre sur le monde. Elle m’a permis de tenir tout ce temps jusqu’au pensionnat.

Je me suis soustrait de leur système, j’étais devenu invisible. Sans qu’ils le réalisent ils ont perdu progressivement toute prise sur moi, et surtout ils ont perdu leur bouc émissaire. Ils se sont retrouvés face à face, avec leur fils, enfin leur fils….

Qu’est-ce que vous voulez dire ?

Il semblerait que cet enfant n’a jamais été le fils de mon père. Ma belle-mère se serait fait engrosser par un « chinois » qui travaillait dans un restaurant de Cambrai, et qu’elle aurait trouvé plus pertinent d’épouser un dentiste qu’un serveur de restaurant.

Comment pouvez-vous connaître tous ses détails ?

J’ai appris beaucoup plus tard, par Mamie, qu’à l’époque où mon père a annoncé à ses parents qu’il allait se remarier, que ceux-ci avaient fait faire une enquête par un détective privé pour savoir ce que c’était que cette fille de dix-sept ans de moins que mon père, enceinte, qu’il prétendait épouser. C’est là qu’est sortie l’histoire du « chinois« . D’ailleurs le doute n’est pas permis. Il suffit de voir sa tête, ses cheveux, sa peau, ses yeux légèrement bridé : c’est un métis.

Quoiqu’il en soit, ma belle-mère n’aurait pu accepter que son fils joue le même rôle de tampon entre mon père et elle. Moi je n’existais plus, quand je suis rentré au pensionnat ils se sont retrouvés tous les trois : Ça n’a pas duré, ils ont divorcé. J’ai eu ma victoire à la Pyrrhus.

Après le divorce, les choses se sont arrangées, avec votre père ?

Non, passif trop lourd. Je n’étais pas capable à cet âge là de pardonner une enfance dévastée, je n‘avais que treize ou quatorze ans. Lui a préféré continuer sur un mode plus soft, sans plus jamais parler du passé. On est devenu deux silencieux. Le silence a tout englouti. Sauf la haine.

Un moment de silence, il caresse sa barbe.

J’aime bien votre histoire de page qui se tourne, c’est vrai que certains épisodes de notre vie peuvent ressurgir sous l’effet d’une violente émotion, des pages qui auraient pu paraître innocentes, et qui prennent un nouvel éclairage.

C’est le myélome qui me procure ses nouveaux éclairages, ça vous change un homme, le cancer.

Il a l’air content de cette séance, le signe de la barbe caressée ne trompe pas, il est temps d’énoncer la phrase rituelle que par jeu je prononcerai bien en même temps que lui : bon, on va s’arrêter là pour aujourd’hui.

Débriefing. Chèque, feuille de soins, rendez-vous, petite anecdote.

C’était dur, le pensionnat?

Oui, c’était très dur, surtout la première année.

C’était le paradis.

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