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9 novembre 2006 4 09 /11 /novembre /2006 00:00

Un lundi de septembre 1969, 17HOO

C’est la récré du soir. On suit les autres penscos, Jean-Mi et moi, jusqu’au ref pour le goûter alors que la cour principale se vide des derniers demi-pensionnaires et des externes. Après le pain et la confiture, l’eau teintée de vert, les cours sont entièrement vouées aux penscos. De petits groupes se forment, on fume en douce près du gymnase à l’abri du guetteur qui quémande des taffes pour sa peine, les pions déambulent, seulement soucieux d’éviter les rixes, un match de basket s’organise sur le terrain bitumé. Des gamins courent à droite et à gauche. On dispose encore de quarante cinq minutes avant la première étude.

Jean-Mi et moi avons passé la journée ensemble, nous sommes dans la même classe. Nous avons fait connaissance avec notre professeur de maths, qui est notre prof principal. C’est un homme gris, en blouse grise à ceinture serrée à la taille et aux lunettes aux verres épais. On a rempli des fiches, noté notre emploi du temps, demain on va nous distribuer les livres. Instinctivement, les autres, de la classe, ne se sont pas approchés de nous, qui sommes restés ensemble toute la journée. Les demi, les externes, tous viennent de la ville ou des villages des environs, la plupart se connaissent. Les penscos sont des êtres à part, ils viennent d’ailleurs on ne sait pour quelle inavouable raison, ils se serrent les coudes en toutes circonstances. Tous savent qu’il ne faut pas toucher à un pensco, au risque de se voir immédiatement assaillir par les penscos des grandes classes, toujours aux aguets, près à faire régner leur loi. Nous sommes des intouchables, notre statut nous protège des autres, mais entre nous, c’est la loi du plus fort.

Un autre guetteur s’est installé, l’air innocent à l’angle de la porte des toilettes sous le préau. Le pion vire à l’autre bout de la cour, des éclats de voix proviennent des sanitaires, on ne sait pas ce qui se passe, mais d’instinct, Jean-Mi et moi on préfère s’éloigner. On comprend les règles de mieux en mieux.

Manu nous rejoint. Il est le seul pensco de sa classe, un pestiféré, toute la journée sans qu’on lui parle, il n’en peut plus. On compare nos emploi du temps. L’année dernière on était dans nos écoles primaires respectives, avec un seul instituteur. Maintenant il y a plusieurs professeurs, il faut trouver une nouvelle salle à chaque cours ( avant on disait leçon), ne pas perdre de temps dans les couloirs encombrés, se frotter à de nouvelles matières. L’inquiétude rêgne, sans compter les regards en bas qui émanent d’un groupe de cinquièmes emmené par Rabet qui nous tourne autour depuis un petit moment. C’est Manu qui les détecte le premier. Après un bref conciliabule on découvre de nouvelle rêgles : faire en sorte de ne pas être seul, toujours se déplacer, avoir les yeux partout, ouvrir ses oreilles, rester dans le champ de vision du pion : on vient d‘inventer la cloche de protection. Nous sommes des proies potentielles. Inutile de compter sur la protection des grands, ceux-ci ont à traiter leurs propres affaires à cette heure.

Le groupe des cinquièmes qui s’est séparé en un grand cercle peu à peu resserre son étau, on s’est rapproché du pion tout en continuant à bavarder. Impossible de solliciter son aide : il ne se passe rien, des cinquièmes se promènent innocemment dans la cour, et puis ici, cafter une seule fois de sa vie de pensco c’est s’assurer une éternité de représailles. Les cafteurs sont les sous hommes du pensionnat, les cibles éternelles, les victimes désignées.

Soudain, un semblant de rixe éclate entre deux des cinquièmes. Le pion sort de sa rêverie et se dirige vivement vers eux, mais déjà les oiseaux s’envolent en riant aux éclats.

C’est à ce moment précis, alors que je sens un frôlement contre ma tempe, que Manu pousse un grand cri et tombe à genoux. Il porte les mains à son front en soufflant comme quelqu'un qui se brûle. Les cinquièmes ont disparus, le pion se dirige vers nous, affolé. Finalement, ce n’est presque rien. Un caillou qui m’était destiné lui a légèrement entaillé la peau du front, d’où perle une goutte de sang.

Le pion examine la plaie rapidement, puis lance un regard circulaire. Personne aux environs, de loin les regards qui ne lâchent jamais le pion scrutent nos réactions. Vous voulez aller à l’infirmerie? Demande-t-il à Manu. Celui-ci refuse en s’essuyant de son mouchoir, ça arrange le pion qui n’aura pas la peine de rédiger un rapport.

De toutes façons, il est dix-huit heures, c’est l’heure de l’étude. Le pion aide Manu à se relever, puis souffle dans le sifflet qu’il a extrait de sa poche. D’autres sifflets lui répondent. En moins de trois minutes, les rangs sont formés, Rabet me jette des regards haineux tandis que l’on gravit les escaliers qui mènent à la salle d’étude.

A l’entrée dans la salle c’est la bousculade, chaque pensco peut choisir son bureau qu’il conservera jusqu’à la fin de l’année. Les places du fond, les plus éloignées de celui du pion qui domine sur l’estrade sont les plus convoitées, les cinquièmes les monopolisent. Rabet rejette brutalement un gamin qui avait prétendu naïvement s’installer à la place qui lui revient de droit, au fond de la classe, près de la fenêtre, c‘est lui le caïd. Nous sommes à l’avant, le long du mur du couloir, mais regroupés et loin de Rabet.

Le pion exige le silence qu’il obtient rapidement une fois des gosses assis.

Les bureaux comportent un casier que l’on ferme d’un cadenas dont chacun s’est muni.

La chaîne de cadenas est l’exclusivité des penscos. Tous l’arborent, du plus petit au plus grand. Attachée à un passant de la ceinture, elle doit pendre le plus largement possible jusqu’à la poche du pantalon. C’est l’insigne des penscos, leur légion d’honneur, ils font parfois nonchalamment tournoyer leurs clés et s’enrouler la chaîne autour de leur doigt tendu, mais elle peut aussi à l’occasion se transformer en une arme redoutable. J’en ai une, que mon frère m’a donnée, Manu aussi, je ne sais par quel mystère. Jean-Mi n’en a pas. Il pourra en acheter une demain à la coopé où le modèle unique est vendu uniquement aux penscos.

On vide nos cartables du matériel recommandé par la liste reçue de l’administration de Couteaux dès l’inscription dans les casiers, on compare nos trésors, compas, règles d’aluminium, stylos à cartouches d’encre bleue ou noire, les conversations à voix basse sont tolérées par le pion qui fait claquer sa rêgle de métal sur son bureau quand le niveau sonore est trop élevé et perturbe la lecture de son livre.

19H00, en rangs, on va au ref où la tribu des penscos a attribué les places de chacun en fonction de sa hiérarchie complexe. Elles sont maintenant bien définies et ne pourront être changées qu’au prix de négociations ou de conflits ouverts. Les trois mousquetaires que nous sommes se situent au bas de l’échelle, au fond de la table des petits.

19H30, dernière récré avant l’étude du soir. Jean-Mi et moi cherchons à localiser Rabet et sa bande mais ils sont introuvables. Manu s’est fait alpaguer par un grand à la sortie du ref, mais il nous a fait un geste rassurant, nous faisant signe de poursuivre notre chemin. Une fine pluie commence à tomber. On avance lentement vers le préau où se tient Schlag qui vient de prendre son service, accompagné des autres surveillants de l’internat.

Autre rêgle des penscos : on ne parle pas aux pions. On les surveille, on les espionne, ils sont les ennemis naturels des penscos. Jean-Mi et moi nous plaçons dans leur champ visuel en continuant à rechercher Rabet, peu à peu, la pluie devenant battante, les penscos se rassemblent sous le préau.

Manu nous retrouve dans le groupe qui s’est densifié. Une grosse bosse s’est formée au milieu de son front.

Mais qu’est-ce qu’on fout là ?

Jean-Mi hausse les épaules. Moi, fait-il, ma mère s’est remariée avec un type qui a une entreprise de transport. Ils travaillent ensemble, ils finissent tard, ils n’ont pas de temps pour moi.

Et ton père ?

Il est parti de la maison il y a des années, j’étais petit. Je n’ai plus jamais eu de nouvelles.

Moi, mes parents sont mariniers, fait Manu. Toujours en voyage avec la péniche, on est jamais plus de trois jours au même endroit. Avant, je vivais chez ma grand-mère, j’allais à l’école au village, mais elle est tombée malade, elle ne peut plus s’occuper de moi.

Ma mère est morte d’un cancer quand j’avais quatre ans et demi, dis-je. Ma grand-mère est venue vivre à la maison pour s’occuper de mon frêre et moi, c’était bien. Un jour mon père, on rentrait de vacances chez Mamie, nous a annoncé qu’il venait de se remarier. Elle était là, derrière lui. On a vu tout de suite que ça n’irait pas. Mamie est repartie vivre à Roubaix, mon frêre est allé en pension, maintenant c’est mon tour.

On sait parfaitement ce qu’on fait là.

20H00. Les pions dégainent leurs sifflets. C’est l’étude du soir. Tandis que les gosses s’alignent, dans la bousculade, je reçois un violent coup de pied anonyme à la cheville qui me fait pousser un cri.

Je crois que j’ai retrouvé Rabet.

 

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