Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Recherche

Archives

12 novembre 2006 7 12 /11 /novembre /2006 00:00

11 novembre 1969

Il pleut ,il fait gris, il fait froid.

J’entends de mon lit la pluie battre sur mon volet. Mon corps, toute la nuit a réchauffé le lit, je suis dans un cocon tiède, la chambre est glaciale. Un peu de jour filtre entre les lames de bois de la persienne. Pas un bruit dans la maison, ils doivent encore dormir. J’ai envie de pisser. Je retarde le plus longtemps possible le moment de me lever, mais rapidement je n’en peux plus. Frissonnant, j’attrape ma robe de chambre. Le pot de chambre possède une anse qui permet de le tenir pour pisser debout. Je vise sur le bord pour ne pas faire de bruit, l’urine s’écoule en décrivant une spirale le long de la paroi et bouillonne en atteignant l’eau de Javel, dégageant une écœurante odeur de chlore dont j’essaye de limiter les émanations en refermant au plus vite le pot de son couvercle de plastique bleu. Sans espoir, je teste quand-même la porte en prenant garde de ne pas faire grincer le mécanisme de la serrure. Elle est toujours fermée au loquet. Hier soir, mon père est venu comme chaque soir m’enfermer dans ma chambre après avoir démonté l’ampoule de ma lampe, ensuite, ils sont sortis, le petit est chez sa grand-mère. Ils dorment, rentrés sans doute à l’aube ivres, les vêtements imprégnés de l’odeur de tabac blond. Ils n’ont pas pensé à me libérer en rentrant, ou plutôt ils l’ont fait exprès, pour que je ne les réveille pas en me levant.

Je vais jusqu’à la fenêtre. La cloche de l’église, de l’autre côté de la place, sonne un coup, celui de la demie.

Avec d’infinies précautions, je prends en main la sangle de la persienne et commence à la relever, centimètre par centimètre, jusqu’au milieu de sa course. Je m’arrête à mi-course, le cœur battant, car au-delà, les rails grincent. Pas un bruit, je ne les ai pas réveillés. J’entrouvre les rideaux de voile et essuie la buée que ma respiration a déposé sur la vitre. La place du village déserte, pas une seule voiture sur la nationale aux pavés luisants, la 404 est là, garée sur le trottoir, à sa place habituelle, le long des grilles du monument aux morts Ils sont donc bien rentrés. Seul détail inhabituel, le monument aux morts est décoré de drapeaux que les employés de la mairie ont installé hier. Il règne maintenant une lumière grise dans la chambre, suffisante pour lire. J’essuie de nouveau la vitre où la buée qui coule occulte encore la vue et je scrute l’horloge du clocher : il est huit heures et demi. Je me recouche au plus vite et retrouve du bout des mes pieds gelés le livre qui est caché au fond de mon lit, ainsi que la lampe de poche dont la pile est morte hier soir, alors que je n’avais pas fini mon chapitre.

Je lis en prenant garde à ne pas faire de bruit par inadvertance en tournant les pages, peut-être ont-ils laissé la porte de leur chambre ouverte auquel cas ils peuvent entendre le moindre de mes gestes. Je ne sais pas ce que c’est que l’inadvertance, tous mes comportement sont conditionnés par la crainte de leur donner une occasion de me punir de nouveau.

Je ne parle pas, ne pose pas de question, je mesure chacun de mes gestes, je les évite le plus possible, je me fais oublier, je suis une ombre, je ne suis rien, une ombre silencieuse.

Je lis.

Grincements dans la chambre contiguë, ils ont bien laissé leur porte ouverte si j’en juge à la netteté des sons que j’entends. Je planque aussitôt mon livre dans le lit et fait mine de dormir. Mon père se lève, pourvu que ce ne soit pas moi qui l’ai réveillé. Il a une quinte de toux de fumeur, rebelle. Au bout d’un moment, j’entends la voix de sa femme qui le rabroue. Leur lit grince encore une fois sous l’effort de poussée, mon père doit être debout, toujours toussant en enfilant sa robe de chambre. Son pas lourd se met en branle, en passant devant ma porte il donne une pichenette à mon verrou comme on libère les chiens du chenil le matin pour la pâtée.

Je ne bouge pas de mon lit, je reprends ma lecture. J’ai appris à être patient. Mentalement, j’imagine les gestes de mon père. Arrivé en bas, dans la cuisine, il monte le chauffage au feu à mazout, puis remplit la bouilloire d’inox au robinet, avant que de la poser sur la gazinière. Ensuite il va pisser ; J’entends à cet instant la porte de la véranda qui s’ouvre, les chiottes sont dehors, dans la cour cimentée. On ne peut appeler que « chiottes » ce trou glacial et puant avec son broc de métal émaillé qui nous tient lieu de toilettes. Je connais chaque bruit de la maison a force d’être toujours au aguets, surtout les plus ténus, comme ce sifflement qui s’échappe de la cuve à mazout lorsque mon père va remplir le bidon dans la buanderie, ou le compresseur du cabinet dentaire qui chuinte pour ses appareils pneumatiques.

La porte de la véranda couine à nouveau. Il a fini. Maintenant, il va préparer le café. Cliquetis métalliques de la cafetière qu’on pose sur la gazinière à côté de l’eau qui chauffe, clac franc de l’aimant qui ferme la porte du placard où sont rangés le café et les filtres. Il ne suffit plus qu’a attendre que l’eau frémisse. Pendant ce temps il prépare un plateau. Sons de vaisselle qu’on manipule, tasses, cuillères, sucrier. Encore quelques minutes et ses mules frottant les marches de l’escalier, il remonte. Son pas lourd repasse près de moi qui fait le mort. La porte de leur chambre se referme lourdement. Ma chambre pue le chlore. Je l’entends qui tousse à nouveau.

J’en profite pour me lever. J’ouvre ma porte en douceur, je suis devenu un expert pour ne pas faire de bruit. J’emmène le pot de chambre avec moi. Je connais chaque lame de parquet qu‘il faut éviter, l’endroit précis où il faut peser sur chaque porte pour éviter qu’elle ne grince, et chaque marche qui craque qu’il faut enjamber. Mes déplacements dans la maison ressemblent à une danse étrange, alternance de pas glissés, d’enjambements et de sautillements. Je parviens dans la cuisine sans me faire remarquer. Je vais d’abord vider mon seau et le rincer au robinet de la cour, puis je me prépare un petit déjeuner dans le plus grand silence. Pendant qu’il chauffe je me réchauffe les mains au feu à mazout.

Dans la casserole émaillée de jaune sur le bord de laquelle un gros éclat noir a sauté , le lait qui a formé sa peau commence à frémir. J’ouvre le placard dont on peut atténuer le clac d’ouverture en posant la main en regard de l ’aimant pour y effectuer une contre-poussée. J’attrape la boite de banania en fer blanc. Le nêgre coiffé de sa chéchia me sourit de toutes ses dents sur fond jaune et dessins de bananes. Deux tranches de pain rassis couvertes de la confiture de mûres que grand-mère a fait cet été, comme chaque été, je prends mon petit déjeuner, en prenant garde à leur laisser suffisamment de pain .

J’en fait disparaître toutes les traces quelques minutes plus tard, et remonte avec les mêmes précautions de démineur dans un champ de barbelés m’enfermer dans ma chambre. Ils se sont rendormis, je reprends mon livre.

Plus tard, j’entends un brouhaha dans la rue, sous ma fenêtre, mais je ne bouge pas de mon lit à cause du froid.

Soudain, un bruit énorme s’élève dans la rue; C’est la fanfare qui honore les morts au pied du monument du même nom. Je jette un œil à la fenêtre. Une petite troupe est là, les anciens combattants chargés de leurs médailles, certains très agés, ceux de la grande guerre au premier rang, puis ceux de la seconde, enfin les anciens d’Algérie, un peu à l’écart. Des drapeaux brandis fièrement, les membres de la fanfare et leurs costumes grotesques, le maire ceint de son écharpe qui tient son discours à la main. Tout le monde est raide et altier. Un petit coup de Marseillaise, qu’ils reprennent tous, en cœur, puis bref discours, il pleut. Sonnerie aux morts, puis re-Marseillaise. J’entends mon père qui se lève brusquement en gueulant «  Ah, les cons ! », puis qui ouvre brutalement la porte de sa chambre et file vers l’escalier. «  L’année prochaine, poursuit-il dans l’escalier, je tire dans la foule ! »

11 novembre 2006.

Il pleut, il fait gris, il fait froid.

Hier soir je suis allé à la gare chercher Camille au train de Paris de 21H34. Nous avons parlè longuement comme toujours le vendredi soir. Je lui ai expliqué que j’avais rendez-vous lundi pour une consultation pendant laquelle je dois prendre connaissance des nouvelles décisions concernant la prise en charge de ma maladie qui ont été prise au staff des hémato du vendredi. Le traitement dont je bénéficie actuellement semble peu efficace. Pourtant, la semaine n’a pas été si mauvaise. Je suis sorti un peu, j’ai marché en ville de mon pas de petit vieux, les muscles douloureux et le souffle court, mais j’ai marché. Je suis allé jusqu‘à l‘Armitière dont je ne sors jamais d‘habitude sans y avoir acheté au moins un livre, souvent quatre ou cinq. Lire ne me dit plus rien. Mon état ne s ‘est pas dégradé comme je le craignais, mais d‘étranges transformations s‘opèrent en moi. Je l’informe qu’ensuite il est prévu une courte hospitalisation pour la pose de la chambre implantable . Ca commence à sentir la chimio tape-dur. Mais je ne peux que spéculer pour le moment. Les hématos prennent leurs décisions le vendredi, n’en communiquent la teneur que quelques jours plus tard, histoire qu’on ait le temps de s’inquiéter. Il sera bien temps d’apprendre les mauvaises nouvelles lundi.

La semaine de Camille n’a pas été terrible. Elle a fait un petit coup de déprime de deux jours. Je la rassure, puis on parle peinture et design.

Caro s’est réveillée à cinq heures trente, comme d’habitude depuis plusieurs semaines. Les traitements n’y font rien. Je l’entends qui branche le PC portable que j’ai pris la précaution d’installer hier soir dans le salon, le fixe est dans la chambre de Camille, qui ne se lèvera que tard dans la matinée. Elle va brancher la cafetière électrique programmée à 6H30 qui commence à glouglouter. Elle doit fumer dans la loggia ou il fait un froid de canard pendant que l’arabica perfuse le filtre de papier. Quelques minutes plus tard, bruits de pianotements dans le salon. Elle doit relever ses mails et lire le blog de la veille.

Miraculeusement, je me rendors.

C’est Antoine qui me réveille, glissé auprès de moi sous la couette, son biberon qu’il aspire goulûment émet un sifflement d‘air et de bulles, Caro lui met un DVD de Dora. Je tente de persister dans le sommeil mais il faut que je me lève pour pisser.

Ceci fait, je vais me faire griller du pain dans la cuisine que je laisse refroidir pour que mon beurre aux cristaux de sel ne fonde pas quand je l’étalerai dessus. De la télécommande je branche la radio que je n’écoute pas. Il est huit heures trente, Caro se prépare dans la salle de bain. Elle est de garde au centre de rééducation,. Elle ne pense pas avoir le temps de faire les courses alimentaires ce matin. Je vais dans la loggia griller un cigare avec mon arabica. La pluie bat à la fenêtre, au loin, sur la Seine, pas un navire.

Petit déjeuner debout face au plan de travail, j‘écoute quelques brides d‘infos. Caro est prête.

Quand elle est partie, je prépare un bœuf Marengo, c’est un des plats préféré de Camille. Quand cela se met à mijoter tranquillement, je vais me laver et m’habiller. Antoine a réuni un embouteillage de voitures et de camions en tous genres devant la porte de sa sœur, dont il actionne les différents klaxons et sirènes, mais Camille ne bronche pas : elle a le sommeil lourd et à sûrement passé une bonne partie de la nuit à surfer.

Je branche en douce Gulli sur l’écran plat de notre chambre à l’intention d’Antoine, il abandonne ses voitures pour aller suivre un dessin animé.

Je lance le lave-vaisselle et vais m’allonger sur la canapé, je suis épuisé, mes jambes me lachent.

Hier, mon frère m’a envoyé un mail, dans lequel il me confirme certains éléments du post de la veille intitulé «  paradis » et m’en apporte d’autres qu’il m’autorise à utiliser si je le juge utile. Il regrette de ne pas avoir compris à cette époque ce qu’il se passait. Je lui réponds qu’il n’aurait rien pu faire, et que lui aussi a perdu sa mère et a dû de débrouiller seul avec ce poids.

Il me raconte qu’il m’avait donné une ampoule électrique pour remplacer celle que mon père ôtait chaque soir, que je cachais dans mes chaussettes. Oublié, effacé. Comment oublier un détail pareil ?

Je me rappelle pourtant bien de la casserole jaune émaillée et de son éclat noir, la boite de banania, mais on en trouve maintenant des fac-similés dans les boutiques du centre ville. Il y a les vrais souvenirs, ceux que notre esprit reconstitue à partir de brides et de fantasmes, et ceux qu’il efface.

J’ai oublié ces détails de la vie quotidienne, dont tout le monde se souvient.

Que faisais-je en rentrant de l’école ?

Avais-je un goûter ?

Où faisais-je ma toilette, et quand ? Nous n’avions pas de salle de bain à l’époque.

A quoi jouais-je ? Avec quels jouets ?

Est-ce normal d’avoir effacé tous ses détails qui forment la trame du quotidien ?

Il ne me revient que quelques brides, comme la scène du disjoncteur, ou celle de la rentrée scolaire à Couteaux. Avant, c’est une espèce de grand trou noir peuplé de quelques cauchemars.

Agnès aussi m’a téléphonné hier, émue alors que j’attendais mon ambulance devant Becquerel après ma consultation d’anesthésie. Elle lit le blog, elle aussi.

Agnès est ma marraine, c’était une amie, une cousine éloignée de ma mère.

Pour ton demi-frère, on savait, me dit-elle, Mamie l’appellait même « le chinois », mais pour le reste, on ne savait pas, mais on voyait bien que tout n’allait pas bien.

Elle se sent coupable. Je la rassure elle aussi, comme mon frère. Mon récit entraîne une vague de culpabilité chez ces témoins de cette époque qui n’ont rien vu. Ils n’ont pas été témoins. Mon père et sa femme étaient bien trop habiles pour laisser des témoins.

Bien sûr que vous ne pouviez rien savoir, moi, je ne pouvais rien dire, au risque de représailles qui auraient été bien pires. Et puis mon père vous aurait expliqué que j’exagérais, qu’il m’éduquais à la dure pour mon bien. Il s ’en serait tiré. Je n’aurais pas eu de trace de coups à exhiber, il ne me battait pas, enfin je ne m’en souviens pas. La torture morale est bien plus efficace et ne laisse aucune trace, physique, sa victime finit même par trouver ça normal. Il ne lui vient plus l’idée de protester ou de se rebeller. On est rapidement détruit et impuissant, on devient un jouet docile. Ses instigateurs ressentent un sentiment de domination et d’impunité plus jouissif que celui procuré par la vulgaire raclée.

Camille finit par se lever, puis plus tard Caro rentre. Elle a pu faire les courses.

On déjeune en famille. Le veau Marengo est parfait, tout le monde se régale. Martine doit venir rechercher Camille à quatorze heure, mais je suis tellement fatigué que je me couche avant son arrivée et m’endors aussitôt.

Je me réveille en fin d’après-midi engourdi.

Le temps n’a pas changé.

C’est le 11 novembre, il pleut, il fait gris, il fait froid.

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0

commentaires

D
Pourquoi jusqu’alors je n’ai pas mis de commentaire ?...Je crois que c’était par peur de faire mon malin. Sur un blog qui s’appelle « survivre » c’est du plus mauvais goût. Mais après tout « le mauvais goût » c’est peut-être un point que nous avons en commun, et dont nous nous délectons souvent.<br /> Alors je me lance, je « commente » comme on dit sur les blogs.<br /> <br />  <br /> <br /> Ce n’est pas tant le 11 novembre et le « souvenir » des poilus qui me fait réagir, mais plutôt « l’oubli ».<br /> Cette histoire d’oubli, d’ampoule cachée, de lumière, résonne avec ton envie de faire ce roman :<br /> « La lecture d’un roman jette sur la vie une lumière » Louis ARAGON.<br /> <br />  <br /> <br /> Je suis désolé mais je vais gâcher tes ventes du futur roman, puisque je vais raconter la fin : Le petit J.M. de 1969 va retrouvé l’ampoule cachée dans sa chambre et va pouvoir finir son livre tranquillement.<br /> <br />  <br /> <br /> To be continued…<br /> <br />  <br /> <br /> Dr NO.<br /> <br />  <br /> <br /> P.S : tu as vu je n’ai pas pu m’empêché de faire le malin, je cite les Ôteurs…
Répondre
J
J'espère pouvoir finir ce livre là, j'ai toute la lumière dont j'ai besoin chez moi....<br /> Merci de ton commentaire,<br /> Amicalement,<br /> JM