Mission accomplie.
On a prélevé mon sang (attention, je vais piquer, respirez…ça coule pas…), j’ai pris mon petit déjeuner, mes médicaments.
Je me suis rasé assis, l’infirmière de jour a bien voulu débrancher la perf pour la douche, que j’ai prise le bras gauche en l’air, d’où pendouille la tubulure emmaillotée d’un pansement à l’étanchéité théorique. Je suis rentré vite fait jusqu’à ma chambre m’effondrer sur mon lit, tremblant d’épuisement, haletant, attendant d’avoir repris mes esprits avant de m’habiller par petites étapes.
Le Dr C. est entrée, tout sourire, accompagnée de la smala anonyme ( sourires un peu plus timides, tout de même ).
OK, chimio cet après-midi, puis vous rentrez à la maison.
Au revoir, Madame.
11H00.
J’enfile un gilet : je vais tenter un raid vers l’extérieur.
Le pied à perf dans ma main moite, je franchis la porte de la chambre, la cloche invisible de protection s’installe automatiquement, m’enveloppant d’un halo visible de moi seul.
Faible sourire rassurant à destination des infirmières qui s’agitent autour de leurs chariots, direction sortie.
Chuintement de la double porte à ouverture commandée par cellule photo électrique, j’ai la sensation d’être un évadé qui franchit victorieusement la première épreuve de son plan.
Le couloir conduit jusqu’aux ascenseurs.
Au rez-de-chaussée, comme d’habitude, des gens tentent de s’engouffrer dans la cabine avant que de réaliser qu’auparavant quelqu’un souhaiterait en sortir.
Les distributeurs de café n’ont pas bougé, les sièges non plus. Je n’ai pas envie d’un café, mais j’en prends un quand-même, pour me donner l’alibi de faire une pause. L’une des deux machines est dotée d’un ingénieux dispositif. Le récupérateur de monnaie présente une fente de taille suffisante pour que les piécettes puissent s’y glisser pour le peu que l’on fasse preuve d’un minimum de maladresse, et tombent alors à l’intérieur de la machine. J’aimerai voir la tête du type chargé de l’entretien de l’automate.
Je fais l’appoint.
Puis je me lance le défi d’emmener le café à l’entrée du centre.
Pied à perf tintinnabulant, me faisant penser à ces caténaires d’auto tamponneuses d’une main, gobelet plastique brûlant les doigts de l’autre, cloche de protection poussée à son maximum, je me lance dans le couloir de la mort.
On va et vient sans autre souci que de soi-même, les piétons zigzaguent en cherchant à s’orienter, on surgit des embrasures de portes ou d’escaliers, des ambulanciers poussent des brancards à toute vitesse, des fauteuils roulants tentent de s’en sortir comme ils le peuvent, des chariots divers jouent les troubles fête, nettoyage, maintenance, les consultants perdus demandent des renseignements à d’autres égarés, formant des petits groupes inertes stagnants ici et là, des étudiants rieurs filent avec souplesse vers leur cours, des ouvriers transportent de longs tubes en inox, l’un d’eux écrase par mégarde un raton laveur qui passait par là de sa chaussure de sécurité.
Havre de paix, à mi-couloir un nouvel espace d’attente doté de distributeurs, l’un de pommes, l’autre de friandises est occupé par un teufeur d’une vingtaine d’années. Pantalon de camouflage et rangers, débardeur giclé de peinture, bracelets de cuir et piercings multiples, il est affalé du bout des fesses au bord d’un siège de plastique moulé, agité de spasmes convulsifs, pliant et tendant les membres à un rythme syncopé, agitant sa crête d’Iroquois colorée de rouge. Mini teufeur le surveille du coin de l’œil. C’est un enfant d’une douzaine de mois qui se tient vacillant à la table basse où s’empilent les « notre temps », la seule revue qui n’est pas volée par les visiteurs. Il porte lui aussi un pantalon de coupe militaire, ses cheveux frisottés redressés en crête par du gel capillaire. Le père en transes est en train de s’exciter sur un petit sachet de confiserie qui soudain explose en une multitude de pastilles colorées qui s’envolent gracieusement dans les airs avant que de retomber au sol dans un joyeux cliquetis qui fait éclater de rire le petit.
Je poursuis vers le hall, chuintement de porte automatique, enfin dehors, je me jette sur un plot de béton.
La rue, la vie.
Un soleil vif m’arrache les rétines, le bruit est infernal, un bus qui bloque la circulation enveloppe la scène d’un épais nuage de fumée bleue que j’aspire à pleins poumons tandis que les klaxons rageurs et le marteau piqueur du chantier contigu bercent mes tympans enchantés. Ivresse des sens.
Stoïques, des consultants attendent vainement les ambulances qui doivent les ramener chez eux.
L’un d’eux est planté à côté de moi. De petite taille, sanglé dans un costume beige au pantalon trop court marqué d’un pli parfait, veste cintrée style des années soixante-dix, lunettes carrées aux verres teintés, béret basque, canule de trachéotomie, il a le visage impassible d’un Mao qui attend serein l’avenir radieux. Sa femme obèse serre sur sa panse de ses doigts boudinés une liasse de papiers chiffonnés. D’autres vont et viennent, s’avancent au bord du trottoir pour tenter d’apercevoir la cause du bouchon, des ambulanciers lancent leurs bras au ciel ou vocifèrent dans leurs téléphones portables.
J’allume mon cigare que je réussis à faire durer jusqu’à ce que la circulation se rétablisse et que reprenne le ballet bien rodé des ambulances.
Je rentre, sonné de bruits, d’odeurs et de nicotine.
La teufeuse a rejoint sa petite famille. Yeux charbonneux, longs cheveux noirs dressés, mini tee-shirt sur poitrine menue, mini-jupe, collants fantaisie, après-ski poilus, à quatre pattes, son petit cul tendu vers les regards des passants, elle ramasse une à une les pastilles colorées épandues au sol, tandis que l’autre, indifférent, fait sauter miniteufeur sur ses genoux dont il ne parvient toujours pas à faire cesser l’agitation spasmodique.
Je fais une pause dans les sièges qui font face aux ascenseurs.
Au bout d’un moment, je m’avise qu’il y a une porte dans l’encoignure du mur cachée par un poteau, qui porte l’inscription « jardin ».
J’empoigne mon pied à perf, et j’emprunte un couloir miteux au carrelage défoncé pour aboutir à une espèce de terrain vague.
Des échafaudages sont accrochés aux façades d’où pendent des cordes, des matériaux divers gisent çà et la parmi l’outillage épars et les détritus de toutes natures, mégots, gobelets, boites de soda, reliefs graisseux de repas, branches éparses, poubelles débordantes.
Au sommet du monticule central envahi d’herbes folles et d’arbustes indéterminés a été installé un de ces chapiteau de toile cirée aux couleurs de fête sous lequel se serrent des membres du personnel en tenues blanches qui viennent ici fumer à l’abris du regard des patients, assis sur les bancs de bois disposés autour d’un cendrier de béton saturé jusqu’à la gueule.
La flaque de boue poisseuse qui stagne au seuil de ce riant îlot de nature m’interdit le passage, mon pied à perf n’est pas équipé de roues tous terrains, et j’ai oublié ma machette, je parviens néanmoins à me caler les fesses sur la traverse d’un échafaudage où j’allume un nouveau cigare.
Cliquetis.
Un pousseur de pied à perf me rejoint à la porte.
Pyjama rayé, charentaises défoncées, casquette de marinier enfoncée sur un crâne déserté, il s’arrête au seuil comme moi.
A sa manche droite retroussée un patch de couleur chair brille au soleil.
Nicotinique nostalgie.
Faut qu’j’arrête de fumer, dit-il, le regard humide, le nez flairant les volutes qui s’échappent de mon cigare.
André a cinquante-six ans, il en paraît soixante-dix.
Comme d’habitude, on déballe.
Les deux divorces, la cité, les gosses en prison, le Ricard, la pétanque, et maintenant l’hosto.
André est gardien de musée. C’est mon premier. Toute une vie où il ne c’est jamais rien passé, le silence des salles vides, de temps en temps un visiteur égaré, un groupe scolaire, un car de vieux. J’essaye d’en savoir plus, de le faire évoquer un souvenir, un événement, une anecdote, il ne sait plus, André, maintenant il n’attend plus que son transferts dans une maison de repos, là-bas, quelque part rive gauche, il a oublié le nom.
Je m’accroche à la traverse de métal sur laquelle je suis assis, ma vision se trouble de rouge de plus en plus intense, j’ai à peine le temps d’apercevoir le visage d’un jeune médecin qui passe par hasard, je tombe raide dans ses bras.
…………………
Ca va, Monsieur ?
J’ai l’impression que l’on m’a déjà posé la question à plusieurs reprises, quand je voyais défiler à toute vitesse les plafonds d’un couloir glauque.
Nouvelle baffe.
Ca va, Monsieur.
Je marmonne un truc.
On me balance sur le lit.
Il va mieux.
Le Dr L. entre, il m’ausculte rapidement tandis que je reprends mes esprits, ça y est, cette fois j’y suis.
Interrogatoire.
Bon, on va vous garder en observation, je ne peux pas vous laisser sortir sans savoir ce qu’il c’est passé.
Il sort.
L’infirmière me prélève du sang, je m’aperçois que je me suis pissé dessus.
Finalement, j’en reprends pour quatre jours d’hosto.
Fermes.