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17 juillet 2008 4 17 /07 /juillet /2008 11:36
 

 



Il m'a fait signe d'entrer d'un large geste du bras droit, sourire de circonstance aux lèvres, dossier serré contre sa poitrine.

J'ai posé mon sac sur une chaise vide et ôté mon blouson de toile avant de m'assoir face à lui.

Je n'avais pas l'intention de lui faire perdre de temps, ni de gaspiller le mien. Aussi, à la sempiternelle et maladroite question d'introduction «comment ça va?» qu'il avait posée tandis que je franchissais le seuil, j'avais répliqué d'un «comme une type qui fait une rechute» qui avait eu le mérite de nous épargner de laborieux préliminaires.


Il a posé ses mains à plat en s'asseyant lui aussi, doigts écartés sur le bureau comme les aurait posés au sol un sprinter dans les starting-blocks. Il a fixé ses yeux dans les miens. Il n'y avait aucune intention provocatrice dans les paroles que je venais de prononcer. Je pense qu'il l'avait compris.

Ce court temps d'observation réciproque nous a permis d'intégrer le ton qui serait adopté au cours de l'entretien.


Je me sentais détendu. Je savais à quoi m'attendre, et je venais de l'aider à franchir le pas le plus difficile. Il ne lui restait plus qu'à me révéler sa stratégie et à répondre à mes questions.


Il a toussoté.


-J'ai vu vos analyses. En effet, c'est une rechute. Il n'y a pas de doute, a-t-il concédé avec une nuance de déception mêlée de culpabilité dans le ton.

Il ressemblait au propriétaire d'un vieux chien qui réalise soudain que son paisible et inoffensif compagnon vient sans raison de mordre un passant.


-C'était à prévoir...

-Je dirais même plus, c'était prévu, ai-je ajouté pour enfoncer le clou.

-Oui. Bien sûr.


Malgré tout, on sentait un peu de dépit dans sa voix. J'imaginais qu'il ne tarderait pas à reprendre le contrôle des opérations.

Chaque jour il était confronté au sentiment d'injustice des patients. A leur panique. A leur désespoir. Il connaissait tout cela par cœur. Chaque jour il entendait les mêmes questions angoissées auxquelles il ne pouvait apporter en guise de réponse autre chose que l'aveu de son ignorance et des pis-aller thérapeutiques.

Chaque jour on lui servait la même litanie:

Pourquoi moi? Pourquoi maintenant? Pourquoi si vite? Qu'est-ce que j'ai fait?...

Ça devait l'épuiser.

Ce n'était pas cela qu'il avait à craindre de moi.


Je me suis interrogé sur sa psychologie.

Qu'est-ce qui avait pu motiver le jeune étudiant qu'il avait été à se lancer dans une spécialité aussi frustrante que l'hématologie?

Peut-être s'agissait-il des mêmes raisons qui m'avaient amené au fil des années à soigner les handicapés les plus lourds, les cas les plus désespérés.

Mon cheminement personnel avait été plus lent.

Qu'est-ce qui l'avait décidé?

Était-ce la hargne contre l'injustice? Le refus catégorique de renoncer, de lâcher le moindre centimètre de terrain? Le désir d'en découdre?

Un goût incoercible pour les moulins à vent?

Du pur humanisme?

Un juvénile syndrome du chevalier blanc?


Ça nous faisait au moins quelques points communs.


Il commençait à feuilleter machinalement le dossier.


-De quand date votre dernière auto greffe, déjà?

-Juin dernier. Neuf mois.

-Votre maladie est très agressive, s'est-il senti autorisé à me balancer, en guise de ballon d'essai.


J'ai senti à une lueur dans son regard en coin qu'il cherchait à capter mes réactions.

Je n'ai pas bronché. Ça l'a encouragé à poursuivre.


-De plus, on sait maintenant que vous êtes réfractaire aux traitements.


J'étais toujours impassible. J'avais lu les résultats. Il y avait déjà 24 heures que son scoop était éventé.

Vas-y, continue, bordel...

Il a cessé de tripoter les pages du dossier qu'il tournait sans les lire. La suite s'imposait d'elle même. Comme ça tardait un peu à venir, j'ai pris la parole.


-Vous m'aviez parlé d'allogreffe?


C'était moi maintenant qui grillait les étapes. Je déteste qu'on tergiverse. En toute circonstance. Le temps, depuis que j'étais tombé malade, était devenu mon bien le plus précieux. Aucun doute que sa côte n'avait pas fini de grimper.


-Pour vous, je pense plutôt à ce qu'on appelle une mini-allogreffe. Nous allons en parler en staff, vendredi, puis je vous reverrai la semaine prochaine. Vous semblez être une bonne indication. Mais pour l'instant, nous avons d'autres problèmes à voir ensemble.


Je savais peu de choses sur les mini-allogreffes. Je lui ai quand-même demandé des précisions avant d'aller plus loin. Je suis sans cesse à la recherche du temps d'avance, ce moment virtuel où, comme sur un coup aux échecs, on peut passer soudain de la défensive à l'offensive, et qui détermine à lui seul la maîtrise des situations.

Comme je l'avais prévu, et même initié dès le début de la consultation en lui facilitant la tâche, il ne pouvait pas me refuser cela. Un principe de base en psychologie. Donner avant de demander. Mais j'aimais bien aussi la métaphore des échecs.

J'avais fait le sacrifice d'un fou pour prendre sa tour, j'avais gagné mon coup d'avance.

Il a commencé à lâcher les informations que j'avais sollicitées. J'ai écouté attentivement son laïus.

Au bout de quelques minutes de monologue, j'ai compris qu'il commençait à se lasser. On avait d'autres choses à planifier aujourd'hui. La salle d'attente était bondée. Il avait déjà une heure de retard sur son planning. Ses explications s'embrouillaient pour devenir de plus en plus techniques et incompréhensibles pour un néophyte de mon espèce. Technique médicale classique pour mettre un terme à un entretien. J'avais de toutes façons intégré suffisamment de données pour pouvoir entreprendre des recherches fructueuses sur Internet.

La principale, que j'avais réussi à capter dans son charabia, était que j'avais besoin non pas d'un don de moelle, mais d'un don de cellules souches, ce qui présentait un certain nombre d'avantages pour le donneur.

Mais on s'était trop écarté de la question du jour. Je lui ai fait signe que j'en avais assez, et qu'on pouvait en revenir au problème présent.


-De toute façons, la question qui se pose aujourd'hui est de faire baisser votre taux de protides. Il faut qu'on parvienne à diminuer la masse tumorale, si vous préférez. Impossible d'imaginer une nouvelle greffe avant cela.

-Donc, ça veut dire chimio, ou plasmaphérèse?

-Ça veut dire chimio. Avec peut-être une radiothérapie en complément.


Ça, je ne l'avais pas prévu au programme. C'était un «peut-être» qu'il fallait entendre comme un «indispensable».


-Il s'agira d'une petite radiothérapie. Probablement pas plus de deux irradiations...


J'ai laissé tombé ce détail. On verrait ça en temps utile.


-Combien de temps la chimio?

-On ne peut pas savoir. Cela dépendra de la qualité de votre réponse. Trois mois si vous avez une excellente réponse. Mais on sait déjà que vous êtes plutôt un mauvais répondeur... Six mois si c'est plus difficile. Cela prendra le temps qu'il faudra. Le problème ne se pose pas tellement en terme de temps, mais plutôt en qualité de réponse...


-Donc, si je comprends bien, pas de greffe envisageable avant trois ou six mois. Cela nous mène à la fin de l'été. C'est bien cela?

-C'est ça.


J'ai visualisé intérieurement le calendrier. En négociant bien les choses, il me serait peut-être possible de partir cet été en vacances avec mes enfants. A condition que mon état le permette.

C'était tout ce qui comptait.


-Pour le moment, il faut mettre en place la chimio sans perde de temps. Vous faites bien partie de l'étude sur le Revlimid, n'est-ce pas?


Il le savait aussi bien que moi. Cela faisait plus de trois mois maintenant que j'étais entré dans ce protocole d'étude.

J'avais pris du Revlimid pendant les deux premiers mois. Depuis un mois qu'avait eu lieu le tirage au sort, j'absorbais chaque matin une gélule anonyme dont j'ignorais si elle contenait bien la molécule active, ou s'il s'agissait d'un placebo.


-Vous aviez bien supporté les deux premiers mois de traitement? Je veux dire, quand on était sûrs que vous preniez le Revlimid? Pas d'effet secondaire?

-Rien de remarquable.

-Bien. La première chose à faire est de lever le double aveugle. Il faut que je sache ce que vous prenez en ce moment. Dans la mesure où vous avez bien toléré le Revlimid, cela pourrait être une molécule intéressante à utiliser dans notre cas de figure.


Il a décroché son téléphone et a tenté de contacter la responsable des essais cliniques.

Elle n'était pas là. Il a laissé un message à la secrétaire.


-Avez-vous des frères et sœurs? A-t-il enchaîné.

-J'ai un frère et un demi-frère.


Il a balayé le chinois d'en revers de main.


-Vous pensez que votre frère serait d'accord pour un don de cellule souche? Il a quel âge? Il est en bonne santé? Il habite où?


Je savais depuis longtemps que JJ était disposé à m'aider. Dès le début de la maladie, alors qu'il n'en était pas encore question, il m'avait spontanément proposé de me faire un don de moelle. Un don de cellules souches serait plus facile. J'aurais agi de même à son égard, naturellement.

J'ai répondu du tac au tac au feu roulant de ses questions.


-Mon frère a 57 ans. Il habite dans les Pyrénées Orientales. Je pense qu'il est en bonne santé. Il sera d'accord.


J'ai embrayé sur la question suivante.


-Il y a un sûrement un service d'hémato à l'hôpital de Perpignan?

-Oui, bien sûr. D'ailleurs, pour l'instant nous avons simplement besoin qu'il fasse effectuer un typage HLA afin de déterminer s'il est compatible. C'est une simple prise de sang.

-Un chance sur quatre, c'est bien ça?

-Oui. Je vais mettre la procédure en route. Ce serait peut-être mieux que ce soit vous qui le préveniez plutôt qu'une secrétaire de chez nous. Vous avez son adresse? Son téléphone?Vous pouvez le joindre facilement?

-Bien sûr. Vous voulez que je le fasse maintenant?


Je tendais déjà la main vers mon portable.


-Non, mais ne tardez pas. De mon côté je fais le nécessaire. Vous pourrez avoir une réponse rapidement?

-Oui. Aujourd'hui même. Pas de problème.


Il avait sorti son bloc de prescriptions et commençait à noter la batterie d'examens biologiques qu'il souhaitait que je fasse pratiquer immédiatement au labo de Becquerel.

Mais je n'en avais pas terminé avec lui.


-Il y a encore une chose dont il faut que l'on parle.

-Oui?

-Vous vous rappelez que j'ai consulté le Pr. X ( ce connard infatué) à Paris cet automne pour avoir une second avis?

-Parfaitement.

-Comme vous le savez, j'avais demandé une copie de mon dossier médical à Becquerel pour me rendre à la consultation...


Il commençait à voir où je voulais en venir. Je sentais le malaise le gagner. Les médecins n'aiment pas qu'un patient aille fourrer leur nez dans leurs petits secrets. Dommage pour eux, la loi n'est pas de cet avis.


-Oui?

-Cela m'a permis d'apprendre pour quelle raison vous aviez cessé de me prescrire la dexaméthasone lors des premières chimio... Vous ne m'aviez pas dit toute la vérité, n'est-ce pas?...


Cette fois, on y était. Je venais d'un coup magistral de le mettre dans une position d'échec dont il ne pourrait plus se démêler avant que j'en termine.


Dans mon dossier, j'avais lu en toutes lettres : Arrêt de la dexaméthasone pour suspicion de PMD.

Je n'avais pas été leurré très longtemps par l'emploi abusif que font les médecins des abréviations.

PMD signifie Psychose Maniaco-Dépressive. On appelle ça de nos jours une maladie bipolaire.

Autrement dit, les hémato avaient estimé que j'étais atteint d'une maladie mentale.

Une psychose.

Carrément.


Je me souvenais avec amusement la tête de mon psy quand je lui avais raconté ça. Il était entré dans une fureur noire.


-Putain! Quelle bande de nuls!.. Ils ont bien fait de faire hémato!...


Il était complètement atterré devant autant d'incompétence, mais il s'est rapidement ressaisi pour en revenir à un langage plus académique. Tout de même, il était très énervé.


-Vous ne présentez strictement, je dis bien STRICTEMENT AUCUN signe de PMD. C'est lamentable! Consternant! Nul!


La colère lui faisait perdre un peu du flegme dont il était pourtant abondamment doté.

Il a cependant très vite repris son calme pour me donner quelques explications techniques.

Il est vrai que l'usage de corticoïdes peut entraîner chez les patients porteurs de PMD des décompensations très graves. Il est préférable dans beaucoup de situations d'en proscrire l'usage. C'est même une contre indication classique connue de tous les praticiens. Mais outre qu'un diagnostic de PMD ne doit pas se faire à la légère mais à la lumière d'un avis spécialisé, il est évident que dans les maladies graves où entre en jeu le pronostic vital comme les maladies hématologiques, on prescrit quand-même les corticoïdes.

Il est unanimement admis que mieux vaut un patient vivant qui déjante qu'un patient calme, mais mort.

J'étais d'accord sur ce principe empreint de sagesse. Qui ne l'aurait été?


Il n'en restait pas moins vrai que sur la foi de suspicions non validées par avis d'expert, on m'avait purement et simplement privé d'une partie du traitement de chimio qui m'était nécessaire. Ceci était un fait avéré.

Pas étonnant que j'ai été ensuite catalogué comme «mauvais répondeur au traitement». Ce traitement, qui devait comprendre du Velcade et de la dexa, je ne l'avais tout bonnement pas eu.

Il était donc légitime de penser que dans ces conditions, une cure de Velcade amputée de la dexaméthasone avait été moins efficace que ce qu'elle aurait dû être. Ceci avait nécessairement entraîné une réponse aux greffes de moindre qualité, et par conséquent une rechute plus précoce de la maladie.

Au total, une espérance de vie raccourcie.

Mais ce que je craignais plus que tout, c'était que sur la foi de cette suspicion illégitime, on ne me prescrive plus de corticoïdes le jour où ceux-ci seraient nécessaires.

Et ce jour était arrivé.


Tout ceci devenait de moins en moins anodin. Elle allait me coûter combien de mois de survie, cette suspicion infondée, tombée d'on ne sait où?


On appelle cela comment sur le plan légal?

De la légèreté?

Une erreur?

Une faute professionnelle?


L'hémato avait légèrement pâli.

Je me souvenais parfaitement de ce qu'il m'avait répondu quand je l'avais interrogé sur la raison pour laquelle on avait cessé de me donner la dexa, alors que par ailleurs le traitement peinait à donner des résultats. C'était à l'approche des fêtes de Noël 2006. Cela se passait à l'hôpital de jour.


-Ce traitement ne vous convient pas, avait-il répondu laconiquement à ma question.


D'ordinaire, j'aurais exigé d'en savoir plus. Mais cette fois-là, je n'avais pas creusé plus loin. J'étais très mal. Très faible. Je voyais les ambulanciers qui me tenaient par le bras pour m'accompagner jusqu'à la salle d'attente de l'hôpital de jour repartir vers le VSL la tête basse. Je devais me tenir aux murs pour aller aux chiottes, de peur de m'effondrer.

J'étais persuadé que je ne tarderais pas à mourir. Pas de doute, je ne passerais pas l'année.

J'en étais venu à la conclusion qu'on jugeait préférable de me laisser dans l'incertitude pour apaiser mes derniers jours. Il fallait que je l'accepte.

Je n'avais pas insisté.

Mais finalement, j'avais survécu. J'avais depuis eu le temps de me poser un certain nombre de questions.


Dès la découverte de la maladie on m'avait bourré de fortes doses de corticoïdes.

J'avais ensuite continué par deux cure de chimio incluant du Velcade et des doses maximales de dexa. J'avais toléré ces traitements sans présenter le moindre signe de décompensation psychiatrique. Mon dossier médical en attestait. C'était le vide total à ce sujet.

Qu'est-ce qui pouvait expliquer que soudain, entre la deuxième et la troisième cure, sur la foi d'une suspicion sortie d'on ne sait où, on avait jugé qu'il fallait interrompre les corticoïdes, au risque d'être moins efficace, et donc de prendre le risque d'abréger mes jours?


J'ai planté mon regard droit dans celui de l'hémato.

Tous les hommes vous le diront, c'est très désagréable de se sentir tenu par les couilles. Même virtuellement. On se sent fragile comme un tout petit enfant.

Il ne pouvait pas mesurer la chance qu'il avait. Il n'était pas dans mes intentions de me mettre à serrer. Maintenant, j'allais exiger quelque chose de lui. Mais ça, il ne pouvait pas encore le savoir.


-Pouvez-vous m'en dire un peu plus sur cette «suspicion» de PMD?


Il y a eu un peu de flottement, mais il ne lui a pas fallu plus de deux secondes pour reprendre son souffle. Un vrai pro.


-Eh bien... Vous savez... On lisait votre blog, à l'époque...

C'était...Comment dire... Spécial....


Je n'avais jamais entendu un argument aussi débile.


Ainsi, si j'entendais bien, il était en train de me dire qu'il avait fondé une suspicion de PMD le menant à prendre une décision aussi lourde de conséquences potentielles en s'appuyant sur la simple lecture d'un blog?

Sur le coup, je me suis demandé si je n'étais pas en train de devenir psychotique pour de bon.

C'était pour le moins Olé-Olé! On était dans le pur fantasme. L'échevelé. La boule de cristal de Madame Irma.

Ce mec avouait sans complexe une pratique assez peu orthodoxe en matière d'anamnèse.

Il avait fumé les herbes de Provence, ce jour-là, ou quoi?

Rien à voir avec une pratique médicale menée dans les règles de l'art. Il avait complètement pété les plombs ( peut-être avait-il présenté lui-même un brusque accès de PMD, allez savoir). Cherchait-il encore à me cacher quelque chose?

J'ai eu soudain envie de serrer un peu mes doigts, malgré tout, histoire d'être sûr.


J'avais épluché soigneusement les éléments de mon dossier médical. Il ne révélait aucun événement à cette période qui puisse justifier une telle décision.

De plus, j'avais un atout majeur dans ma manche. Ce qu'il ignorait, c'est qu'il n'était pas le seul à lire mon blog.

Mon psy lui aussi le lisait attentivement, depuis le début. Nous le commentions ensemble à chaque séance. On se voyait chaque semaine pendant cette période. Au pire, il me recevait tous les quinze jours, en fonction de mes hospitalisations. Quelqu'un peut-il imaginer qu'il soit passé à côté du moindre signe de décompensation psychiatrique?

Non, bien sûr.

Il y avait là un encore mystère que je ne parvenais pas à élucider.

J'en avait soupé des mensonges.


J'avais eu une idée avant de me rendre à la consultation, alors que j'étais en train de réfléchir à tout cela en remplissant mon sac.

J'avais pris l'habitude, depuis le début de la maladie, de noter l'ensemble des évènements médicaux, les rendez-vous, les hospitalisations, sur mon agenda. Il n'y avait donc rien de plus facile que de vérifier ce qui avait bien pu se passer à cette période.

Il ne m'avait pas fallu plus de deux minutes pour mettre la main sur l'agenda 2006, et moins de cinq secondes pour retrouver la semaine concernée.

C'était la semaine 45, qui s'étalait du lundi 6 au dimanche 12 novembre. J'avais achevé la deuxième cure de Velcade+dexaméthasone le 31 octobre, et j'allais entamer la suivante, mais sans dexa, le 14 novembre.

C'était donc dans cette fourchette qu'avait été prise la décision d'interrompre l'administration de la dexa. Selon toute probabilité cette décision avait été prise au staff du vendredi 10.

On avait pratiqué pas mal d'examens, cette semaine là. Échographie, myélogramme, IRM, radio de thorax, ECG, prises de sang. J'avais par ailleurs eu trois consultations. Une consultation chirurgicale et une d'anesthésie pour préparer la pose de ma chambre implantable que l'on me poserait la semaine suivante, et j'avais vu mon psy.

Mes yeux s'étaient alors posés sur le mercredi 8 novembre. A 14h30 précises.

Comme dans un dessin animé de Tex Avery, j'avais bien cru que mes yeux allaient tomber de leurs orbites. J'étais totalement abasourdi. Il avait fallu que je feuillette de nouveau mon carnet pour bien m'imprégner de la chronologie des faits. Ce qui venait de jaillir sous mes yeux et dans mon esprit était proprement monstrueux.


J'avais noté : rendez-vous Caro avec X (le nom de mon hématologue) à la date du mercredi 8 novembre.


Il fallait que je remette tout cela dans l'ordre.

Donc,

-Mardi 31 octobre : fin de la deuxième cure de chimio avec dexaméthasone. Aucun événement particulier, ni dans l'agenda, ni dans mon dossier médical, jusqu'au

-Mercredi 8 novembre. Mon ex rencontre mon hémato à 14H30.

-Jeudi 9 novembre. Consultation avec mon psy à 19H30. Celui-ci ne constate aucun signe alarmant dans mon comportement.

-Vendredi 10 novembre. Staff des hémato au cours duquel quelqu'un émet la suspicion de DPM. Il est décidé d'interrompre la dexa.

-Mardi 14 novembre : pose de la chambre implantable à 11H00, puis début de la troisième cure de chimio, Velcade sans dexa dans la soirée.


Ces faits sont strictement véridiques. N'importe quel enquêteur peut les vérifier à sa guise dans les dossiers et les ordinateurs de Becquerel.


Je n'en revenais pas.


A chacun la liberté d'user de son esprit de synthèse, ou de laisser libre cours à son imagination.


Je ne sais pas vous, mais moi, j'aimerais beaucoup savoir ce qu'a raconté mon ex à mon hémato le mercredi 8 novembre 2006 à 14H30.


Aucun risque qu'on le sache jamais. Ni vous, ni moi, ni personne. L'un pourra toujours se retrancher derrière le secret professionnel et la collégialité d'une décision prise en staff, et l'autre se réfugiera derrière ses habituels mensonges.

Tout cela commençait sérieusement à me fatiguer. J'avais déjà été accusé de violence, puis de folie. Quelle allait être l'étape suivante?

Inceste? Pédophilie? Cannibalisme? Pétomanie? Philatélie?


Après la stupéfaction et la colère, j'avais réfléchi. Leur intérêt était commun : pour l'un comme pour l'autre, il serait préférable qu'on oublie cette faute.

J'étais agacé, mais j'ai fini par conclure que cela n'avait plus aucune importance à mes yeux. Le mal était fait. Et la rechute était bel et bien arrivée.

Aujourd'hui, il me fallait faire face.


A ce stade, j'ai compris que si je décidais de mettre la pression, il ne resterait plus aux protagonistes qu'une solution pour tenter de se sortir de ce mauvais pas.

M'accuser de paranoïa.


J'ai décidé de leur épargner cette peine. Le passé est le passé. Je n'engagerai aucune poursuite. J'attends les leurs.

J'ai encore un mince avenir à construire, pas une seconde à gaspiller, et surtout un minimum de dignité.

Chacun aura quand-même une facture à payer.


Voici pour la première.

A l'heure où j'écris ceci, je souhaite que dans quelques années, bien longtemps après que je sois mort et enterré, quelqu'un, quelqu'un de bien particulier, un jour, se pose encore cette question : que c'est-il dit lors de l'entretien du 8 novembre 2006 à 14H30? Quelles divagations névrotiques? Quels mensonges scandaleux?


Quand à l'hématologue, j'allais y venir.

Celui-ci attendait en silence ma réaction après m'avoir dit en guise d'argument qu'il avait lu mon blog.

J'ai sciemment tardé à réagir avec, je l'avoue, une once de perversité.

Vous vous seriez gêné?

Je n'avais pas l'intention de le malmener. Je pensais qu'il s'était fait manipuler comme un enfant, et qu'il venait de le réaliser. Mais bizarrement, je n'étais frappé d'aucun ressentiment.

Cependant je tenais absolument à éclaircir nos rapports et à m'assurer que je serai à l'avenir pris en charge et soigné avec rigueur et diligence. Dans les règles de l'art si c'était possible.


-Je suis moi aussi, comme vous le savez, un professionnel de santé, ai-je repris.

-Je connais l'usage qu'on fait d'un dossier médical. Je sais aussi qu'une ânerie non validée écrite par on ne sait qui peut poursuivre un malade tout au long de son parcours et induire des décisions ou des abstentions thérapeutiques infondées qui lui sont préjudiciables...


Il recommençait à respirer. Il était soulagé de voir que je n'allais pas sortir un flingue de mon sac pour lui en coller une au milieu du front.

Dans mon sac, il n'y avait qu'un parapluie, «La Route» de Cormac Mc Carthy, et quelques autres inoffensives babioles.

Mais on ne sait jamais avec les psychotiques réputés violents...

C'était à moi à jouer. Il était échec au Roi. Pour ma part, j'étais décidé à lui accorder un honorable pat. Je la jouais magnanime. Je n'avais pas envie de tout reprendre avec un autre hémato, dans un autre centre anti cancéreux, comme Yves. J'ai déjà dit que je n'avais pas une seconde à gaspiller. Et puis j'avoue un faible pour les idéalistes, même maladroits. Je le sentais comme ça. Du pur feeling. Au moins, avec celui-ci, les choses seraient claires. S'il avait été un connard prétentieux, je l'aurais écrasé avec plaisir comme une merde, et jeté en pâture à la vindicte publique.

Mais j'allais dicter mes conditions. Je suis conciliant, mais sans faiblesse. Je gardais en poche une demande potentielle d'expertise et toute une kyrielle de recours légaux.


-Je voudrais être assuré d'une chose...

-Je... Vous écoute...

-Je voudrais être sûr qu'à la prochaine occasion où mon état de santé nécessitera la prise de corticoïdes, que ceux-ci me soient prescrits sans aucun état d'âme.


Il n'a pas hésité une seconde.

Il semblait qu'on était bien d'accord.


-Bien sûr, bien sûr. N'ayez plus aucune inquiétude à ce sujet.


Je l'ai fixé froidement.


-Je ne suis pas inquiet, ai-je dit.

 

 

 

 

 

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commentaires

M
 <br /> <br /> <br /> <br /> Alors comme ça, t'es PMD. Ben mon pôvre vieux, t'es mal barré! Mais si je me trompe pas, Psychose, c'est bien un film d'Hitchcok? Cela explique tout. Tu sais en fait, ces gens là, c'est des fanatiques de la télé en général, en plus comme ceux que tu as vu à Becquerel c'est des hémato qui se croient culturés, alors ils t'ont joué un scénar à la Hitchcock. Des maniaques je te dis, dépressifs je sais pas, peut-être quand ils lisent les blogs, va savoir...Allez je t'y laisse, je viens de rentrer à Paname que je dois déjà me préparer pour repartir. Même pas le temps de boire un coup. La vie est impitoyable, surtout pour les pauvres petites choses fragiles que nous sommes, nous les évadés de Becquerel.Ah au fait, quand tu reverras ton psy, oublie pas de lui dire que je suis toujours prêt à lui accorder un rendez vous s'il paye bien. Je lui apprendrai la psychologie de comptoir.A la prochaine et fais gaffe avec ton curé,       <br /> <br /> <br /> <br />
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