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6 novembre 2006 1 06 /11 /novembre /2006 00:00

La première fenêtre s’ouvre dans ce lieu que l’on appelle la loggia. C’est un petit espace situé au bout de la cuisine, à l’opposé de la terrasse en bois qui donne sur la ville. Rangements, machine à laver, sèche-linge, vide ordure, c’est là que je vais griller mes cigares pour ne pas empuantir l’appartement, lorsqu’il fait trop froid pour la terrasse.

A droite la vue porte sur la chapelle du Carmel, lieu d’exposition des artistes locaux. En face, le Mont Fortin aux rues pentues et tortueuses, planté de maisonnettes, où paissent dans les quelques pâturages encore préservés des promoteurs immobiliers de maigres troupeaux de vaches et de moutons.

A gauche, le sixième pont laisse s’échapper la boucle de Seine qui vire au pied des silos, où viennent se remplir de blé de Beauce les ventres affamés de cargos russes ou chinois mités de rouille, que j’observe à la jumelle.

Dimanche après-midi, 14H30, Caro et Antoine font la sieste. Camille est dans le train de Paris, c‘est la fin de vacances de la Toussaint. Arabica, cigare. Je me sens si faible que depuis ce matin je me demande s’il ne vaut pas mieux appeler l’hémato pour demander conseil. Je n’ai rien dit, j’ai préparé le repas, en m’asseyant à plusieurs reprises, Caro n’a rien dit, non plus, mais elle a vu ma sale tête. Pas eu le courage de me doucher, le signe qui ne trompe pas.

Deux gamins traversent l’esplanade de la résidence. Garçon et fille. Ils portent chacun sur le dos leur cartable, et traînent leurs valises à roulettes qui brinqueballent sur le passage caillouteux qui mène au trottoir. Une voiture s’arrête à leur hauteur, d’où surgit un homme en blouson de sport. Il embrasse les enfants rapidement, charge les bagages dans le coffre sans un regard autour de lui, tandis que les petits qui se sont retournés vers moi font des signes de la main. Ils s’installent et la voiture s’éloigne dans un nuage gris.

Le gars du premier sort son chien. La trentaine, il vit chez sa mère. Il aime les gros jouets. On l’appelle le garagiste. Il achète, répare et revend de vieilles bagnoles qu’il gare un peu partout dans la résidence, à la grande colère des copropriétaires parano. Le conseil syndical a même voté l’achat et l’installation d’un panneau d’interdiction de stationner qu’ils ont fait poser au bord du trottoir qui descend à la porte de secours du parking souterrain. C’est au pied de ce panneau qu’il gare chaque soir la BMW dernier modèle qu’il vient de s’offrir, rien ne pourra le faire changer d’avis, le panneau se situe dans le rayon de détection du spot automatique qui garde la porte du garage. Faut pas s’approcher de la BM.

Pour le moment, il fait faire à son mastiff un de ces étrons épais et gras dont on retrouve au quotidien des reliefs rageusement étalés sur le tapis au pied de l’ascenseur. Pantalon de cuir, téléphone à la main, il doit attendre une de ces filles vulgaires aux bottes blanches qu’il emmène le dimanche faire un tour de moto.

Je sais à quoi pensent les vieux à la fenêtre.

Quelque part, résidence Bel Horizon, une mère écrase une larme.

La deuxième fenêtre s’appelle Windows.

Nicolas est venu samedi installer mon réseau sans fil.

Tu comprends, lui dis-je, il me fallait ce portable, au cas où je devrais rester alité, et puis, il y a les hospitalisations.

Il comprend, bien sûr. Ses doigts pianotent les claviers à une vitesse folle, comme animés d’une vie propre, ses yeux vont d’un écran à l’autre, en même temps il m’explique, je n’y comprends rien. Combien ce garçon a-t-il de cerveaux ?

En un tour de main, l’affaire est réglée.

Ils ont le wi-fi, à Becquerel ?

Pas dans les chambres d’hémato, il y a des bornes dans les chambres d’isolement, quand tu restes enfermé plusieurs semaines. C’est une des premières questions que j’ai posée au Dr. C. quand j’ai compris que j’avais ce cancer de la moelle, et qu’à un moment ou un autre il faudrait me greffer.

Je ne pouvais pas imaginer d’être déconnecté du monde pendant un temps aussi long . Je ne suis qu’un Robinson d’opérette, tu sais. Il se marre.

La troisième fenêtre s’ouvre sur l’océan noir de mes souvenirs. En plein milieu du désert liquide une minuscule île, où le myélome m’a rejeté sur la grève, seul et nu, après avoir fait éclater le puzzle de ma vie.

Les souvenirs reviennent malgré moi, ils affluent, m’obsèdent, me noient.

Des milliers de mots se pressent, comme s’il me fallait les vomir. Il me faudrait des journées de quarante huit heures, ou ne plus dormir.

Je m’oblige à rester connecté à la réalité, à Caro, à Antoine, à Camille, j’y parviens maladroitement au prix d’épuisants efforts.

J’y parviens mal.

Je n’y parviens pas .

Je n’ai qu’une hâte, celle de me jeter sur mon clavier pour y vider mes petites cellules maléfiques, au risque de griller ce qui me reste de rétine aux écrans luminescents. Quelques fois, ma tête émerge des eaux noires, je reprends de l’air, je prépare un repas, j’habille Antoine, je parle avec Caro, je téléphone à Camille, puis je replonge brutalement, comme aspiré par la masse coulissante des plongeurs en apnée.

 

 

 

 

 

 

 

 

 
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