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3 novembre 2006 5 03 /11 /novembre /2006 00:00

J’ai dix ans.

La chambre est petite, un couloir creusé d’une alcôve où s’insère un lit de métal d’origine militaire repeint en bleu ciel. L’unique fenêtre donne sur la place du village, où le poilu de pierre sur son piédestal en béton se prépare à lancer la grenade serrée dans sa main droite . A ses pieds la liste des habitants du bourg morts pour la patrie. Plus loin, au-delà de la nationale aux pavés luisants qui draine le flux incessant des camions et des tracteurs chargés de betteraves qui montent à la sucrerie, l’imposant clocher sonne ses huit coups.

C’est l’heure où je dois avoir regagné mon territoire.

Une table munie d’une lampe de bureau, une chaise, un pot de chambre de plastique d’où émane une odeur d’eau de Javel, une petite armoire à vêtements, quelques étagères, baignent dans la lueur jaunâtre de l’ampoule de soixante Watts.

On a remplacé le fourneau à charbon émaillé de bleu de la cuisine par un feu à mazout plus moderne, un deuxième du même modèle a été installé dans le séjour, des trappes ont été percées dans les plafonds pour tenter de diffuser un peu de chaleur dans la grande maison, mais rien n’y a fait, la chambre est restée tout aussi glaciale, seule une odeur douceâtre d’hydrocarbure s’est immiscée dans les moindres recoins, donnant l’illusion de confort.

Je baisse la persienne à l’aide de la sangle, à plusieurs reprises il faut la remonter puis la laisser redescendre brusquement pour forcer les lattes de bois à coulisser dans les rails gelés.

Il faut se déshabiller au plus vite dans cet air glacé, enfiler le pyjama en soufflant des jets de vapeur, se glisser raide comme une planche sous les strates de couvertures ,ajuster l’édredon de plumes au raz du menton, jambes croisées, bras repliés sur la poitrine grelottante. Attendre que le sang se remette à circuler, qu’un peu de tiédeur permette de détendre les membres et diffuse peu à peu au creux des draps.

La main droite retrouve le volume cartonné de la collection verte, l’extrait de sa cachette, cherche la page cornée, changement de décors, l’ambiance devient tropicale, ciel bleu, cocotiers, plage de sable blanc, naufrage.

Des pas pesants montent l’escalier.

Le livre rejoint vivement sa cachette.

Mon père ouvre la porte, dans une oddeur de parfum.

Une courte estafillade sanglante rougit sa joue, il a taillé sa moustache , le manteau est entrouvert sur le costume sombre. Du regard il vérifie la persienne, puis le pot de chambre, puis ma présence immobile dans le lit.

C’est l’heure, dit-il, puis il éteint la lumière.

Bonsoir, Papa.

La porte de le chambre se referme, le verrou qu’il a lui-même monté à l’extérieur claque, et les pas s’éloignent pour finir en galopade dans les escaliers.

Dehors la 404 démarre dans un rugissement de starter tiré à fond. On gratte le pare-brise soigneusement, on repousse le starter pour obtenir un régime moteur stable. Claquement de portière, vitesse qu’on enclenche, je rallume la lumière et retrouve ma page.

La 404 s’éloigne à petit régime, mais soudain stoppe et reviens à toute allure dans ce bruit caractéristique de marche arrière poussée à fond.

Tout mon corps se fige, les yeux braqués sur le mot « SEUL «  que le héros de mon livre est en train de hurler.

Les verrous de la porte d’entrée sont vivement débloqués, un énorme claquement, et une nuit d’encre s’abbat brutalement sur moi.

Mon père a coupé le disjoncteur.

La 404 repart rageusement, les roues patinant sur les pavés boueux.

Ma main est crispée sur le livre.

Robinson va-t-il survivre ?

 

 

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