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22 février 2007 4 22 /02 /février /2007 00:00

... Je reprends mon souffle sur le canapé.

Caro pensait que les travaux de réfection des peintures, consécutifs au dégât des eaux de l’été dernier, seraient achevés pour mon retour de Becquerel. Il n’en est rien.

L’appartement est sens dessus-dessous. Les meubles et les cartons s’empilent çà et là. La poussière de ponçage et l'odeur de peinture envahissent les lieux.

Qu'importe, je suis heureux d'être de retour dans le monde des vivants.

Je profite de l’absence de Caro qui part rechercher Antoine pour retrouver la terrasse en bois et son panorama.

J’ai piqué une cigarette dans un paquet qui traînait sur la table, je me suis servi un coca amélioré d’une courte rasade de rhum blanc et de deux glaçons.

Autant reprendre tout de suite ces mauvaises habitudes qui font tant de bien à l’âme.

La visite de l’appartement en bouleversement me permet de retrouver le PC dans une autre pièce que celle où il est d’habitude connecté sur le monde. J’en profite pour envoyer un bref e-mail que j’intitule « Home, sweet home » aux membres les plus proches de mon carnet d’adresse.

Je clique à peine sur le bouton «  envoi des messages » que j’entends une clé qui tourne dans la serrure.

Antoine m'embrasse furtivement. Il s'est fâché avec sa mère. Il ne voulait plus partir de chez son petit camarade.

Il m'ignore, comme si on s’était vu le matin même, préférant filer devant le PC où il réclame qu'on lui mette son jeu d'avions.

Bien qu'il sache le faire seul, j'installe en quelques clics le logiciel Plane Arcade que j'ai téléchargé sur internet il y a quelques mois. Il est entièrement écrit en une de ces incompréhensibles langues d'un ex-pays du bloc soviétique. Hongrois, tchèque? J'ai oublié. Aucune importance. Le jeu, intégralement intuitif, se joue uniquement à la souris.

On y est, dans un très réaliste univers 3D, à la commande d'un avion de la deuxième guerre mondiale, qui ressemble à un "Spitfire" anglais.

Je lui avais au début programmé la phase de jeu qui consiste uniquement à piloter l'avion sur fond de désert. Mais à force de tâtonnements il a bien vite découvert seul les autres possibilités.

Il dessine sur le PC et joue à des jeux enfantins depuis l'âge de trois ans.

Le reste du jeu dont il a découvert l’accès consiste à détruire au moyen de canons et de bombes certaines cibles au sol, camions, chars, bâtiments, batteries de DCA qui crachent dans votre direction leurs projectiles anti-aériens, en évitant de vous faire descendre par la chasse ennemie qui tournoie autour de vous.

J'ai en horreur la violence, mais c'est le seul jeu que j'ai pu dénicher qui permette le pilotage d'un avion à un enfant de quatre ans.

Il n'y a aucun personnage. Il s'agit avant tout d'habileté et de réflexe.

Antoine est devenu un vrai virtuose. Il enchaîne les vrilles, les chandelles et les piqués, échappe à ses poursuivants avec des rires de défi, atteint ses cibles avec des cris de joie.

Tandis qu’innocemment il joue, je reste derrière lui à contempler sa silhouette se détacher en sombre sur fond d’écran plat.

Je le trouve grandi, ses cheveux ont poussé.

Il achève victorieusement la partie, puis il se tourne vers moi.

Tu as vu, Papa, je suis fort, moi.

J’ai vu, Antoine. Tu es très fort.

Moi, je suis le plus fort.

Oui, c’est vrai, tu es le plus fort.

Cette fois, on s’étreint très fort...

Il lui a été utile de faire un détour par un univers virtuel pour se purger de son enfantine colère et encaisser le choc de me revoir en chair et en os, amaigri, le cheveu rare.

Maintenant il est là, de retour avec nous.

Il me gratifie de deux gros bisous.

Je t’aime, Papa.

Moi aussi je t’aime, Antoine.

 

Deux jours plus tard...

...Le soir, quand il a fallu le laisser seul dans son lit après trois semaines à dormir avec sa mère en raison des travaux, ça n'a pas été facile.

Caro en arrivant dans la chambre m'a dit qu'il pleurait.

Tu sais ce qu'il m'a dit?

Non.

"J'ai peur que Papa il va mourir".

Je vais aller dormir avec lui, ai-je dit.

Quand je me suis allongé près de lui, il m'a demandé de lui montrer mes bobos.

J'ai remonté ma manche pour lui montrer le pansement de la biopsie de peau. A son tour, il m'a désigné la grosse griffe sur son nez, et l'éraflure de son genou.

Moi, j'en ai deux, de bobos.

Oui, mais toi, tu es fort.

Ensuite, il est venu se blottir contre moi.

Alors que, anéanti de fatigue je chavirais peu à peu dans le sommeil, j'ai senti sa petite main caresser doucement mon avant-bras. Il s'est endormi peu après.

Je ne sais pas si j'ai bien fait... Mais je ne me voyais pas réagir autrement.

Oui, je pense que vous avez bien fait. Il fallait renouer le contact.

Je vous remercie de m'avoir averti par téléphone de votre retard à notre rendez-vous. J'en ai profité pour lui acheter un petit cadeau. Nous lui rapportons toujours une babiole, Caro et moi, quand nous partons en voyage.

Qu'est ce que c'est?

Une torche électrique, que j'ai déniché chez Nature et Découvertes. Vous savez, de celles qui fonctionnent sans pile, qu'on remonte à la manière d'un poivrier?

Je vois. c’est un bon choix. Il a peur dans le noir?

Oui. Moi aussi j'avais peur du noir, quand j'étais enfant. J’y étais pourtant plongé chaque soir. Ca correspond à une angoisse de séparation je crois?

En effet.

Mais changeons de sujet, poursuit-il.

Vous savez que Camille m’a ouvert les yeux?

???

Dans un commentaire sur votre blog.

Elle dit qu’il est normal que vous soyez énervé. Et il est vrai que vous laissez éclater votre colère. Voilà qui devrait ruiner votre hypothèse du cancer névrotique, puisque vous désamorcer en exprimant votre courroux.

Il est vrai qu’aujourd’hui je comprends mieux le sens de ma démarche.

A chacun j’ai assigné sa tâche.

Aux hématologues celle de traiter les effets de mon cancer. A moi celle d’en éradiquer les causes.

Éradiquer?

Découvrir, désamorcer.

Un vrai travail de déminage.

C’est une besogne que j’avais entrepris bien avant la maladie.

Pour cela, j’ai creusé le passé. J’ai fait en sorte d’éclairer toute cette période refoulée de mon enfance en m’appuyant sur les témoignages de Jacqueline, d’Agnès et de JJ.

A partir de ces différents éléments, j’ai reconstruit des scènes de mon enfance. Je suis même allé jusqu’à rechercher dans la vie de mes grands-parents paternels des causes aux comportements de mon père dans l’hypothèse où il aurait été le vecteur principal.

Mais j’ai encore plusieurs pistes à explorer.

Lesquelles?

La mort prématurée de ma mère, bien sûr. Et pourquoi pas sa propre personnalité?

Mais il y a autre chose dont je voudrais vous parler. Là, c’est du freudien pur jus.

Il réajuste sa position dans son fauteuil pour adopter celle de celui qui va être attentif à chaque mot.

Quand Caro est partie récupérer Antoine le soir de mon retour, j’ai recherché dans mon PC fixe un e-mail que m’avait envoyé JJ aux environs de Noël.

C’est là que j’ai appris qu’à son retour d’Oscar Lambret, elle a été suivie quelques temps par un... kiné.

Il y a un moment où les coïncidences cessent d’en être, vous ne trouvez pas?

Il est déjà plongé dans mon dossier avec cette curieuse attitude qu’ont les gauchers qui écrivent.

J’avais déjà remarqué que vous cultiviez un certain sens de la chute.

Je comprends immédiatement le message.

On va en rester là pour aujourd’hui, fait-il en répondant à mon sourire.

 

 

 

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20 février 2007 2 20 /02 /février /2007 00:00

La porte vitrée de Becquerel s’ouvre devant moi.

J’ai la valise à roulettes à la main. L’air frais me gifle le visage. L’odeur des gaz d’échappements de la rue me fait tourner la tête. C’est bon. C’est délicieux. Le sevrage tabagique m’a restitué un odorat d’une subtilité qui m'était devenue étrangère.

Tu es garée où?

Caro me désigne du doigt une direction et m’invite à la suivre.

Elle sent la poussière de plâtre et la cire naturelle.

Au bout de quelques mètres, je repère la Corsa.

J’ai pris la Corsa , c’est plus pratique pour se garer dans le quartier.

J’acquiesce d’un hochement de tête, le souffle court.

Tu sais, c’est un vrai chantier, à la maison...

Je sais. Ne t’inquiète pas, ça va aller. Passons d’abord à la pharmacie.

Tandis qu’elle roule en silence, je me remémore ce passage du long e-mail que JJ m’a envoyé aux environs de Noël :

 

...C'est en revenant (pas en partant) d'Argelès, fin Août 1960 (et pas 62) que notre mère a eu ses premières douleurs. Elle est rentrée à Oscar Lambret pour des séances de rayons puis l'ablation du sein droit mi-septembre 1960. Elle en est sortie en Mai 1961, et tout le monde pensait qu'elle était guérie.

C'est à ce moment que Mamie est venue à la maison, pour s'occuper de nous et de sa fille. Pendant son hospitalisation, c'est la bonne de l'époque (elle s'appelait Michelle) qui s'occupait de l'intendance. Elle dormait sur place, dans le petit réduit (l'ex-cage d'escalier dont tu as parlé).

Le kiné passait tous les jours pour faire faire des exercices de rééducation à notre mère puisque après 8 ou 9 mois passés couchée, elle était incapable de marcher. En septembre 61, elle commençait à marcher de nouveau, mais seulement dans la maison et en se tenant aux murs. A la fin de l'année 61, on a appris qu'elle faisait une leucémie, retour à Oscar Lambret en Janvier 62. Elle y est restée jusqu'en Juin1963, soit un an et demi. En juillet 62, alors que la leucémie semblait stabilisée, elle a développé un cancer des os (colonne vertébrale), puis un cancer généralisé fin 62. Quand elle est rentrée en juin 63, c'était pour lui permettre de mourir parmi les siens.

Désolé de développer ces mauvais souvenirs, mais il est normal que tu saches cette vérité...

 

Les souvenirs de cette période évoqués par Jacqueline ou par JJ sont sensiblement différents. Chacun traite le passé au filtre de son chagrin.

Je n’avais donc que deux ans et demi quand ma mère est rentrée du centre anti-cancéreux de Lille pour la première fois. Elle est morte deux ans et quatre mois plus tard.

Je n’ai gardé aucun souvenir d’elle. Même pas une ombre. Rayée de ma mémoire. Effacée. Disparue à jamais.

Antoine a aujourd’hui quatre ans et demi.

Je peux commencer à espérer qu’il garde des images de moi. Quoiqu’il arrive.

Ce que je crains le plus au monde, c'est qu'il me chasse de son cerveau, qu'il m'enfouisse sous des strates de douleur, comme j'ai radié ma mère de ma conscience.

Mais pas de mon cœur.

Je ne connais que trop ce vide. Ce creux de souffrance.

 

Caro tourne la clé dans la serrure et pousse la porte.

Au fait, Antoine est invité à un goûter d’anniversaire. J’irai le rechercher tout à l’heure. Je te l’avais dit?

Oui, tu me l’avais dit. Mais d’abord, je voudrais m’asseoir.

 

 

Septembre 1961

 

Le garçonnet a profité que Michelle se mette à la vaisselle dans la cuisine et que Mamie soit allée s'habiller, pour aller se réfugier sous la table de la salle à manger. Il a amené avec lui une petite auto de pompiers en fer blanc et une balle bleue.

Il sait bien qu'il ne faut pas aller plus loin que la lisière du tapis.

Au-delà, la vue porte sur le salon.

Dans le salon il y a un lit. Maman est dans ce lit.

Il ne faut pas déranger Maman. Maman est malade.

Alors il fait rouler silencieusement l'auto le long du tapis, la poussant d'un doigt, simulant intérieurement le son de la sirène, pimpon-pimpon...

Tout à l'heure, son frère JJ l'a embrassé avant de partir à l'école. Il a neuf ans et demi. Il n'y a que la rue en face de chez nous à traverser pour aller à l'école, alors, il s'y rend seul.

Ensuite c'est la grosse dame à l'imperméable marron qui est venue voir Maman. Elle la lave, et lui fait des piqûres. Elle sent la sueur.

Pendant ce temps, il boit son Banania.

Quand il a terminé, que l'air pénétrant dans le biberon émet ce curieux son, mélange de gargouillis et de bruit de succion , Mamie s'attèle à la toilette.

Les deux femmes descendent avec précautions de la large cuisinière en fonte émaillée de bleu la bassine en tôle galvanisée à demi pleine d'eau tandis qu'il file se réfugier dans un recoin d'où elles ne tardent pas à le dénicher.

Le garçonnet n'aime pas le bain.

C'est toujours trop chaud ou trop froid.

Il a beau se démener comme un diablotin, sauter, crier, gesticuler, faire mine de pleurer, elles finissent par avoir raison de lui.

Les yeux du chat Belzébuth suivent la scène en luisant dans la semi obscurité sous le buffet de la cuisine, où il est parti se cacher dès qu'il a repéré la bassine.

Elles lui lavent les cheveux et nettoient à fond ses oreilles.

De colère il fait pipi dans l'eau savonneuse. Exprès.

Mais elles ne le grondent pas.

Elles le sortent de l'eau prestement, et l'enroulent dans une large serviette qui lui fait comme une camisole.

Elles en profitent pour lui couper les ongles. Exprès.

Vaincu, il ne bronche plus quand Mamie lui met une couche. Il n'est pas encore très propre. Puis elle l'habille.

Papa sort de temps en temps du cabinet dentaire, s'approche sans bruit de la lisière du tapis et jette un oeil dans le salon.

Si Maman ne dort pas, il lui dit quelques mots, avant de faire entrer le patient suivant qui s'impatiente dans la salle d'attente.

On frappe.

C'est Gérard, le docteur.

Le garçonnet l'aime bien. Il a un regard doux et bienveillant, comme Mamie. Il en a quand-même un peu peur.

Il n'a pas du tout peur de Mamie.

Comme chaque matin, Gérard va passer un moment dans le salon avec maman. On ne sait pas ce qu'il s'y passe. C'est un secret. Ensuite il parle avec Papa à voix basse.

Un autre visiteur arrive alors que Gérard vient à peine de partir.

Le garçonnet ne sait pas comment il s'appelle, c’est la première fois qu’il le voit.

D’habitude à cette heure, il est en haut avec Mamie à jouer dans sa chambre avec les jouets de JJ, profitant de l’absence du grand-frère.

C'est un homme grand aux cheveux blonds, solide, habillé d'un costume gris.

Il passe d'abord dire bonjour à Maman, puis tombe la veste.

Les bras de sa chemise sont retroussés jusqu'au dessus du coude.

Dans la cuisine, il se lave longuement les mains à l'eau tiédie qu'on a versé de la bouilloire dans une bassine émaillée blanche au liseré bleu, et retourne dans le salon.

Pimpon-Pimpon fait silencieusement l’auto de fer-blanc.

Elle s’écarte de plus en plus de la lisière du tapis pour prendre la direction du salon.

Ce n’est pas moi, c’est la voiture, pense le petit, le doigt arc-bouté sur le toit du jouet.

Le monsieur blond s’est emparé des jambes de Maman.

On dirait qu’ils jouent tous les deux. De temps en temps, l’homme murmure des mots d’encouragement. Puis, il l’aide à s’asseoir au bord du lit.

Il est assis à côté d’elle. Il la tient serrée contre lui, un bras passé derrière les épaules.

On essaye?

Maman fait oui de la tête.

Il l’aide à se mettre debout. Le petit soudain se fige tout à fait. Il ne se souvient pas de sa mère autrement qu’allongée dans son lit.

Elle est bel et bien debout. Ses jambes vacillent, elle respire bruyamment, mais elle tient, soutenue par l’inconnu.

N’en pouvant plus, elle finit par demander à ce qu’il la rallonge.

Bravo, Madame, fait-il alors qu’elle pousse un long soupir. Il a pris une de ses mains dans les siennes. Le petit ne le voit que de dos, mais il est sûr qu’il sourit.

Vous croyez que je pourrai marcher jusqu’à la table dans un mois? Demande-t-elle dans un souffle.

Oui, j’en suis sûr. Vous avez la volonté.

Parce que dans un mois, c’est l’anniversaire du petit...

Vous allez y arriver, j’en suis sûr, répète-il.

Le garçon regagne sa cachette sous la table de la salle à manger. Il voit passer devant lui les jambes de l’inconnu qui prennent la direction de la cuisine, envoyant par mégarde la balle bleue tournoyer sous un buffet.

Il a l’air très gentil avec Maman, ce Monsieur.

Michelle et Mamie l'appellent "le kiné".

 

 

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18 février 2007 7 18 /02 /février /2007 00:00

…Je m’appelle V. Je suis la conne masquée…

Cette fois je m’éveille tout à fait. Il semble que toute l’unité de soins intensifs soit connectée sur mon blog.

Vous savez, lui dis-je, on est toujours le con de quelqu’un. Je l’ai moi-même été un nombre incalculable de fois.

On ne peut pas dire que cela fasse plaisir de lire cela sur un blog, poursuit-elle, alors que je m'efforce de faire pour le mieux depuis tant d’années…

Une de ses collègues m’a déjà tenu ce genre de discours il y a quelques jours.

Elle était assez énervée, ce que je comprends. Il n’est jamais agréable de se faire prendre la main dans le sac des "Petites" erreurs quotidiennes.

Le métier de soignant nécessite une grande exigence ,beaucoup d’humilité, et une bonne part d’abnégation. J'en puis parler à mon aise, étant moi-même aujourd'hui un soignant-soigné.

Je ne sais que trop combien il est confortable de s'abriter derrière l'excellence de la pratique technique. C'est la meilleure façon de n'être pas là, présent, à l'écoute des besoins réels du patient. C'est une manière pour le soignant de se protéger de la réalité des souffrances du patient.

C'est une façon pour le soignant de veiller sur lui-même.

Est-ce cela, soigner?

Il n'y a rien d'exceptionnel à ce que mon boulanger sache fabriquer du bon pain, à ce que mon garagiste soit capable de réparer ma voiture, à ce qu'une infirmière sache faire une injection en toute sécurité.

La compétence technique est bien le moins que l'on puisse attendre chez n'importe quel professionnel. La compétence technique, n'est rien d'autre qu'une sorte de minimum syndical.

Le véritable enjeu pour les soignants se situe ailleurs.

Les soignants sont, comme d'autres corporations, les dépositaires d'une charge à la portée inestimable : respecter et faire respecter les valeurs de l'humanisme.

L’humanisme, qui est cette attitude philosophique qui met l'Homme et ses valeurs au cœur de ses questionnements.

 

 

Parce qu'on m'a fait attendre le jour de mon arrivée sans m'en expliquer les raisons ni s'en excuser, des heures dans une salle d'attente, par ailleurs richement dotée en revues fraîches, il me faut bien l'admettre...

Parce que sous le coup de ce désagrément et de la légitime angoisse qu'on peut ressentir dans pareille situation, c'est à dire l'arrivée dans un service "lourd", j'ai eu ensuite le sentiment qu'on m'infligeait les examens d'entrée de façon impersonnelle.

Parce que j'ai mal vécu que, dans ce contexte, sous couvert de s'intéresser à moi, l'on m'interroge d'une manière que j'ai trouvé irrespectueuse sur ma vie privée.

Je revendique le droit d'être énervé.

Parce que je suis un être unique, avec une éducation, un vécu, une sensibilité qui n'appartiennent qu'à moi, ainsi que tous les autres êtres humains, je revendique le droit d'avoir des réactions émotionnelles qui s'écartent de ce qu'on appelle "la norme".

 

Je ne puis accepter qu'on me mette d'autorité sous Tranxène sous prétexte que je sois énervé, sans avoir obtenu préalablement mon consentement éclairé, ce qui, aucun soignant ne peut l'ignorer, est une faute qui tombe sous le coup de la loi.

Certains esprits forts rétorqueront que le Tranxène est aussi un puissant anti-émétique.

Je ne l'ignore pas.

Outre le fait que même un anti-émétique nécessite le consentement éclairé du patient avant que d'être utilisé, on ne m'ôtera pas de l'esprit que se sont plutôt les qualités anxiolytiques qui ont présidées chez moi à son autoritaire administration.

En un mot, il s'agit avant tout d'un tranquillisant.

Ceci s'appelle une camisole chimique.

Je ne puis tolérer qu'aucun soignant de cette équipe n'ait eu la loyauté de s'insurger contre cette manœuvre. La loyauté entre soignants étant cette capacité d'avoir le courage de dire haut et fort : le devoir de respecter la dignité de l’être humain m’interdit d’accepter cette pratique.

Ceci s'appelle au mieux de la peur ou de l'ignorance, au pire de la déloyauté, voire de la complicité.

Je revendique absolument que soient respectés mes droits d'être humain.

Le droit de vivre mes émotions.

Le droit d'être informé.

Le droit de choisir de me soigner ou pas.

Le droit de vivre ou de mourir.

Je m’efforce pour ma part, quand je suis dans le rôle du soignant, d’avoir la loyauté de traiter les patients avec au moins autant d’égards que j’apprécierais qu’on en eût pour moi-même. C’est une rude discipline, que m'ont appris les traumatisés crâniens avec lesquels je vis au sein de l'unité d'éveil de coma où j'exerce.

Il ne faut guère s’attendre à beaucoup de gratitude de la part des patients. La gratitude trouble toujours ma pudeur de soignant.

Être soignant n'est pas un métier.

C'est une vocation.

C’est lorsque l’on se croit expérimenté, qu’on est sûr d’avoir la raison dans son camp, qu’on veut l’imposer, qu’on devient mauvais.

Dès que le doute vous quitte, vous sombrez irrémédiablement au mieux dans la catégorie des cons et des incompétents, au pire dans celle des salauds et des fachos.

Ou alors il arrive que le contact avec la souffrance des patients devienne trop pénible.

On sombre dans l'hyper-technicité pour se protéger de cette douleur.

Pour ne pas pleurer avec eux.

J'ai aussi connu ce phénomène.

Les soignants souffrent beaucoup.

Les « soi-niants ».

Plus encore que les autres membres de l’humanité ils sont mes frères et mes sœurs. Parce qu’il y a dans nos cœurs comme un rythme commun, une sorte d’inexplicable tempo.

Et d’intimes blessures.

Enfin, par dessus tout, je revendique mon droit absolu à la liberté d'expression.

Aussi, le "connes masquées" que j'ai pris la liberté d'utiliser et qui m'attire tant de foudres me semble presque affectueux après ce que je viens d'exposer.

Les cons ça ne doute pas, ça ose tout; c’est même à ça qu’on les reconnaît, disait Audiard, je crois.

 

 

 

 

 

Je constate, au courage que V. a de se présenter de telle manière, que sa franchise a le pouvoir de compenser la maladresse avec laquelle elle m’a abordé le jour de mon arrivée. Il y manque juste la salvatrice pointe d’humour qui eût totalement sauvé la mise, mais nul n’est parfait.

On ne s'en dira pas plus sur ce sujet. Voilà qui aura suffi à clore l'incident. Il semble qu’on se soit compris, au moins partiellement.

Le reste de mon séjour se déroulera avec plus de fluidité...

 

J’avais, avant d'y entrer, une vision résolument optimiste de ce « temps mort » en soins intensifs. J’espérais en faire un « temps vie ».

J’occuperai agréablement mon temps à la lecture et à l’écriture, pensais-je.

J’avais simplement négligé le fait que mon temps serait entièrement occupé à être malade.

Très malade.

Que mon esprit serait indisponible.

C'est de retour chez moi que j'écris ce post, avec la désagréable sensation d'être une sorte de délateur, un cracheur de soupe, une balance.

Mon triste cœur bave à la poupe,

Mon cœur couvert de caporal...

Je reprends du coup le tabac avec fureur, allumant des cigarettes piquées à Caro sur la terrasse en bois qui domine Rouen.

Que voulez-vous, je préfère le tabac au Tranxène ou au Valium. J'ai tort, je le sais.

Ce n'est qu'après quelques heures d'hésitations que je parviens à me convaincre que je suis moi-même victime de l'illusion qu'il faut se serrer les coudes entre membres de la même corporation.

C'est faux.

Il faut se serrer les coudes avec l'ensemble de l'humanité.

 

 

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10 février 2007 6 10 /02 /février /2007 00:00

Une infirmière me rase le crâne avec une tondeuse électrique.

Ce n’est pas celle entre les mains de laquelle la veille j’avais eu l’impression de n’être ni plus ni moins qu’un rôti de porc qu’elle avait à préparer. Celle-ci est douce et mesurée. Ses paroles sont respectueuses. Sa présence apaisante. Une professionnelle.

Quand elle a fini de ramasser les touffes de cheveux, elle me laisse seul dans la salle de bain pour que je puisse prendre une douche à la Bétadine.

On m’a fait la chimio. On m’a injecté les cellules souches le lendemain.

Il paraît que je sens l’artichaut à plein nez. Phénomène bizarre, mais normal.

Bien sûr, j’ai des nausées. Mais je ne régurgite rien, puisque je n’avale rien.

J’ai des difficultés avec le mitigeur de la douche pour obtenir la température désirée. J’ai toujours des problèmes avec les mitigeurs. C’est comme avec les caisses de supermarché qui tombent en panne quand mon tour arrive.

Le système d’accrochage de la pomme de douche est cassé. Je dois couper l’arrivée d’eau par instants pour faire mousser la solution antiseptique, puis rallumer pour rincer.

Là, c’est toujours trop chaud ou toujours trop froid.

Il faut aussi veiller à ne pas mouiller zone de la chambre d’où pend le petit tuyau transparent.

Je ne prends aucun plaisir à cette douche qui va pourtant être la dernière avant longtemps.

Après m’être séché, et avoir revêtu un pyjama, j’enfile une sur blouse stérile, un masque, une charlotte et des sur chaussures. Ainsi équipé, on me mène à ma nouvelle chambre.

C’est une chambre d’hôpital du même style que la précédente, juste un peu plus grande.

On me donne quelques explications, puis on rebranche une perfusion.

Essayer de me rappeler le jour qu’on est nécessite un vrai effort. Je manque de repères.

Il n’est plus écrit « TRX » au marqueur (pour « Tranxène ») sur le corps de l’une des deux seringues auto pulsées auxquelles je suis en permanence branché, mais « Valium ».

Je ne suis pas sûr de gagner au change. Difficile d’aligner deux idées cohérentes.

L’infirmière, ou l’aide soignante, je ne sais pas, me propose une boisson fraîche.

Elles sont toutes habillées avec des équipements stériles. Aucune ne prend la peine de se présenter quand elles rentrent dans ma chambre. Des ombres anonymes. Impossible de les reconnaître.

Mon cerveau imbibé de Valium n’imagine même pas faire cet effort. Tout m’indiffère. J’ai juste besoin de silence. J’accepte cependant de prendre un coca frais.

La première gorgée me fait beaucoup de bien.

Je la régurgite presque immédiatement dans la petite bassine que l’on laisse toujours à portée de main. Pas grave. Comme je n’ai rien dans l’estomac, le coca repasse aussi frais et sucré qu’à l’aller.

Les gorgées suivantes, je suis plus prudent. Plus petites, avec un temps d’attente suffisant entre deux. Ca finit par passer. J’avale toute la boîte.

Caro passe me voir et m’apporte du linge, des magazines, quelques friandises je crois.

Les jours suivants passent comme dans un mauvais rêve.

Les ombres anonymes vont et viennent tandis que, l’esprit ralenti, j’enchaîne les effets secondaires habituels: nausées, hyperthermie, diarrhées.

On mesure mes constantes six fois par 24 heures, on me prélève du sang, on m’injecte des drogues. Je ne parviens pas à m’intéresser à toute cette agitation. Ni à quoique ce soit.

Je lis les quelques mails que je reçois, mais ne parviens pas à répondre. La lecture d’un livre est trop difficile. Je maintiens mon téléphone portable déconnecté: je suis incapable de tenir une conversation.

Même un bon cigare serait incapable de me tenter.

Seule la radio en sourdine peut parfois me bercer.

Le soir, je me contrains à communiquer avec mes proches via internet. Je parle avec Antoine devant l’image sautillante de la webcam. Il aime particulièrement quand on embrasse chacun notre combiné téléphonique en se regardant du coin de l’œil, avec le son du baiser qui nous arrive dans l’oreille décalé par rapport à l’image.

Moi aussi j’aime ça.

Ca donne l’impression qu’on se trouve à une distance incroyable l’un de l’autre. Comme si j’étais un astronaute posé sur une planète lointaine.

Ensuite, Caro reprends le combiné et me tient informé de l’état d’avancement des travaux, mais j’éprouve beaucoup de mal à me connecter à une réalité disons commune.

Je vois aussi Camille, presque chaque soir.

Elle travaille d’arrache-pied à son deuxième concours blanc. Elle m’explique son projet, me demande mon avis. Je suis heureux de le lui donner, mais il faut qu’elle retourne travailler, alors on se quitte en se faisant signe au revoir par webcam interposée.

J’ai un mal de crâne terrible, comme quand je me prépare à faire une sinusite.

Je ne songe qu’à me laisser tomber dans mon lit, épuisé de fatigue, pour sombrer dans un sommeil lourd à peine troublé par l’ombre silencieuse de l’infirmière qui viendra deux fois dans la nuit surveiller mes constantes.

J.11

Bonjour, Monsieur Nicolle.

Je suis l’infirmière qui vous prend en charge aujourd’hui. Je m’appelle V.

Comment vous sentez-vous?

Encore un peu, et j’en tombais de mon lit.

C’est la première fois que se présente à moi par son nom l’une des ombres masquées.

J’émets un vague bredouillement en guise de réponse. J’émerge avec difficulté des profondeurs de mon sommeil.

Deuxième surprise, il semble que la sinusite commence à céder du terrain. Un filet d’air parvient à s’extraire d’une de mes narines en émettant un sifflement ridicule. La barre d’acier que je tiens en équilibre par les sourcils depuis quelques jours semble moins lourde.

C’est une grande journée qui commence.

L’impression ne se dément pas quand dans la matinée Camille m’appelle pour m’annoncer qu’elle est reçue à son examen. J’en suis tellement content, que dans la foulée, je tente de manger quelque chose en avalant la moitié de mon plateau du midi.

Incroyable, ça se passe bien. Pas de nausée. Presque pas.

L’après-midi, visite de Caro. Le psy dit qu’Antoine va mieux, sans entrer dans les détails. Caro, elle, semble s’épuiser de jour en jour.

Elle sort ce soir avec quelques copines au restaurant. J’espère que cela va lui faire du bien, mais en ce moment, elle a l’air en plus sale état que moi.

C’est quand-même une journée à marquer d’une pierre blanche.

 

 

 

 

 

 

 

 

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2 février 2007 5 02 /02 /février /2007 00:00

Elles me demandent d'ôter mon PETIT tee-shirt pour mettre le PETIT patch d’Emla en place et faire le PETIT électrocardiogramme.

Ces deux connes masquées sont en train de me parler comme à un débile.

 

J'ai été convoqué à 10H00, pour apprendre que la chambre ne serait prête qu'à 14HOO.

Vous pouvez aller déjeuner en ville, si vous voulez.

Une façon polie de nous envoyer nous faire foutre.

A 1OH3O, après la prise de sang et la radio, on se retrouve avec Caro devant Becquerel. Je suis furieux.

Je m’arrête quelques minutes à la guérite de l’hôpital de jour pour saluer Diadié, le gardien.

C’est un mauritanien, grand et mince. On est du même âge, mais il n’a pas une seule ride.

On se connaît depuis quelques années, c’est un de mes anciens patients.

Je serre sa main qui a gardé des séquelles de sa tumeur médullaire.

Comment tu vas?

Il connaît ma situation, je passe lui dire bonjour à chaque fois que je viens à Becquerel.

Je lui explique que je rentre aux soins intensifs l’après-midi même pour la greffe. On bavarde un peu

N’oublie pas, me dit-il, alors que je m’apprête à le laisser, l’important, c’est le moral.

C’est bien ce que tu me disais, non?

On marche, en silence, jusqu'à la place St Marc. Les rues sont presque vides. J’y vois très mal à l’extérieur. L’espace paraît trop vaste.

Hier soir, au cinéma, j’ai dû ôter mes lunettes. A cette distance j’y voyais moins mal sans lunettes. C’était un film policier vaguement ésotérique, pas trop ennuyeux. Un peu quand-même.

Pendant ce temps, Fred et Jean-Jacques aidaient Caro à déménager les meubles et démontaient la hotte de la cuisine pour que les peintres puissent commencer les travaux dès le lendemain. J’avais préféré ne pas être là. Pas envie de parler. C’était pour ça, le ciné.

Après le film, j’ai marché seul dans la foule. J’ai fait plusieurs fois le tour de la galerie marchande, lentement. C’était trop tôt pour rentrer.

Je me suis attablé dans un petit café, dans la rue piétonne. Il y avait quelques habitués au comptoir, qui buvaient des bières. Je les ai écouté se raconter leurs vies sans importance. Les difficultés pour se faire rembourser les dégâts d’un accident de moto par l’assurance. La fille aînée qui va se marier. La nouvelle friteuse, en cuisine, que le cuistot est parti essayer.

L’un d’entre eux était un homme de petite taille. Pas un nain. Un type très petit.

Il se faisait plaisanter par les autres, avec gentillesse.

Avec toi, au moins, on peut rigoler, dit un des rieurs en faisant signe au patron de leur remettre un verre. C’est pas comme avec ton frère.

Grincheux?

Ouais, tout le monde l’appelle grincheux.

Le cuistot arrive du fond du café avec un plateau. On va les goûter, ces frites.

Il fait une distribution dans des soucoupes. Pas mauvaises.

 

Rentre à la maison, dis-je à Caro.

Elle ne veut pas.

On pourrait aller déjeuner au resto...

Pourquoi ne comprend-elle pas que je veux être seul?

On marche encore. Elle me suit. Je m'arrête face à la voiture.

Rentre, dis-je encore.

Je l'embrasse à la va-vite et je la plante là.

Elle me rattrape quelques mètres plus loin.

Laisse-moi, maintenant.

Je pars sans me retourner.

 

Il me faut deux heures pour épuiser les magazines de la salle d'attente de l'unité de soins intensifs. Vers 13HOO je sors. Je m’arrête dans le premier bistrot venu, où je mange je ne sais quoi. Je bois une bière, je fume trois cigarettes d’affilée.

Je ne parviens même pas à m’intéresser aux autres clients.

Pas de café. Juste l’addition. Il faut que j’y retourne.

 

La chambre est tout à fait ordinaire. C’est une chambre d’accueil. L’isolement est pour vendredi. Je vois le ciel. J’entends très bien le chantier, juste sous moi.

Naturellement, mon PC ne détecte aucun réseau sans fil, ce qui décuple ma colère.

Au moment où l’animatrice entre dans ma chambre pour m’aider à me connecter, elle se fait éjecter par l’infirmière accompagnée d’une stagiaire.

 

Il faudra essayer de ne pas parler pendant l’électrocardiogramme…

Le PETIT électrocardiogramme.

La consigne ne concerne que moi. Ces deux connes, elles, ne s’en privent pas.

Elles découvrent leur nouvel appareil, commentent longuement le système de fixation des électrodes -bien mieux que l’ancien système à ventouses-, se remémorent le moyen mnémotechnique pour placer les dites électrodes, s’extasient devant le menu qui leur demande d’entrer le nom du patient. Elles parlent de choses et d’autres. Évoquent des anecdotes. De temps en temps, elles me demandent vaguement si ça va, en prenant mon pouls et ma tension.

Enfin elle partent.

Ma chambre devient une espèce de lieu de rendez-vous.

L’animatrice d’abord qui résout mes problèmes informatiques, puis la surveillante de l’unité, et une visiteuse hospitalière que je me rappelle avoir déjà vu lors d’une précédente hospitalisation.

L’interne enfin.

Ma colère est à peine retombée quand revient l’infirmière masquée accompagnée de sa stagiaire.

Cette fois, il s’agit de brancher la perfusion sur la chambre implantée.

Tout en déballant son matériel, elle commence à m’interroger sur mon métier, ma vie privée.

Je finis par lui dire que je ne souhaite pas parler de ça. Ni de quoique ce soit d’autre.

Un peu vexée, elle termine sa tâche en silence.

Le soir même, je suis mis sous Tranxène.

Pour vous aider à vous détendre, me dit une autre infirmière en effectuant les réglages de la seringue auto pulsée.

Je suis tellement abruti que je ne parviens plus à aligner deux phrases.

Je peux passer une heure à lire et relire sans cesse le même paragraphe.

Le mieux est de dormir en attendant la chimio de demain.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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28 janvier 2007 7 28 /01 /janvier /2007 00:00

Le samedi soir, on a fêté les dix-huit ans de Camille.

Martine est arrivée avec un énorme gâteau, des chocolats, une boîte de personnages Duplo pour Antoine et un quart d'heure de retard, comme on l'avait prévu Camille et moi en rigolant. Rien de grave.

Camille s’est vue offrir par sa mère la peau de vache dont elle rêvait depuis longtemps pour son appartement, ainsi que le catalogue des oeuvres d’Andy Warhol.

Caro et moi, on a préféré lui faire des chèques.

J'ai ouvert le Moët & Chandon, laissant par superstition au fond de la cave la bouteille de château d'Yquem que je garde depuis plusieurs années pour ce genre d'occasion.

Peut-être la boirons-nous pour ses vingt ans.

Très heureux de la présence de la maman de Camille, Antoine était en pleine forme malgré son otite et ses 39°5. C'est un peu mystérieux pour lui que sa sœur ait une autre maman, mais pas vraiment un problème. Il l’adopte immédiatement. Maintenant il sait avec qui est sa sœur lorsqu’elle n’est pas avec nous.

Il lui fait du charme, lui offre des toasts au foie gras, grimpe sur ses genoux.

Incroyable, cette ressemblance entre frère et sœur, dit Martine en lui passant les doigts dans les cheveux. Le nez, les yeux, enfin la forme, pas la couleur.

Camille a mes yeux bleus, Antoine les yeux marrons de son grand-père.

Incroyable cette soirée en compagnie de ma femme et de mon ex-femme, et des enfants qu'elles m'ont donnés. J'ai l'impression que je ne leur ai pas mené la vie facile. On dirait une réunion d’anciens combattants. En tous les cas, elles ne sont pas rancunières. Il est vrai que les circonstances jouent en ma faveur.

J'avais pris du Topalgic pour calmer les douleurs osseuses occasionnées par les injections de Granocyte 34 qui commençaient à se faire pénibles, et un peu de Xanax au cas où. Quelques verres plus tard, ça commençait à aller pas trop mal. J'ai arraché mon patch de nicotine pour fumer quelques cigarettes.

On a bavardé en évitant les éventuels sujets de conflit. Pas très difficile entre personnes bien élevées. On a même rit plusieurs fois, je ne sais plus à quels propos.

Camille était heureuse.

On a fait les photos traditionnelles, elle a soufflé ses dix-huit bougies.

J'ai essayé de me rappeler mes dix-huit ans en regardant le café couler, aucun souvenir n'est remonté à la surface.

 

Le lendemain, on est tous fiévreux.

On tousse, on crache, on a mal à la tête.

Ca fait une bonne demi-heure que je regarde pensif le fond d'écran de mon PC.

J’ai pris la photo cet été dans un cimetière de marin situé sur la Rance.

Le bateau de pêche est échoué dans la vase caillouteuse du fleuve. Il penche de trente degrés à bâbord, maintenu par une série de frêles étais qui parviennent comme par miracle à lui préserver encore un peu de dignité dans l’allure, malgré la putréfaction qui gangrène sa coque de bois. Il me fait penser aux toiles de Dali. A l’avant, une barque décharnée dont il ne reste que le squelette spongieux finit de pourrir inexorablement, tandis qu'au loin quelques blancs esquifs aux voiles gonflées filent au vent.

C'est à ce moment là de ma rêverie que retentit la tonitruante sonnerie de notre nouveau téléphone qu'on n'a pas encore réussi à modifier. Le mode d'emploi de cet engin est aussi épais que le bottin de la Seine Maritime, sa lecture tout aussi passionnante.

Je décroche pour faire cesser la cacophonie.

C'est Sophie. Elle ne doit pas s'attendre à ce que se soit moi qui réponde.

Il y a quelques jours déjà que je ne réponds plus au téléphone. A quoi bon servir à tous le même discours rassurant? Je ne suis déjà plus dans ce monde. Avant même d'y pénétrer, la bulle s'est construite autour de moi. Déjà elle m'isole. La rumeur de l'extérieur ne me parvient plus qu'étouffée. L'image du monde s'estompe. Je m’étonne qu’on s’obstine encore à tenter d’entrer en communication avec moi. Je n’aspire plus qu’au silence.

Il y a quelques secondes de flottement pendant lesquelles je n'ai pas la présence d'esprit de lui passer sa sœur.

Oui, ça va... J'attends la greffe...

C'est ça, un mois au moins en isolement. Ensuite, probablement une deuxième greffe deux mois plus tard...

Elle doit déjà savoir tout cela par Caro, les détails, les délais. Mais il faut répéter et répéter encore. C’est le rite de l’échange social. Une façon de faire part de sa compassion. Une façon de ne rien se dire.

On passe l'essentiel de sa vie à se parler sans rien se dire. On dit des mots. On utilise des formules toutes faites. On fait mine de s'intéresser à la vie de l'autre. On lui fait croire qu'on le tient pour quelqu'un de fréquentable.

La vérité, c'est qu'on flaire les tares, les obsessions, les failles.

La vérité, c’est qu’on juge.

 

Après les greffes?

Sophie ne me pose pas la question. C'est moi-même qui réalise que ma pensée est devenue incapable de se projeter au-delà de quelques semaines. C’est d’un soulagement appréciable.

Cela peut passer pour du courage. C’est faux.

Je ne suis pas courageux.

J’ai peur de la souffrance.

J’ai peur de lire l’inquiétude croissante sur le visage des miens.

Je ne suis pas courageux.

Je n'ai pas d’autre choix que d’être une sorte de pantin docile dans les mains des médecins, ou de refuser de me soigner.

Va pour le pantin.

Pour le moment.

 

Lundi après-midi, l’infirmière me pique à chaque bras en met sa machine en marche. Encore trois heures sans bouger pendant qu’on m’extrait un complément de cellules souches. J’en sors trop tard et trop chancelant pour rejoindre Caro et Antoine qui sont chez le psy.

Antoine se réveille la nuit. Il fait des cauchemars. Il parle beaucoup de la mort. A l’école, on le trouve agressif.

Caro a jugé bon de prendre conseil auprès d’un spécialiste.

Le téléphone sonne juste comme je rentre à l’appartement.

Je pense que c’est elle qui m’appelle. Pas du tout. C’est la surveillante de l’unité de soins intensifs.

Elle m’annonce mon entrée dans l’unité le 30 janvier.

On m’avait dit le 29...

Je lui fait répéter pour être sûr d’avoir bien compris.

C’est bien ça, mon admission est de nouveau reportée d’une journée.

Lassé, le pantin raccroche.

 

1995

Les femmes et les enfants sont couchés. Paul et moi on a décidé de venir à bout du fond de cette bouteille de cognac.

Tu ferais quoi, toi, si tu savais que tu n’as plus qu’une semaine à vivre?

Je prendrai un crédit....

Je ne sais pas, moi. Une semaine, un mois, un an, ça change quoi?

De combien de temps faut-il disposer pour rattraper toutes ses erreurs? Et d'ailleurs à quoi bon?

Moi, je crois que je ferai la grasse matinée tous les jours.

Je resterai carrément couché toute la semaine, avec quelques bouteilles de grand cru, en jouant des trucs gais à la guitare.

Du Brassens, du Boris Vian.

Le matin du dernier jour, je prendrai une douche, je mettrai mon beau costume, et j'irai au resto avec tous mes potes.

A la fin du repas, quand on aurait bien mangé, bien bu, bien chanté, j'irai m'allonger dans le cercueil qu'on aurait dressé là, à l'entrée. J'aurai envie de dormir. Les convives partiraient par petits groupes joyeux. En passant devant moi, ils me feraient signe au revoir de la main. Je leur répondrai de même….

T'as une meilleure idée?

Non, comme ça, c'est super.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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24 janvier 2007 3 24 /01 /janvier /2007 00:00

C'est la sonnerie de l'interphone qui me réveille tout à fait.

Je somnolais dans la chambre de Camille où j'ai préféré passer la nuit après avoir pris un Stilnox vers une heure du matin.

J'entendais vaguement depuis un moment Caro et Antoine se préparer dans l'appartement.

Je me lève d'un bond. Les quelques neurones opérationnels dont je dispose me signalent que c'est sûrement l'infirmière.

Le temps de trouver mes lunettes, de passer à la salle de bain prendre le coton et le désinfectant, à la cuisine pour le Granocyte 34, elle est déjà dans l'entrée.

Coiffée malgré la tempête qui persiste ( comment fait-elle?), pimpante, pressée comme toujours.

Quelques secondes plus tard dans la cuisine, un café fumant à la main, je me demande où elle a bien pu passer, si je n'ai pas rêvé.

Je vois Caro et Antoine partir dans un brouillard incertain.

Elle a dit qu'elle repassait à quelle heure, ce soir?

Bruits de clé dans la serrure.

Silence.

Silence bienfaisant de la solitude.

 

On se sent un peu désorienté, les premiers temps.

Comme un animal de zoo libéré dans une réserve qui, apeuré, gratte à la porte de sa cage. On ne réalise pas tout de suite qu'on est libre.

Ils partent, la porte se ferme.

On n'a rien de particulier à faire. On se donne le temps de prendre un petit déjeuner. On n'est pas tranquille. On feint de l'être.

On écoute la radio en fumant un cigare.

On erre un peu dans l'appartement.

On se déplace à pas de loup. Chaque son semble amplifié, démultiplié comme l' écho sur les parois d'une caverne.

On va aux toilettes avec le magazine télé et un stylo pour les mots fléchés. Comme si c'était dimanche.

On n'est pas dimanche. D'ailleurs, je déteste le dimanche. C'est une journée à mots fléchés, la plupart du temps.

On a découvert le mot mystère. On regarde par la fenêtre en finissant le fond tiédasse de la cafetière. Il y a un peu de marc qu'on crache avec dégoût dans l'évier.

On tente de baliser le vide avec des repères quotidiens.

On se trouve des objectifs minuscules.

Tout à l'heure, on prendra une douche qu'on prolongera par quelques soins corporels complémentaires. Ensuite, il y aura la préparation du repas. Et une sieste, peut-être.

On est dominé par la sensation de vacuité. On répugne à faire mine de s'atteler à des tâches utiles, sans cesse reportées, comme d'ouvrir le courrier qui s'empile sous l'éléphant de plâtre, classer les photos, changer la pile de l'horloge de la salle à manger qui s'est arrêtée depuis une semaine au moins.

On a suffisamment de présence d'esprit pour ne pas se mystifier par de vaines besognes.

Le lendemain, on recommence

Bien sûr, on pourrait penser à son seul plaisir. Lire, écouter de la musique, regarder des films. On s’y essaye. Ces petits subterfuges prouvent vite leurs limites.

On ne peut plus recourir aux dérobades d'usage que nous offre la vie courante.

 

D'habitude on a un emploi du temps. Un travail. Des responsabilités. Une logistique à assurer. Des relations à entretenir avec une poignée de nos semblables.

On est forcé de composer. De trouver un terrain d’entente. De respecter des rites sociaux.

On est dans l'intersection, comme on dit en mathématiques modernes.

Je me rappelle ce vieux prof de maths en blouse grise qui dessinait des ensembles sur le tableau noir. Ensemble A, ensemble B.

Moi. Les autres.

Quand A et B se superposent en partie, entrent en relation, mettent en commun une partie de leurs éléments, l’aire ainsi définie s’appelle une intersection.

L’espace hors des ensembles, c’est le no man’s land.

On accepte de mettre une partie de soi en connexion avec les autres. On dégage une zone où l'on convient de quelques règles communes. On en définit la structure, on édicte des codes, on établit des priorités, on instaure des hiérarchies.

L'intersection mobilise toute notre attention.

Ce qui n’est pas dans l’intersection, ce cloaque qu'on préfère ignorer, c’est notre réalité.

Tout est bon pour s'en tenir éloigné. On est prêt à user de tous les artifices pour n'avoir pas à en sonder le dénuement .

Un roi sans divertissement est un homme plein de misère.

 

On erre encore quelques jours dans l’appartement On a lu tous les livres, on ne supporte pas la télé, la musique nous assomme.

Passées les réticences initiales, on finit par s’accoutumer. On se laisse aller à flotter sans crainte. Plus de règles, d’horaire, de tâche à accomplir, de but à atteindre.

Plus de paroles à dire, de route à suivre, d’actes à justifier, de rôle à tenir.

Finalement on est forcé de reconnaître qu'on est face à un impitoyable miroir.

 

Il faut que je sorte de ma retraite.

Je compose le numéro de l'hôpital de jour. Incroyable, on décroche à la deuxième sonnerie.

Au bout de quelques minutes de conversation, je parviens à comprendre ce qu'on voudrait que je fasse pour ces examens de lundi. L'heure, en particulier, de la prise de sang m'est précisée. Leurs côtés approximatifs commencent à m'agacer. Je parviens néanmoins à rester dans le registre de la politesse. Ne suis-je pas qu'un "patient"?

Je passe dans la salle de bain, je m'habille.

Je prends la direction de Carrefour.

L'épreuve va pouvoir commencer.

 

L'habillage :

Les vêtements seront changés chaque jour. Il est préférable d'avoir des vêtements en coton, ou polyester-coton pour que ceux-ci soient lavés en machine à 60°. Le linge devra être repassé....

Serviettes et gants seront changés chaque jour...

 

Les consignes de l'unité de soins intensifs sont claires.

La semaine dernière, je me suis constitué mon "trousseau". Tee-shirts et slips de coton blanc, pantalons de jogging. J'ai oublié le linge de toilette. Draps de bain et gants de toilette. Je n'aurai pas droit à la douche.

Il faut aussi que j'achète du champagne pour l'anniversaire de Camille.

Impossible d'échapper à une incursion dans l'enfer du consumérisme.

J'ai perdu l'habitude de commercer avec mes semblables. Cela ne m'a pas manqué.

Les supermarchés font partie de ces lieux, comme la route ou les stades de football, où les règles élémentaires de bon sens et de courtoisie n’ont pas cour.

La loi de la jungle règne sous les banderoles où s'étale écrit en rouge le mot "soldes"sur fond jaune.

Les belligérants utilisent leurs caddies tantôt en guise de barricades qu’ils dressent en travers des allées, tantôt à la façon de béliers avec lesquels ils foncent dans les groupes qui s’agglutinent autour des stands.

Des ensembles sans intersection qui s’entrechoquent dans ce no man’s land.

On pousse, on se bouscule. On ne défie pas l’autre de front. On fait mine plus sournoisement de ne l’avoir pas vu, avec le dessein de lui faire céder sa place par intimidation ou par dépit.

Je parviens à m’enfuir de ce lieu mes achats sous le bras pour retrouver mon apaisante solitude.

Je n’ai ressenti qu’une seule fois un tel dégoût de la foule. C’était à Arles.

S. m’y avait traîné pour assister à une corrida.

Le sang vermillon des taureaux giclait dans l’arène étincelante de soleil. Leurs pattes encore agitées de spasmes étaient enchaînées à l’arrière de chevaux qui les traînaient hors de la lumière, tandis qu’on balayait derrière eux à la va-vite le sable poisseux rougi d’hémoglobine.

La troisième mise à mort fût particulièrement sordide. Par deux fois l’épée est plongée dans le poitrail de l’animal qui s’effondre. Par deux fois il se relève.

La foule hurle de joie quand la lame s’enfonce une troisième fois jusqu’à la garde. C’est l’hystérie quand l’animal s’abat cette fois pour ne plus bouger. Les spectateurs se lèvent, chantent, dansent, gesticulent, invectivent, acclament, conspuent. Ils sont en transes, tandis que l’assassin se pavane avec des pas de danseuse sous les acclamations.

Je sors, ai-je dit à S, la nausée au bord des lèvres.

Je vomis à longs jets acides à l’ombre d’un pilier, la tête bourdonnante de la rumeur des gradins.

Les hommes ne répugnent jamais à mettre en commun ce qu’ils ont de plus bas.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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18 janvier 2007 4 18 /01 /janvier /2007 00:00

Je lis sur la tranche du périodique d'art que j'ai trouvée sur la table basse de la salle d'attente la date de parution . Avril 1994.

C'est une revue coûteuse, mais elle fait de l'usage. Son papier glacé et ses reproductions sont d'excellente qualité. Elle n'a pas été volée de toutes ces années de loyaux services. Indémodable et intemporelle. C'est la publication idéale pour une salle d'attente. Un bon investissement.

Des oeuvres commentées de Vermeer et de Rembrandt. Un reportage sur l'architecture de Stockholm. Un court article sur Tamara de Lempicka agrémenté de deux répliques, dont un élégant et sculptural "autoportrait dans une voiture verte" ( c'est une Bugatti ). La biographie de cette femme hors du commun n'est pas développée. Dommage.

Un couple âgé assis face à nous attend en silence, comme nous.

La femme écrase de ses bras qui se crispent son sac à main sur son ventre qui se soulève à intervalles réguliers. L'homme est raidi sur son siège comme un tas de vêtements humides oubliés dehors par grand gel.

Figés dans l'attente, ils ne nous voient pas.

Ils ne voient plus rien.

Alors il paraît qu'on va divorcer?

Ce sont les premiers mots de Caro ce matin alors que je trempe mes lèvres dans le café fumant.

Pourquoi cette question?

J'ai lu le blog.

Elle s'est encore levée à cinq heure.

Je ne pense pas avoir écrit rien de tel.

C'est pourtant dans ce sens que ça a été interprété. On m'en a parlé.

Je ne suis pas maître des interprétations des uns et des autres. J'ai évoqué le divorce de Paul et de Sylvie, ainsi que le mien d'avec Martine, rien de plus.

La conversation s'arrête là. On est pressés. Il faut déposer Antoine à la garderie avant de se rendre à Becquerel pour la consultation avec de Dr. L.

On est invités avant le couple d'en face à entrer dans le cabinet.

J'aurai préféré venir seul, mais Caro a insisté. Je trouve ça un peu ridicule de venir à deux à une consultation.

Seul, j'aurai posé des questions J'aurai fait mine de m'intéresser. Pour animer l'entretien. Pour ne pas laisser le silence s'installer.

D'ailleurs L. n'est pas dupe. Il s'adresse surtout à Caro. Il a parfaitement saisi que je ne suis pas son interlocuteur.

Mon rôle se borne à suivre le parcours médical qu'il m'indique.

Pendant qu'il parle, je l'observe. Ses attitudes. Ses regards.

Si les paroles peuvent mentir, le corps ne le peut pas.

Il n'est pas très à l'aise.

Examen classique, bref historique des mois passés, vague prospective. Très vague.

Il insiste lourdement sur mes débuts difficiles dans la maladie.

Je le laisse s'embrouiller. Je ne suis pas à l'évidence celui sur lequel il mettrait sa mise.

Impair et passe.

Il commet l'impair d'aller jusqu'à évoquer l'allogreffe, et passe à autre chose.

Évidemment, il y a un problème.

Il veut un autre recueil de cellules souches. Cinq millions neuf ne lui suffisent pas. Il lui faut ses six millions, de quoi faire deux autogreffes.

Le Dr.T. m'avait dit que 5,9 millions feraient l'affaire.

Ils jouent à quoi, exactement?

Mon hospitalisation est donc repoussée au 29, le temps de faire une nouvelle stimulation et un nouveau recueil.

Ca fait presque une semaine qu'ils ont pris la décision, mais ils n'ont pas jugé utile de me prévenir plus tôt.

Que puis-je en tirer comme conclusion?

Je suis déçu, bien sûr. Mais dire que je pensais que tout se passerait pour le mieux serait mentir.

Je m’étais préparé mentalement à cette date. Il n'y a pas que la maladie dans la vie. Les travaux de peinture de l’appartement étaient programmés pour débuter le 22.

J'avais presque hâte de me retrouver seul à seul avec le myélome.

L’hématologie est pleine de surprise. Je crois l’avoir déjà dit.

 

Caro file au travail, moi à la pharmacie pour commander mon Granocyte 34. En sortant, je passe chez Picard où je me suis garé, glaner quelques idées pour l’anniversaire de Camille qu’on va fêter samedi.

On pourrait le fêter tous ensemble? M'a écrit Martine dans un mail. Les dix-huit ans de Camille, c'est une occasion spéciale.

Dix-huit ans. Tu va pouvoir aller en prison, lui dis-je quand on évoque sa majorité.

A chaque fois, elle me répond qu’elle peut y aller depuis longtemps.

J'ai mis quelques jours à lui répondre. Finalement on s'est rappelés.

D'accord, ai-je dit. On fait ça chez nous. C'est plus simple pour Antoine.

Qu'est-ce que j'amène?

Le gâteau.

Et n'oublie pas les bougies.

 

Je suis stationné à côté d’une BMW. En sortant de la Corsa, j’ai remarqué deux baguettes de pain enveloppées dans du papier sur son siège avant, dont les quignons ont été arrachés. La farine s’est répandue sur le siège de tissu sombre.

Je me demande auquel des quelques clients qui errent parmi les congélateurs peut appartenir cette voiture.

J’avance dans une allée. Je tombe nez à nez avec le Dr.T., de l’hôpital de jour de Becquerel. Elle pousse un caddy qui contient une petite fille et un sac isotherme encore vide.

Elle me fait un sourire un peu crispé.

Je viens de voir votre collègue à l’instant, lui dis-je après une brève salutation. Puis je continue mon chemin, la laissant à son rôle de mère de famille.

Je n’ai pas l’intention de saboter sa journée de repos. De toutes façons, elle est déjà au courant. Le staff a eu lieu il y a quelques jours.

Je n'éprouve aucune colère.

Comme les autres je fouille absurdement dans les congélateurs qui sont pourtant munis d'un couvercle parfaitement transparent. Tout le monde fait ça.

Je ne trouve pas ce que je cherche. Inutile d'insister. Rien ne va me convenir aujourd'hui. Je reviendrai demain.

En sortant, je jette un coup d’œil à l’arrière de la BMW.

Pas de siège pour enfant. Ce n’est pas la voiture du Dr.T.

J'aurais pourtant bien aimé l’imaginer grignoter nerveusement son quignon, coincée à mort dans l’éternel embouteillage autour de Becquerel.

1980

On était venu S. et moi au Rijksmuséum voir des Rembrandt, mais on est restés tétanisés par le spectacle de la « ronde de nuit ».

Je ne m’imaginais pas ça, murmure-t-il au bout d’un moment.

Moi non plus. Le tableau est monumental. Quatre mètres et demi sur trois et demi. Ce n’est pas le plus beau des Rembrandt, mais sans nul doute le plus spectaculaire. Un peu plus tard, on apprend qu’il a de plus été découpé pour tenir sur le mur du musée.

La veille et presque toute la nuit, on a traîné les coffee-shop en parvenant tant bien que mal à ne pas tomber dans les canaux. Le Rijksmuséum n’était pas le principal objet de notre virée. On ira aussi au musée Van Gogh, après avoir fait le plein de toutes sortes de toxiques qu’on trouve dans les rues d’Amsterdam. La boite de Dolosal nous a donné l’envie de pousser un peu plus loin l’expérimentation.

On ne va pas mourir avant d’avoir tout essayé, s’est exclamé S. en ouvrant sa main sur le petit paquet d’héroïne qu’il vient d’acheter.

Je suis du même avis.

 

Au fait, tu as des nouvelles de S.? Je ne cesse de penser à lui depuis que j’ai vu ces tableaux de Rembrandt dans le magazine ce matin.

Non, répond Sylvie, la dernière fois que je l’ai vu, c’était à tes quarante ans.

Ca commence à faire un bail.

Tu sais, déjà à l’époque il n’était pas en très bon état. Il avait des problèmes cardiaques. A l’occasion, il est mort.

Je lui ai envoyé un SMS. Elle m’appelle entre deux patients. Elle n’a pas trop de temps. Et elle n’a jamais fait dans la dentelle.

A l’époque, S. m’avait expliqué que son activité principale était la peinture. La médecine, c’était juste pour payer les factures, et les billets de TGV pour l’Allemagne où il entretenait une liaison passionnelle avec un photographe de dix ans son cadet.

Si tu veux, on se voit jeudi. C’est mon jour de congé.

Sa proposition me déconcerte.

Je n’avais pas pensé à ça... D’accord. Comment fait-on?

Rappelle-moi ce soir.

OK.

 

Sylvie, Paul, Bernard, S.

Il reste à ajouter Michel, et la liste de mes plus vieux amis est complète.

Tous les mois depuis des années, il va monter et démonter un hôpital de campagne avec d’autres quadragénaires boudinés dans leurs treillis verts kaki, après s’être gelé toute une nuit sous la tente, à bouffer des rations de survie et à boire de la Kronenbourg.

Je peux bien l'avouer, j'ai un ami militariste. Un réserviste acharné. Un collectionneur d'armes. Un espèce d'antithèse, en somme.

Ca ne s’explique pas, ces trucs là. Je veux dire l’amitié.

Trente ans d’amitié. On a été associés pendant huit ans.

Je lui ai écrit une lettre il y a quelques temps.

L’icône du document Works est restée plusieurs semaines dans l’angle supérieur droit de mon écran.

Trois ans qu’on ne s’est pas donné de nouvelles. Ce n’est pas grave. Il est capable de rappliquer à l’hôpital illico dès qu’il apprend pour ma maladie. Avec des rations de survie.

C’est un anxieux.

Je saisis l’icône du bout de mon pointeur et la fait glisser jusqu’à la corbeille. Je lui écrirai un peu plus tard, quand j’aurai de bonnes nouvelles.

Inch’Allah.

 

Quand à S. il reste introuvable.

J’ai retrouvé son numéro de téléphone dans le répertoire d’un vieux portable. Le plus dur a été de remettre la main sur le chargeur.

Ce numéro n’est plus attribué, m’a assuré la voix de synthèse de France Télécom.

Rien d’étonnant. S. est incapable de payer une facture en temps utile. Encore moins de se soucier du quotidien.

Il vit dans un fouillis invraisemblable.

Un jour, alors qu’on lui donnait un coup de main pour déménager, on a eu la surprise de découvrir sous le canapé des coquilles d’huîtres qu’on avait mangées chez lui six mois plus tôt, pour le nouvel an.

Bernard pourrait me renseigner. Ils sont toujours en contact.

J’ai reçu un mail de sa part il y a deux jours dans lequel il confirme qu’il a bien enregistré mon nouveau numéro de portable. Il est à Oman. Injoignable. Toujours les conférences avec ses vieux cons.

La recherche dans les pages jaunes à la rubrique "médecins" est infructueuse, au moins dans le Nord et le Pas de Calais.

Il reste Google, bien sûr. Je n’y ai pas pensé plus tôt.

Je tape son nom d’artiste.

Son site est en construction depuis décembre 2006. Il y a une photo. Pas très récente à mon avis.

Obèse, trempé de sueur, lunettes noires, c'est bien lui.

Donc, il n’est pas mort.

A moins qu’un admirateur lui consacre un site à titre posthume, il faut croire qu’il est passé à travers l’alcool, la drogue, et le sida.

Le photographe allemand, peut-être?

Le soir, je rappelle Sylvie vers vingt et une heure. J'entends à sa voix qu'elle est crevée, elle doit manger un sandwich.

Je termine à peine ma consult., et je suis de garde jusqu’à vingt deux heures.

Je lui explique le report de mon hospitalisation

Je m’étais dit qu’on pourrait faire chacun un bout de route, et se retrouver au Tréport. Des huîtres, ça t’aurait tenté?

Ben, c’est une bonne idée.

Tu te souviens les huîtres chez S.?

Elle éclate de rire.

Tu parles!

Écoute, j’ai entendu à la radio qu’une forte tempête arrive sur la région. Si tu veux, on remet ça à la semaine prochaine.

D’accord, fait-elle. Un téléphone sonne à côté d’elle.

Bon, je te laisse, tu as encore du travail.

Aujourd’hui, j’ai besoin d’eux. On se connaît, on s’aime depuis si longtemps.

Ils font partie de moi, comme je fais partie d’eux.

Je ne veux pas les perturber, ni les déranger.

Juste sentir leur présence.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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15 janvier 2007 1 15 /01 /janvier /2007 00:00

Alors, Antoine, comment va papa?

La pédiatre a décidé d’attaquer bille en tête.

Caro l'a appelée hier pour lui expliquer la situation. L’hospitalisation pour un mois, les travaux à l’appartement, tout ce qui va bouleverser encore un peu plus son univers.

Il a vécu dépité le déménagement de Dinard. Il a aussi senti la tension entre nous.

La voisine a rapporté à Caro qu’Antoine avait dit « mon papa va mourir », alors qu’il jouait avec son fils.

Je trouve cela assez sain, qu’il verbalise, ai-je dit à Caro. Ca n’a pas eu d’effet sur son inquiétude. Il y a déjà quelques temps qu’elle n’entend plus ce que je lui dit. Elle est devenue sourde à mes paroles. Ca date d’avant la maladie.

Vous faites bien de me prévenir, a dit la pédiatre. Je vais voir ce que je peux faire.

 

Papa n’est pas à l’hôpital en ce moment?

Antoine fait signe non. Il n’a pas l’air de vouloir parler, contrairement à la dernière fois qu'il l'a vue.

Ton papa est malade, c’est grave. Tu le savais?

Toujours muet, il acquiesce.

Il va devoir partir longtemps à l’hôpital. Ton papa doit prendre beaucoup de médicaments.

Il la regarde droit dans les yeux.

Tu sais, il peut mourir, ou il peut guérir. Tu as compris cela?

Oui, fait-il gravement de la tête.

Bien, maintenant, je vais t’examiner. Tu veux te déshabiller?

Antoine ne dit pas un mot pendant la consultation, docile et réservé, mais avant de sortir, il contourne le bureau pour faire un gros bisou à la pédiatre. Ce n’est pas sa coutume. D’habitude il ne l’apprécie guère, et le lui fait sentir.

Je suis contente qu’elle lui ait dit cela, conclut Caro. Moi, je n’y arrive pas. Ou alors j’ai l’impression qu’il ne veut pas m’entendre. Il pose sans cesse les mêmes questions. Je n’ai que les mêmes réponses.

 

J’ai laissé un message sur le répondeur de Paul il y a quelques jours. C’était son anniversaire.

Il rappelle au moment où je me couche.

Bonsoir, vieux.

Il y a quelques années qu’on ne s’est pas vus. Autrefois, avec Martine et Sylvie, on était inséparables. Maintenant, on se téléphone. L’amitié et la confiance ne s’éteignent pas aussi facilement.

On cherche un moment à situer la date de notre rencontre. C’était en quatre vingt deux, ou quatre-vingt trois; quatre-vingt-deux, je crois. Tu te rends compte?

Tu parles, si on s’en rend compte. La vie s’est chargée de nous éclairer sur un certain nombre de points. Maintenant, on y voit plus clair. Trop clair.

Je suppose que ton cadeau de Noël a été moyennement apprécié.

La dernière fois, il m’a expliqué qu’il avait accroché dans le sapin de Noël une enveloppe pour Sylvie. A l’intérieur un courrier de son avocat. Une demande de divorce en bonne et due forme.

Il a un petit rire nerveux.

Comme tu dis, c’était assez moyen comme réaction. Mais depuis le temps que ça traîne…Maintenant, c’est clair dans ma tête. Je suis décidé. Je n'en peux plus.

J’étais témoin à leur mariage. Le 29 octobre 1988. Une date inoubliable, le lendemain de l’anniversaire de mes trente ans. Sylvie m’avait posé un ultimatum: pas de blagues, pas de fiesta pour ton anniversaire. Si tu es en retard à la mairie, je ne te parle plus jamais de toute ma vie.

J’ai respecté ses ordres. J'aime parler avec elle. Sylvie parvient toujours à ses fins.

Leur mariage a été une belle fête.

Christophe a fait des siennes, comme prévu. Après s’être étalé les bras en croix dans le buffet des desserts, il a fallu que j’aille le récupérer sous les tables ou il tripotait les cuisses des femmes avec un peu trop d’insistance. Certaines en riait, d’autres beaucoup moins.

En l’emmenant prendre un peu d’air dehors, sa tête a heurté le chambranle de la porte alors que je tractais fermement par les épaules. Juré, je ne l'ai pas fait exprès. Ils vont me chambrer pendant des années avec cet épisode là.

J’ai eu juste le temps de le cueillir dans mes bras avant qu’il ne s’écrase lourdement sur le sol carrelé.

Je l’ai porté jusqu’à sa vieille Mercedes pourrie, où, sonné, il a roupillé jusqu’au lendemain d’un sommeil d’ivrogne.

Paul est quand-même venu l’examiner entre deux valses.

Ca va, il cuve. On va essayer de ne pas s’entretuer entre confrères le jour de mon mariage.

Sylvie est aussi médecin. Elle a lancé un regard interrogateur à Paul tout en dansant avec son beau-père qui la faisait tournoyer quand nous sommes revenus dans la salle. On aurait dit un phare. Un sourire au père de Paul, un regard inquiet vers nous. Paul l'a rassurée d'un simple geste.

Le reste de la soirée a été plus calme.

Leur fils Louis est né trois ans plus tard. Peu après ils se sont installés dans des cabinets distants de quelques kilomètres, et se sont achetés une ancienne ferme qu’ils ont rénovée. Avec Martine, on a continué le plus longtemps possible à les voir et à partir ensemble en vacances.

Et Louis, comment vit-il la situation? Vous en avez parlé?

Louis... Il a quinze ans, maintenant. C'est l'ado caricatural, tu vois le genre. Mutique, boutonneux, ventousé à son écran de PC, des écouteurs greffés aux oreilles. On parvient quand-même à se parler. Il faut juste lui couper le son. On joue aussi de la guitare ensemble à l‘occasion. Il commence à se débrouiller.

Pas de signe alarmant? Tu vois de quoi je parle? Modification du comportement, résultats scolaires, alcool, drogue...

Il était déjà renfermé avant la demande en divorce. Au lycée, ça se passe bien. Je n'ai rien observé de plus. Il faut dire que la situation entre Sylvie et moi se dégrade depuis quelques années. Il a eu le temps de s'y habituer.

Il a une petite copine?

Je ne sais pas. Possible. Il se lave, en ce moment...

On éclate de rire. Alors c'est sûr, il en a une, ou projette d'en avoir une.

Notre rire dure un peu trop.

 

En parlant d'alcool, toi, tu en es où?

C'est mieux. Je sors beaucoup moins. J'ai diminué ma consommation. Je suis quand-même indiscutablement un alcoolique.

Ce n'est peut-être pas le moment d'avoir des ennuis avec ça. Il y a des conséquences sur ton travail?

Non, je n'ai jamais eu autant de patients. Je picole surtout le soir, la journée, je suis à peu près clean.

Tu penses pouvoir t'en sortir tout seul?

Je ne sais pas. Enfin non, je sais que je ne m'en sortirai pas tout seul. Mais ce n'est pas le moment.

C'est jamais le bon moment.

Oui, je sais. Mais là, c'est au-dessus de mes forces.

Et si tu te faisais aider par un psy?

Je sais, on en a déjà parlé. Je n'y arrive pas. Je ne remets pas en cause la nécessité d'avoir recours à un psy pour m'aider: en ce moment je m'en sens incapable.

Mais parlons plutôt de toi. C'est dans une semaine ta greffe?

Oui, mais tu sais, je n'ai pas trop envie de parler de ça. Tu connais le sujet mieux que moi.

Oui, bien sûr...

Je te tiendrai au courant le moment venu.

Tu as l'impression d'avoir tout tenté avec Sylvie?

Ca fait des années que je lui explique. Ce n'est pas compliqué. Je veux juste un peu de tendresse. Être pris dans les bras, ce genre de conneries, tu vois.

 

Je vois très bien. On veut tous la même chose. Un truc complètement gratuit, spontané, absurde, irrationnel. Des bouffées d'amour aveugle, de temps en temps, de l'ordre de l'amour maternel.

L'anti-scoop. Les hommes cherchent une mère chez leur femme. Pas en permanence. Juste une petite touche par ci par là, quand ça fait vraiment mal. Ou mieux, quand ce n’est pas mérité.

Elle t'en donnent au début, à foison. Elle t'inondent, elles te noient, elle t'en mettent plein les yeux et plein le cœur.

Et un jour, ça s'arrête net, comme ça. Tu ne comprends jamais pourquoi.

Tu t'interroges, tu l'interroges, rien à faire, elle est devenue sourde. C'est incompréhensible.

Toi aussi tu es devenu sourd, mais tu ne t’en rends pas compte. Tu n’entends plus que tes propres questions. Elle résonnent sans fin.

De plus, tu sens l'agressivité derrière sa surdité. La volonté de faire souffrir. C’est ce que tu crois. C’est ce que tu sens. Une guerre de sape qui ne dit pas son nom est engagée. Implacable. La guerre totale. Pas de quartier. Tu es sidéré par sa brutalité, son intransigeance.

Tu n'as pas envie de gagner. Tu n’as pas envie de te battre. Pas avec elle. Tu voudrais juste la paix. Revenir à avant. Être pris dans des bras comme un enfant.

Négocier.

Trop tard. C'est toujours trop tard.

Il faudra aller au combat un jour ou l'autre. Ou se laisser détruire.

Je pourrais faire comme si de rien n’était, poursuit-il. Trouver des compensations ailleurs.

La tromper, en somme.

Oui. Trouver quelqu’un qui me donne ce qui me manque, et continuer comme si de rien n’était. C’est facile. Les occasions ne manquent pas. Mais je n’y arrive pas.

Je comprends. Moi non plus je n’y arrive pas.

On ne sait pas faire semblant.

Plus tard, quand tout sera réglé, peut-être ça deviendra possible.

Ca peut redevenir possible.

Quand j’ai rencontré Caro, après le divorce, elle disait que mes yeux étaient morts.

Des yeux de requin mort.

J’étais mort, à l’intérieur. Je ne croyais plus à rien. Je n’entendais plus rien. Sauf sa voix, si faible.

C’est comme le vent qui se lève sur les cendres d’un feu déjà froid. Il chasse les poussières qui étouffent l’ultime braise. Il reste juste un minuscule point de lumière dans les scories noirâtres. Dans les débris. Si le vent forcit, parfois une flamme peut jaillir.

 

Je ne devrais peut-être pas te parler de ça... Mais ça me pèse...

Je sais ce qu'il veut me dire.

Je sais pour Christophe, Martine m'a tenu au courant. Il est mort il y a quelques jours, c'est ça?

Oui, cancer de l'œsophage.

Pour un gastro-entérologue, quelle ironie. Il a eu le temps de se voir mourir sans aucun espoir.

Il s'est diagnostiqué lui-même cet été. Il m'a téléphoné aussitôt. Il était très calme. Après, on se voyait le soir dans les bars. On picolait.

Et sa femme?

Elle a leurs deux enfants à sa charge. Elle survit.

On se tait un moment. On pense à lui. Quand-même, on s'est bien marrés ensemble.

Il y a un long silence.

On se rappelle?

OK, je t'embrasse, mon grand.

Moi aussi.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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13 janvier 2007 6 13 /01 /janvier /2007 00:00

Pourquoi ce type ne cesse de me suivre?

Par moments j’ai l’impression de l’avoir semé. C’est là qu’il ressurgit de nulle part.

A voix basse, mais sans colère, il m’accuse de cette horreur.

C’est vous qui l’avez tué, murmure-t-il.

Il parle de son enfant.

Je continue ma route en accélérant le pas. Je ne sais comment il fait, mais passé le coin de la rue, il est de nouveau là, devant moi.

Maintenant, il me devance.

Il ressemble au père de David, le petit camarade d’Antoine. Mais ce n’est qu’une ressemblance. Ce ne peut pas être lui. Je ne pense pas.

C’est un meurtre, murmure-t-il.

Son visage est impassible. Il ne semble pas en colère. Je ne le comprends pas. Je ne comprends pas son absence de hargne. Au moins d’indignation.

Sans ralentir mon pas je l’esquive.

Vous avez tué mon enfant lance-t-il derrière moi.

Je tourne dès que je peux. En tentant de le perdre dans cette ville labyrinthique je risque moi-même de m’égarer.

Il est déjà là qui m’attend appuyé sur le mur, reprenant son souffle comme quelqu’un qui a couru.

Comment a-t-il fait pour me devancer?

Il a deviné le chemin que j’allais prendre, comme si il lisait dans mes pensées.

Il ne dit rien, je suis encore trop loin de lui. Je sens sa bouche prête à déborder de ces ignobles accusations qu’il va déverser sur mon passage.

Il n’y a pas d’échappatoire, pas d’issue, je dois passer devant lui.

Dans ses yeux brille l’ironie de la victoire.

Il n’y a plus qu’a aller tout droit, tête basse, ignorer sa présence, comme on le fait d’habitude pour les mendiants, les éclopés, les fous.

Pour tous ceux que l’on ne veut pas voir.

Pourtant on sait qu’ils sont là. Ils savent aussi qu’on les a vu.

On fait mine d’être préoccupé, on regarde ailleurs, on change de cap, on accélère.

Mon enfant est mort.

Je fixe les pavés qui défilent de plus en plus vite sous mes pas.

C’est vous, souffle-t-il sur mon passage.

Je viens de le dépasser. Le calme avec lequel il m’accuse est insupportable.

Je sens sa présence dans mon sillage.

Il ne dit plus rien. Je cours presque. Je l’entends haleter dans mon ombre. Je sais que si je ralentis le rythme, il va reprendre sa litanie diffamatoire.

Il y a un attroupement, là bas.

J’ai une chance de le perdre. Je ne veux plus l’entendre.

Essoufflé, le cœur battant à la limite de l’explosion je m’enfonce dans le groupe.

Il n’y a que des hommes, tous en costume noir.

Qu’est-ce que c’est? Une manifestation? Un enterrement?

Ils ont une valise à la main, un casque audio sur les oreilles, le regard braqué vers la cible unique qu’un homme grimpé sur un plot de béton leur pointe du doigt.

J’ai compris.

Ils sont en visite. Ils visitent la ville. Ils écoutent le commentaire du guide dans leurs écouteurs.

L’autre, le délateur, ne m’a pas suivi. Il reste à la périphérie du groupe. Il cherche à me repérer. Il tourne autour de nous. Je n’ai pas de costume noir, je ne peux pas échapper à son regard inquisiteur. Mais il répugne à entrer dans le groupe.

Alors il se met soudain à crier.

C’est vous, c’est vous qui avez tué mon enfant, hurle-t-il en me désignant.

Tous les poils de mon corps se hérissent tandis qu’un sueur froide m’inonde soudain.

Les hommes en noir dardent sur moi leurs regards l’un après l’autre.

Je me mets à trembler de tous mes membres.

Il faut nier, se défendre. Ma gorge est tellement nouée qu’aucun son n’en peut sortir.

Mon champ visuel commence à se rétrécir comme se ferme le diaphragme d’un objectif photographique. Mes jambes sont molles. Je suis au bord de l’évanouissement.

Il est mort, clame-t-il, vous l’avez tué.

Tous les regards qui me fixaient se détournent soudain.

J’ai juste le temps, avant de perdre connaissance, de voir les hommes en noir qui s’écartent de moi, chausser des lunettes sombres et pousser d’un même geste le son de leurs écouteurs au maximum.

 

J’ouvre d’un coup les yeux dans la pénombre.

Les draps trempés de sueur se sont entortillés comme des liens autour de moi et adhèrent à ma peau. Je dois me débattre un moment en tous sens avant que de pouvoir m’en libérer. Je parviens enfin à arracher la couette et la rejette brutalement loin de moi. Je suis glacé. Mes cheveux sont aussi humides qu’au sortir de la douche.

C’est encore nuit noire.

Caro est déjà levée.

Je trouve à tâtons le réveil. Quatre heures trente sept.

J’entends un cliquetis dans le bureau. Elle doit lire ses mails, ou le blog.

Avec d’infinies précautions, je me lève en silence.

Je trouve dans le placard un tee-shirt et un pantalon de pyjama secs, des chaussettes, un gros pull.

J’essuie la sueur qui coule de mon crâne avec les vêtements que je viens d’ôter, je les jette en boule sous le lit que je recouvre de la couette.

Je n’entends plus de cliquetis. Elle lit sûrement le blog.

Je me rallonge après avoir retourné l’oreiller.

 

Et qu’est-ce qu’elle en dit, Caro?

Rien, elle n’en dit rien.

Au début, elle contestait. Elle pinaillait sur des détails. Je lui ai dit : regarde, c’est écrit. Roman.

Depuis, elle n’en dit plus rien. Elle attend. Quelque fois elle me demande : tu n’as rien écrit?

J’écris, mais je ne mets par toujours en ligne. Ce blog est un piège.

Je n’y peux pas mentir. Je ne peux pas tout dire.

C’est une sorte de filtre. Le liquide passe, fluide et sombre comme du café, mais les résidus restent prisonniers.

Et ces résidus?

Ils sont à part, maintenant. Isolés, identifiés.

Identifiés?

Sexe, drogue, haine.

Il y a un silence.

Le sexe et la drogue. On en a déjà parlé, souvent même. Alors?

Ils font l’objet d’autres textes qui ne sont pas mis sur le blog. Ce sont des « bonus », vous savez, comme sur les DVD. C’est une question délicate. Intime.

Je verrai ce que j’en ferai quand j’en aurai terminé.

Et la haine?

Le plus universel des sentiments, n’est-ce pas? La part la plus bestiale, la plus profondément enracinée en chacun de nous. Notre assurance-vie, en quelque sorte.

Vous avez lu l’ « éloge de la fuite »?

Bien sûr.

Henri Laborit parle de la peur, et des deux solutions qui se propose à nous face au danger vital : la fuite, ou la lutte.

La peur engendre la haine dans tous les cas. C’est selon moi le sentiment qui domine.

On fuit avec la haine de sa peur, de sa faiblesse, et celle à l’égard de celui qui vous menace. Ou on combat avec une haine désespérée, les forces décuplées.

Il y a une troisième possibilité que n’évoque pas Laborit : la soumission.

La haine la plus extrême, je l’ai découverte dans la soumission.

Être contraint à une obéissance aveugle, sans explication, dictée par la peur. Je ne connais rien de pire.

Il y a un autre silence.

Quand en aurez-vous terminé?

Quand je sortirai de la bulle.

 

L’effroyable bruit de tornade de notre aspirateur de pacotille perce soudain la porte du bureau dans lequel je me suis retranché pour travailler en paix. J’en perds mes mots et mes phrases, le fil de ma pensée. Une bouffée de colère s’échappe violemment de moi que je réprime aussitôt. Je suis encore à vif.

Le téléphone n’a cessé de sonner depuis le matin. C’est bien simple, ce téléphone ne sonne que quand je travaille, ou quand je conduis.

Les feux passent au rouge quand j’arrive. Les rouleaux des caisses enregistreuses rendent l’âme au moment d’imprimer ma facture. Il pleut dès que je mets le nez dehors. C’est toujours occupé quand j’appelle l’hôpital de jour de Becquerel pour avoir mes résultats.

Je pousse la porte du bureau après avoir pris une bonne inspiration.

Je vais faire un café. Vous en prendrez, Yvette?

Comment? Me fait-elle en désignant ses oreilles puis l’aspirateur, comme dans un sketch de Fernand Raynaud, sans songer un instant à le débrancher.

Je presse l’interrupteur de la pointe du pied et reformule ma question.

Ma foi, je veux bien, mais je vais le faire si vous voulez.

Non, non, laissez.

Je file mettre le filtre à la cafetière dans la loggia pendant que l’infernal bruit de cyclone reprends.

Le mieux est que j’aille au courrier en attendant que passe la tempête.

Je m’impose de descendre à pied les quatre étages. Quelques enveloppes attendent dans la boite. Je prends aussi la liasse d’inévitables publicités qu’une main inconnue dépose à l’angle de la porte de l’immeuble.

Pas d’héroïsme, je remonte par l’ascenseur.

Le vent souffle toujours aussi fort dans l’appartement. Je m’isole et commence par les pubs. Deux minutes, et toute la liasse termine dans le sac que j’ai prévu pour les déchets recyclables.

J’enchaîne sur le courrier.

Formats inhabituels, cachets postaux en provenance d’autres départements. Des cartes de vœux, sans doute. Je ne les décachète pas. Je les garde pour Caro.

La dernière enveloppe porte l’écriture de mon père.

Sans l’ouvrir, je la glisse calmement parmi les pubs.

 

 

 

 

 

 

 

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